Débat
Par Wesner Désir *
Soumis à AlterPresse le 12 janvier 2018
« Une classe ne monte, ne grandit que par la vertu et les talents de ceux qui en sont les représentants »
Cette assertion tirée de l’ouvrage magistral intitulé : De l’égalité des races humaines produit par l’éminent écrivain et homme politique haïtien Anténor Firmin fournit, de manière non équivoque, certains éléments fondamentaux susceptibles d’expliquer, dans une large mesure, les tenants et aboutissants de la crise chronique à laquelle la société haïtienne est confrontée.
Peut-être pourriez-vous considérer, à tort ou à raison, comme un peu provocateur le titre de ce texte. Ou bien vous demanderiez-vous : Qu’est-ce qui aurait pu bien m’obliger à aborder la situation de dégradation générale de la société sous cet angle ?
En réponse à ces interrogations, somme toute, légitimes, je m’en tiens à une autre assertion très pertinente de Jean Bodin, éminent philosophe, économiste et théoricien politique français du XVIe selon laquelle : « Il n’est de richesse que d’hommes ».
Autrement dit, la richesse comme la pauvreté est une création humaine. Par conséquent, la situation de mal développement, de dégradation physique généralisée et de pauvreté chronique à laquelle la société haïtienne fait face ne relève nullement de la fatalité, mais résulte, au contraire, des facteurs historiques, socioéconomiques, politiques et humains dus aux limitations des choix de la nouvelle société haïtienne en matière d’organisation et de développement. En ce sens, elle est foncièrement liée au mode d’insertion de l’économie haïtienne dans le système international.
La réflexion que je me propose de livrer à votre appréciation, en qualité de lectrices et de lecteurs, pourrait, à bien des égards, comporter des limites tant du point de vue théorique qu’académique. Car il s’agit d’une notion qui a été l’objet de vastes études, et ce, très poussées, menées tant à l’étranger qu’en Haïti sur le thème bourgeoisie.
Des théoriciens, des essayistes, des philosophes, des sociologues, des politologues, des économistes, et j’en passe, d’obédiences idéologiques et d’horizons académiques divers, ont produit des œuvres d’une portée magistrale sur le sujet à travers le temps et l’espace. Toutefois, on ne saurait considérer le thème comme étant, pour autant, épuisé.
En Haïti, par exemple, plusieurs auteurs tels que le romancier Fernand Hibbert, le théoricien et essayiste Anténor Firmin, Jean Price Mars, Jacques Roumain, Gérard Pierre-Charles, Claude Moïse, Leslie François Manigat etc. ont produit des ouvrages similaires dans lesquels ils ont abordé, chacun dans son champ de formation et de recherche spécifique, la situation de la bourgeoisie telle qu’elle est organisée et développée comme catégories sociales. Aussi l’ont-ils analysée, à bien des égards, dans son mode de fonctionnement comme force dominante, ses actions et sa participation à un niveau ou à un autre, à la dynamique de la société haïtienne au cours de plus de deux (2) siècles d’existence.
Produire un texte dans lequel je me mets à soulever, autant que faire se peut, des interrogations quelque peu osées quant à la nécessité d’une véritable bourgeoisie en Haïti aurait pu paraitre, à certains égards, inopportun, sinon anachronique, dans la mesure où l’histoire et la littérature en Haïti regorgent de sujets relatifs à cet effet. Néanmoins, la situation générale de la société telle qu’elle se présente requiert un débat en phase avec la réalité de l’évolution de la pensée sociale. Car, en aucun cas, la pensée n’éteint pas la réalité et vice versa.
Éclairage sur le thème central de la réflexion en cours : ‘bourgeoisie’
1) Du latin burgensis, burgensia, terme désignant les habitants du bourg (burgus)
2) Mot polysémique qui désigne originellement et, de façon générale, ceux qui habitent le Bourg, c’est-a-dire les gens des villes au XIème siècle ;
3) Droit de cité, les droits politiques correspondant dans une ville,
4) Sociologiquement la notion de bourgeoisie renvoie aux gens détenant un capital culturel et financier et appartenant aux couches dites supérieures, voire intermédiaires d’une société : haute, moyenne et petite bourgeoisie.
