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Parlement : « En Haïti, trop souvent, le gré à gré remplace les lois, la Constitution et les normes »

Par Hérold Jean-François*

Lettre ouverte au nouveau président du sénat, Joseph Lambert

Document soumis à AlterPresse le 11 janvier 2018

Monsieur le Président du Sénat,

Nous profitons de votre nouveau mandat comme Président du Grand Corps pour vous souhaiter une fructueuse gestion. Mais nous tenons en même temps à attirer votre attention sur la conjoncture spéciale coïncidant avec votre retour à la tête du Bureau du Sénat de la République.

Le Sénat fonctionne désormais avec 10 Sénateurs qui ne sont plus l’expression de la souveraineté populaire, leur mandat ayant pris fin. La souveraineté populaire n’est pas illimitée, elle se renouvelle périodiquement pour permettre le libre jeu de l’alternance politique. Nous sommes devant le fait accompli d’une prolongation de mandat inconstitutionnel en référence à l’article 111-8 de la Constitution qui interdit ni le renvoi du Parlement ni la prorogation du mandat de ses membres.

Cette situation de fait enlève au Grand Corps sa sacro-sainte légitimité parce que non seulement le peuple ne délègue pas sa souveraineté indéfiniment aux mêmes représentants et parce qu’elle est un achoppement aux principes de l’ouverture de la participation des citoyens en général, des partis politiques en particulier, périodiquement à l’alimentation des institutions démocratiques en personnel. En cela, Haïti et ses dirigeants perpétuent le dérèglement des cycles électoraux et le spectre des crises inhérentes à cette situation anormale. Il en résulte l’interminable problème des chambres législatives qui trainent une image de déficit de légitimité avec en toile de fond, une volonté manifeste des détenteurs du pouvoir, commodes avec les deals politiques au détriment du strict respect de la régularité des cycles électoraux conformément aux prévisions de la Constitution.

En Haïti, trop souvent, le gré à gré remplace les lois, la Constitution et les normes. Cette situation anormale prend en otage le pays désemparé, qui observe les magouilles, alliances, accords tacites et tractations de toutes sortes qui créent une perception préjudiciable et aux institutions républicaines avec leurs tenants, et aux partis politiques, aux leaders et aux politiciens. Au bout du compte, tout cet ensemble énuméré paie une note salée quand enfin, les décideurs, se résignent à convoquer le peuple, quand les consensus « anba tab » ne peuvent plus fonctionner ou que les étrangers appellent à une normalisation de la vie politique après de longs moments de dérives antidémocratiques.

Vous arrivez à la tête du bureau du Sénat à un moment où le pouvoir parlementaire est décrié, la population qui ne reçoit aucune attention particulière au titre des services dus par l’État, regarde les Députés et les Sénateurs comme les bénéficiaires indus des ressources qui auraient dû servir à la mise en place de projets, initiatives et infrastructures qui devraient avoir comme finalité le soulagement de sa misère, de sa gêne, de son mal-être, de son mal-vivre.

Cette perception et ce pincement contre ceux vers lesquels ont été détournés les moyens destinés à la population abandonnée à son sort et qui pour survivre invente toute sorte d’acrobaties pour ne pas crever dans cette Haïti injuste et de plus en plus inégalitaire, induit une désaffection pour les parlementaires. Vous comprenez bien, Monsieur le Président du Sénat, qu’elle sera largement indifférente aux convocations du pouvoir pour renouveler cette institution et l’arrivée de ce qu’elle considèrera comme de nouveaux profiteurs. Ce serait comme participer à sa propre destruction.

Pourquoi d’ailleurs acceptera-t-elle, contre ses intérêts, de légitimer des gens qui, de plus en plus, comme on l’a vu dans les dernières législatures, ne représentent plus que leur propre personne et qui ne défendent que les intérêts aveugles d’une clique, rendant en cela inopérant le Parlement qui ne peut plus exercer son pouvoir de contrôle de l’Exécutif. De là à conclure à l’inutilité du Parlement, il n’y a qu’un pas, Monsieur le Président du Sénat. Avec un tel état d’esprit et une perception si dévalorisante, nous pouvons arriver à une situation de désintérêt et de boycott des élections législatives avec comme conséquence, un défaut à chaque fois plus important de la légitimité de ceux qui arriveront dans les sièges des Chambres législatives.