L’initiative de définir le concept clé qui sert de charpente au texte correspond à une démarche didactique selon laquelle il faudrait fournir aux lecteurs et aux lectrices intéressés les éléments dont ils auront besoin pour mieux appréhender le texte. Lequel est conçu, rédigé et présenté en tant qu’outil destiné à servir de grille pour saisir, dans un moment historique donné, la trame de la problématique de développement de la société haïtienne.
Aperçu sur l’évolution de la notion de bourgeoisie au fil des siècles et des sociétés
L’effondrement de l’empire romain entraina aussi le déclin de la structure urbaine sur laquelle il s’appuya, c’est-à-dire le choix d’aménagement de l’espace correspondant à une conception quelque peu corrélative entre le pouvoir et l’espace. La question de territoire représenta et représente alors un déterminant dans tout schéma d’organisation et d’exercice de pourvoir tant économique, politique, culturel que religieux. D’où l’aménagement de l’espace effectué en fonction de la réalité spécifique de chacun de ces sphères de pouvoir. Voilà ce qui sert de fondement à tout régime politique donné, que ce soit au niveau territorial (local), national, régional, continental que mondial. La notion de géopolitique trouve son fondement dans ce jeu entre les tenants de la sphère des rapports de forces telle qu’elle s’exerce dans une conjoncture donnée dans certaines sociétés occidentales ou ailleurs.
La bourgeoisie, de par son historiographie, est à l’origine de certaines valeurs telles : l’individualisme libéral et son entreprise fondée sur le capitalisme avec pour corollaire, la libre conscience, l’espace public, la société civile, etc.
• La bourgeoisie dans son sens premier est donc intimement liée à l’existence des villes reconnues comme telles par leurs chartes. Autrement dit, comment saurait-il y avoir de ville en dehors des murs de la cité ? Le développement des villes est intimement lié au sein de la société haïtienne.
• La notion de contraste est ici fondamentale, car il y a un cas d’espèce qu’il faudrait absolument passer sous la loupe. Faudrait-il parler de manant, de bourgeoisie foraine ? Ces habitants hors du territoire urbain ayant conservé leurs ‘droits’ ou ces espèces de bourgeois atypiques soumis aux juridictions et aux corvées seigneuriales. voila le véritable objet de ce texte.
La bourgeoisie, par définition, renvoie à une catégorie de gens évoluant dans un espace donné, c’est-à-dire les résidents ou les habitants des villes, par opposition aux gens de la campagne, les paysans qui, pour la plupart, s’adonnent à la culture de la terre ou aux travaux manuels. Si la bourgeoisie, comme concept à caractère polysémique, saisie au sens premier, se réfère aux habitants du Bourg (burgus), c’est-à-dire les gens de la ville, en Haïti nous assistons à un cas d’espèce qui est très curieux, celui des bourgeois qui n’ont aucune attache à la ville au sens large (lato sensu) ou aux choses urbaines.
Pour éviter d’être trop général et offrir, au mieux que possible, les éléments d’information susceptibles d’affiner la compréhension de la problématique d’organisation et de développement telle qu’elle se pose en Haïti, j’ai choisi de circonscrire ma démarche en fonction de deux (2) approches fondamentales, à savoir diachronique et synchronique. Cela signifie que je me propose d’analyser la situation de la bourgeoisie haïtienne dans ses rapports avec les autres bourgeoisies au niveau international d’une part et la bourgeoisie haïtienne dans sa dynamique propre, autrement dit, en tant que sous-composante majeure des élites nationales et comme construit historique également.
Par conséquent, les idées reçues, les reproches adressés, à tort ou à raison, à l’endroit de ces couches sociales, les manquements, certains comportements ou certaines attitudes seront, à la lumière des analyses élaborées à cet effet, expliqués, sinon élucidés, pour mener à bien la démarche. Je me suis proposé de recourir, entre autres, à des ouvrages magistraux qui, par leur nature et leur portée, devraient provoquer une thérapie de choc chez les bien pensants et les nantis de cette société.
Il convient également de reconnaitre les limites d’une démarche pareille, car elle prétend répondre au désarroi provoqué chez les jeunes et les couches saines de la société par l’occupation américaine de 1915. Incapable d’avoir pu rectifier le tir, la société en a subi trois (3) en un siècle, dont deux (2) à dix (10) ans d’intervalle l’une de l’autre, soit 1994 et 2004 ; non compris les multiples missions dites de maintien de la paix conduites sous couvert des Nations Unies. Ce que le professeur Leslie Manigat décrit comme une thérapie de tutelle et de curatelle paracoloniale sous l’égide de l’ONU.
La bourgeoisie et le contexte de la formation sociale haïtienne
La notion de bourgeoisie traduit, dans une large mesure, la corrélation entre une catégorie d’hommes et le milieu dans lequel ils évoluent dans un temps donné.
Néanmoins si la question de bourgeoisie s’étend à bien des sociétés, son mode d’appropriation varie d’une société à une autre et d’une région à d’autres également. Aussi, en dépit des progrès accusés par certaines sociétés en matière d’organisation et de développement, la disparité continue-t-elle à peser de tout son poids. Par exemple, après plus de deux cent treize ans (213) ans d’existence, mises à part les villes héritées de la colonisation, seulement quatre (4) villes nouvelles ont été fondées au cours de la période haïtienne.
Loin d’être un fait banal, cette situation est symptomatique, à la fois d’un état d’esprit, mais surtout d’un mode d’appropriation de l’espace par les nouvelles élites.
Pour bien comprendre cet aspect très fondamental de la problématique d’organisation et de développement de la nouvelle société, le Docteur Jean Price Mars, grâce à l’ouvrage La vocation de l’élite, nous offre un éclairage à couper le souffle à ce propos.
Dans la notice biographique, littéraire, politique et sociale précédant l’édition de La vocation de l’élite produite par les Éditions Fardin en octobre 2008, il est stipulé, et je reprends : « Le Dr Jean Price Mars juge le comportement de l’élite qui sous-estime la valeur de ses origines raciales et sociales, mésestime son rôle d’avant-garde. Et l’auteur de La vocation de l’élite de constater, avec profonde amertume, que cette situation de mésentente, voire de mésalliance, rend dysfonctionnel l’agrégat que représente tout le corps social, bloque tout l’élan vers le progrès auquel devraient aspirer les masses guidées par l’élite et, en fin de compte, explique très largement le désastre de 1915 dont l’impact sur la conscience nationale d’alors, comme aujourd’hui d’ailleurs, est indiscutable ».
Pour poursuivre la démarche, il jette un regard sur les textes des séries de conférences qui, de par leur agencement et leur complémentarité, constituent une œuvre unique qui, dans son intime relation, s’apparente à un véritable manifeste de l’espoir, ou mieux, devient une caisse de résonnance d’un immense cri de ralliement lancé à l’adresse des bonnes consciences patriotiques en vue de sauver de la débâcle certaine ce qui encore peut être sauvé. Il est donc significatif que la régénération d’un présent aberrant et la germination d’un futur incertain commandaient une exploration en profondeur.
Les rapports entre l’élite et les masses, en ce premier quart du XXe siècle, rappellent, un tant soi peu, les relations équivoques d’exploitation générée et sauvagement entretenues par le système colonial esclavagiste et ségrégationniste entre les colons et les masses serviles. Ici et là, on mesure la justesse des revendications, autant que leur puissance et leur acuité que commande le défi lancé à l’histoire par la catégorie sociale détentrice du pouvoir et du savoir. Ici et là, on découvre la même volonté tenace de placer les garde-fous contre lesquels viennent butter les esclaves et, aujourd’hui, les masses laborieuses, paysannes et citadines.
La société coloniale est essentiellement corrompue, alors que l’actuelle n’en exhale pas moins des relents de corruption.
Le modèle de peuplement de la colonie fut fondé sur des disparités de moralité très approximative du fait que le contingent importé fut composé de repris de justice, de femmes de mœurs légères et de moines défroqués.
Jamais un diagnostic n’aurait été aussi exact et donc révélateur de la vraie nature du drame auquel la société haïtienne est confrontée.