Nous vous invitons Monsieur le Président du Sénat de la République à prendre en considération cette situation qui risque de peser lourd sur l’ambiance démocratique en portant les Sénateurs à créer de nouvelles perceptions plus louables. Réduire la propension à recevoir du pouvoir Exécutif de frais excessifs à un rythme assourdissant en de multiples occasions, fêtes patronales, ouverture des classes, à Pâques, lors des fêtes de fin d’année et aux multiples autres occasions où, contrairement aux normes de la comptabilité publique, un flot important de cash se déverse sur le parlement dont les membres ne sont pas réputés comptables des deniers publics. Sous votre gouverne, il serait plus approprié, Monsieur le Président du Sénat, que les fonds sans justification accordés aux parlementaires soient dirigés vers les collectivités territoriales, les Mairies qui ont la mission d’organiser les espace sous leur juridiction et de fournir des services directs à la population.

Les Sénateurs et les Députés apparaissent comme une catégorie privilégiée de citoyens au détriment de tous ceux-là qui crèvent et n’ont pas 130 gourdes par jour pour survivre dans l’espace de reproduction des inégalités que représente notre pays.
Si la Constitution en son article 111-8 préserve les Chambres législatives du renvoi par le pouvoir exécutif, nous pouvons arriver à des situations d’illégitimité à un niveau tel, qu’elles rendront la démocratie haïtienne dysfonctionnelle. Les Députés et les Sénateurs supposés être l’expression de la souveraineté populaire, ce modèle peut entrer en crise si le peuple cesse de se faire le dindon de la farce en boudant copieusement les prochaines élections pour renouveler le tiers du Sénat ou la Chambre des Députés entièrement.

Nous sommes en plein en Haïti dans une situation d’un Parlement inopérant, certains de ses membres n’ayant plus de mandat au regard de l’article 95-3 qui préconise le renouvellement du Sénat par tiers, tous les deux ans. Ce défaut d’élection pour renouveler le Sénat et favoriser l’arrivée ou le maintien d’anciens élus, affecte sa légitimité. Elle risque d’alimenter exponentiellement, l’indifférence de la population affectée par toutes sortes de difficultés quant à l’accomplissement de tâches citoyennes, comme celle de voter, entre autres. Le jour des élections, elle aura d’autres priorités, comme celle de survivre. Quand le souverain ne se reconnait plus à travers des gens qu’il ne considère plus comme ses représentants, le malaise s’installe et nous devrons trouver les réponses pour corriger cette anomalie.

Et quand de plus, le Corps législatif envoie des signaux ambigus comme le refus de tenir séance pour se prononcer sur l’utilisation des fonds de l’Accord du PetroCaribe dont l’utilisation appropriée aurait pu soulager sa misère, le peuple souverain peut légitimement se questionner sur l’utilité des parlementaires dont la mission, entre autres, est de veiller à la bonne utilisation des deniers publics qui ne doivent pas être détournés en toute impunité pour constituer désormais des richesses privées. Nous souhaitons ardemment, Monsieur le Président du Sénat, que cette séance autour du rapport de la Commission sénatoriale d’enquête puisse se tenir sous votre égide pour que la République ne continue pas à déprimer par rapport à la réalité de validation officielle par les dirigeants de l’État de la corruption comme schème de valeur.

Car toute continuité des pratiques qui ont produit ladite situation sera de fait un pas en avant dans le gouffre. Il est urgent, Monsieur le Président du Sénat, de rectifier le tir et de donner un coup de gouvernail dans le sens inverse pour maintenir la barque à flot.

Nous vous souhaitons Monsieur Lambert, un mandat productif à la tête du Sénat. Nous n’avons aucun doute que vos antécédents et l’expérience acquise pendant toutes ces années dans le champ politique vous donneront les moyens d’être à la hauteur et que vous ne manquerez pas d’agir pour vous projeter dans la perception du public comme un leader éclairé qui ne ratera pas l’occasion de refaire l’image d’une institution dont la plupart des membres sont les principaux fossoyeurs.

Avec nos patriotiques salutations.

Hérold Jean-François

Port-au-Prince, le 11 janvier 2018

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* Journaliste