Du regard de l’anthropo-sociologue au prisme de l’historien
Le professeur Leslie François Manigat, dans son ouvrage génial intitulé : la Politique agraire d’Alexandre Pétion, publié à Port-au-Prince, en 1962 par l’imprimerie La Phalange, fit une révélation d’une importance capitale. Il s’agit d’une entente secrète et subtile passée entre Alexandre Pétion et une fraction des oligarchies, par laquelle il leur concéda le monopole du commerce de gros contre l’octroi des terres à d’autres. Cet acte, quelque peu fondateur, scella, tout compte fait, le destin de la société et consolida, à mon avis, le projet contre-révolutionnaire post 1806.
D’aucuns se rappellent l’Affaire Darfour, ce journaliste, patriote haïtien d’origine soudanaise, qui fut exécuté sous l’administration de Jean Pierre Boyer, suite à un procès monté de toutes pièces contre lui parce qu’il dénonça, en réalité, les pratiques du gouvernement d’alors qui étouffa toute initiative économique de la part des nationaux au bénéfice des étrangers. Ce facteur demeura une constante dans toute l’histoire de l’organisation et du développement de l’économie nationale. En témoigne les reproches adressés ultérieurement à l’administration de Lysius Félicité Salomon Jeune, président d’Haïti d’alors, qui, suite à l’incendie de 1883 qui ravagea le centre commercial de Port-au-Prince, a indemnisé tous les commerçants étrangers et méprisé les nationaux.
L’éminent historien et professeur Claude Moïse, dans son ouvrage de deux (2) tomes intitulé : Constitutions et lutte de Pouvoir en Haïti et sous-titré la faillite des classes dirigeantes, propose également un éclairage soutenu sur la question qu’il définit et présente comme étant la crise d’hégémonie entre les fractions de la nouvelle oligarchie (noir/mulâtre, ancien libre/nouveau libre).
Aujourd’hui, plus que jamais, à ce tournant difficile et décisif de l’histoire nationale, il y a donc lieu de remettre en cause le modèle d’organisation et de développement en vigueur dans la société et d’en forger un qui soit capable, comme outil, d’aider à mieux faire face aux grands défis de l’heure.
Déclin d’un mode d’organisation et crise de dépérissement de la société traditionnelle haïtienne
La notion de crise de dépérissement est empruntée de l’éminent historien et politologue haïtien Leslie François Manigat qui parle de la substitution de l’hégémonie américaine à la prépondérance française en Haïti.
La nation haïtienne s’est effritée au fil des décennies, les premières vagues de migration massives furent entamées entre 1885 et 1886 sous l’administration de Salomon. Les gens laissèrent le pays en masse pour aller travailler à Panama. La période 1915/1940 fut, en grande partie, tout aussi dramatique pour la société. Les départements du Sud et du Nord-Ouest furent littéralement vidés, d’un côté de la gente masculine, la force traditionnelle de travail, de l’autre de la gente féminine. Il s’agissait, non d’une simple saignée, mais d’une véritable hémorragie en matière de démographie. L’institution de la corvée comme marque de fabrique de l’ancien régime, la dépossession des paysans des terres dont ils disposaient ou qu’ils travaillaient etc. sont des facteurs de bouleversement de l’organisation traditionnelle de l’ensemble du milieu rural haïtien. Les méfaits de ces dispositions allaient se faire sentir, d’abord dans les villes qui sont, pour la plupart, peu adaptées à ces changements brusques et violents, ensuite dans les grandes plantations ouvrières à Cuba et en République Dominicaine.
Haïti dans le procès de production au niveau de la Caraïbe et ailleurs
La question migratoire, telle qu’elle évolue, loin d’être un facteur isolé, correspond à la nouvelle division du travail instaurée par les USA au sein d’une partie de la Caraïbe dont Cuba et la République dominicaine sont les fers de lance. A eux deux, ils bénéficièrent des infrastructures de productions sucrières et d’autres s’élevant respectivement à neuf cent millions (900,000.000) de dollars américains d’investissement dans chacun de ces deux pays contre neuf millions (9.000.000) en Haïti qui fut reléguée, le contexte historique aidant, à un simple, sinon à un vulgaire rôle de pourvoyeuse de main-d’œuvre à bon marché ou, dans bien des cas, servile.
Alors le décor fut bel et bien planté, la répression profondément martiale fit rage en milieu rural. Les fractions des élites locales, peu favorables à l’occupation, sont littéralement décimées sous une forme ou sous une autre avec, à la clé, la spoliation des terres des paysans (grands, moyens et petits) au profit des grandes plantations (Dauphin, SHADA, HASCO, etc.). La fraction des élites urbaines traditionnelles réputées, à tort ou à raison, acquise à l’Europe, furent, en grande partie, décapitée, pour être remplacée par d’autres arrivants, levantins pour la plupart. Les incendies successifs, réputés criminels, du centre commercial de Port-au-Prince, le massacre de Marche-à-terre dans le Sud et les vêpres de Jérémie sont les cas les plus spectaculaires recensés et comptabilisés à cet effet.
Les élites haïtiennes vues de l’extérieur
« Most repugnant elite », telle est la notion un peu taquine émanant d´une certaine frange des élites américaines pour décrire les élites haïtiennes au cours des années 1993/1994. Sans vouloir afficher une attitude chauvine à cet effet, il y aurait lieu de se demander : « Est-ce que l’establishment américain l’en aurait voulu autrement ou bien est-ce qu’il s’agirait d’un simple accident de parcours ? » En tout cas, il n’y a pas de génération spontanée. La domination du marché haïtien, comme domaine de souveraineté, par les étrangers est assez symptomatique de l’incapacité des élites en général, et de la bourgeoisie en particulier à exercer un contrôle de son espace. Ainsi en moins de quarante (40) ans, tout le système productif haïtien est effiloché, entrainant ainsi le déclin de l’ensemble de l’économie nationale. Par exemple, la fermeture de la HASCO a entrainé la suppression de quarante cinq mille (45.000) emplois directs et indirects. La même mesure sera prise dans le cas des usines sucrières Citadelle, dans le Nord, et la Centrale Dessalines, aux Cayes, dans le Sud, de la Beurrerie du Sud, de FACOLEF, etc., autant d’éléments constitutifs du tissu productif.
Tandis que l’appareil productif s’est désagrégé, le taux de population alphabétisé est passé de 35% au début des années 1960 à plus de 70% aujourd’hui. Entre-temps, le taux de mortalité infantile accuse une régression de plus en plus importante. La corrélation entre les facteurs tels le déclin de l’appareil de production, la hausse du taux d’alphabétisation et la régression du taux de mortalité infantile traduit, tout compte fait, la limite des élites haïtiennes en matière de maîtrise du développement ; d’autant que le système de santé haïtien est tributaire de l’aide externe (ONG, institutions internationales) à plus de 80 à 87%, même si parallèlement la société fait face aujourd’hui à une situation de taux de déperdition scolaire très élevé.
Loin d’être le résultat d’un programme de scolarisation massive bâti en fonction d’une vision économique précise, le taux élevé d’alphabétisation résulte de l’apport des congrégations religieuses (protestantes, pour la plupart, et catholiques) et de celui des institutions multilatérales et bilatérales qui ont financé les programmes tels : EX-ENPI I et II, le PEB, l’EPT, etc. Il conviendrait de reconnaître, à un certain niveau, que cette démarche, dans le cas des congrégations religieuses, consiste à doter les jeunes de compétences minimales les habilitant à exercer leur foi. Dans celui des institutions multilatérales et bilatérales, il s’agit de doter les potentiels consommateurs de compétences tout aussi minimales, conformément aux exigences de l’économie mondiale. « Pami diri ti wòch goute grès ».
La question du capital humain comme vecteur de développement national
L’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti (HUEH) communément appelé « Général » a été construit sous la première occupation américaine. Détruit, en grande partie, suite au séisme du 12 janvier 2010, les fonds destinés à sa reconstruction proviennent de l’aide multilatérale. Loin d’être un fait divers, cette situation traduit, une fois de plus, les limites de la société en matière de prise en charge de son développement. Ceci est vrai, à bien des égards, pour le logement social, l’emploi etc. Petite anecdote : le conseil d’administration d’une université privée de la place, voulant augmenter le nombre de ses pavillons, prit le soin d’écrire aux gens riches du milieu en vue de solliciter leur contribution à cet effet. À la grande stupéfaction des responsables, seulement une entreprise a répondu favorablement. Contrairement aux autres sociétés, le système de mécénat est presque dérisoire. La science, les arts et les lettres trouvent, faute de financement, un terrain très peu fertile en Haïti.
Le système d’enseignement supérieur et universitaire, fer de lance du développement de toute société, demeure une chimère en Haïti. Le gouverneur de la banque centrale, lors d’une intervention publique, a fait état de plus de deux cent cinquante millions (250.000.000) de dollars américains qui proviennent des ménages haïtiens pour financer les études des jeunes haïtiens à l’étranger. Alors, au lieu de décapitaliser l’économie, qu’est-ce qui empêche, en ce sens, que les nantis s’adonnent à monter, à la manière de la Chine populaire ou d’autres pays aujourd’hui émergeants, un système d’enseignement supérieur, universitaire et professionnel adéquat capable de satisfaire aux exigences du marché haïtien et de procéder, du même coup, au besoin de rétention de capitaux, comme partout ailleurs dans le monde ?
Situation et perspectives de renouveau pour la société haïtienne
Cette situation pose une véritable hypothèque pour le développement général de la société tant du point de vue culturel, social, économique que politique. Par conséquent, le sentiment général, c’est que la bourgeoisie en particulier et les élites en général se comportent comme des étrangers à l’égard de la société. Pas d’équipements urbains, pas de système sanitaire adéquat, pas de système éducatif approprié. Parmi les cinquante sept mille (57.000) immigrants haïtiens en instance de déportation, bon nombre d’entre eux possèdent paradoxalement plus de quinze mille entreprises aux USA.
« Lè li pi fè nwa, se lè a li pral fè jou ». Les soixante (60) dernières années se sont révélées catastrophiques pour la société haïtienne. Si avant la migration touchait les éléments de souche paysanne et les travailleurs en milieu urbain, à partir de cette période, nous assistons à un changement de profil des migrants, c’est-à-dire en plus de la migration laborale, la société est vidée du gros de ce qui constitue son intelligentsia. Cela entraina une véritable rupture entre la génération des décennies 40, 50 et 60 d’avec les générations ultérieures.
La Caraïbe, l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud, le nouvel Eldorado pour les Haïtiens
La société haïtienne dispose des atouts majeurs susceptibles de procurer le bien-être à tous ses ressortissants. Il suffit de bâtir une économie capable, comme bien d’autres sociétés, de générer un emploi bien rémunéré à ses natifs et à ses natives et leur procurer également les services de base auxquels ils aspirent (eau, électricité, soins de santé, loisirs, sport, éducation etc.). L’expérience en cours en Chine, en Inde, au Brésil et bien d’autres sociétés de l’Asie du Sud-Est ou d’ailleurs est assez éloquente. Dix milliards (10.000.000.000) de PIB pour une société de plus de onze millions (11,000.000) d’habitants sont très en deçà de la capacité de la société. Passer d’une économie de rente (piraterie) à une véritable économie de production, tel doit être le nouvel enjeu (leitmotiv) pour la société haïtienne. Tout porte à croire, malgré tout, que le pari est à portée de main aujourd’hui.
Une bourgeoisie de type nouveau, comme enjeu de développement
La réflexion sur la bourgeoisie en particulier et les élites haïtiennes en général est un impératif pour façonner, sinon forger un destin meilleur pour la société haïtienne. Cette démarche n’est pas nouvelle, car des initiatives de ce genre ont jalonné l’histoire et la littérature nationales. Alors comment poser les bases d’une nouvelle société sans une analyse fine de la situation des acteurs du système et produire une grille d’analyse susceptible de mieux appréhender les éléments, à la fois conjoncturels et structurels comme déterminants de la trame de l’organisation et du développement de la société ?
Le chef de file du renouveau de l’histoire d’Haïti, en l’occurrence le professeur Leslie François Manigat, définit et présente le sujet comme un manifeste patriotique contre la tutelle étrangère et le sous-développement d’Haïti. Ce pays porteur de valeur de liberté et avant-gardiste en matière de décolonisation ne devrait, en aucun cas, être en proie aux méfaits de ce système caractérisé par la honte et le désarroi.
Voilà pourquoi une révision de l’histoire de la formation sociale haïtienne et un regard scrutateur des actes fondateurs de l’Etat-Nation d’Haïti, dans leur dynamique propre, deviennent une impérieuse nécessité.
* Enseignant
Contact : wesner.desir@gmail.com