Par Joà£o Alexandre Peschanski
Traduction : Isabelle Dos Reis.
21 février 2005 - Source : Brasil de Fato
Repris de RISAL par AlterPresse
De l’intérieur d’Haïti, est en train de naître un nouveau pays. Il n’est pas sur le point de s’imposer à l’actuelle structure politique et sociale en vigueur sur le territoire, mais il est dans la bouche du peuple, en murmures. C’est un reflet de l’expérience de clandestinité et de répression subie par ceux qui ont critiqué les gouvernements antérieurs - les dictatures comme celles de François et Jean-Claude Duvalier, de 1957 à 1986, et les régimes autoritaires comme ceux d’Emmanuel Nerette [1], de 1991 à 1992, et de Jean-Bertrand Aristide, de 2001 à 2003.
On parle d’un nouveau pays, libre et souverain, toujours en créole, langue du peuple, par opposition au français, langue officielle du gouvernement et de la presse, absolument incompréhensible pour 90% de la population. C’est l’Ayiti populaire contre l’Haïti dominante.
Ce qu’est Ayiti n’est pas clair - et c’est loin d’être consensuel. Elle apparaît dans des petites scènes et dans des conversations. Elle surgit du regard révolté d’un jeune garçon, une pierre à la main, à Bel Air, quartier pauvre de la capitale Port-au-Prince, accompagnant le passage d’une voiture de police.
Elle pointe son nez, dans les graffitis sur les murs de la ville de Jacmel, dans la région sud-est. Elle apparaît dans les paroles de la paysanne Jacqueline Augustin, de la commune de Gwômon, au nord : "Sitiyasion politik jounen jodi a pa bon di tou. We genyen lòt kalite sosyete" [2], dont la traduction, du créole, signifie : " La situation politique n’est pas bonne. Il nous faut une alternative sociale ".
Ayiti n’est pas l’expression d’un groupe politique ou d’un courant social, mais la révolte du peuple haïtien. Le même type de phénomène qui s’est emparé de la population, en 1804, quand elle a expulsé les Français d’Haïti, en proclamant la première indépendance d’un pays latino-américain.
Catastrophe sociale
Une telle révolte a une explication. La situation économique, politique et sociale est un chaos, bien loin des affiches colorées diffusées par le gouvernement dans les rues de la capitale, qui prônent " paix, amour et dialogue ". Ce que la population comprend - et vit - ce sont les statistiques catastrophiques divulguées par les moyens de communication officiels : 82% des 7,66 millions d’Haïtiens vivent en dessous du seuil de pauvreté.
L’analphabétisme touche 52,9% de la population, l’espérance de vie est de 51,7 ans, 280 mille personnes (5,6% de la population) sont porteuses du VIH, le virus qui provoque le Sida.
Le gouvernement actuel, du président Boniface Alexandre et du premier ministre Gérard Latortue, n’a pas de programme, de projet ou de légitimité. Il applique, désastreusement, l’ordonnance néolibérale - à laquelle, d’ailleurs, beaucoup de ses membres, tel Gérard Latortue lui-même, haut fonctionnaire du Fond monétaire international (FMI) pendant dix ans, ont été formés [3]. Il planifie des privatisations (dans les secteurs des télécommunications, de l’électricité et de l’eau), il adopte une politique commerciale au service des grandes puissances (avec des taux de douane les plus bas du continent, bénéficiant les grandes entreprises étrangères qui exportent tous types de produits vers Haïti) et maintient des impôts élevés pour la population pauvre et de faibles impôts pour les riches.
Un exemple de cela est la politique commerciale par rapport au riz, base de l’alimentation des Haïtiens. En 1985, le pays a produit 154 mille tonnes cubiques de riz, et en a importé 7 mille tonnes, principalement des Etats-Unis. Dix ans plus tard, la production est tombée à 100 mille tonnes cubiques, et l’importation est montée à 197 mille. En 2004, le premier indice est de 76 mille tonnes, alors que le second est monté à 340 mille. Les conséquences directes ont été la croissance du chômage dans les campagnes, l’exode rural et la croissance démesurée des villes, en plus d’une attaque directe à la souveraineté alimentaire du pays.
Un port misérable
Prévue pour 150 mille habitants, et aujourd’hui en comptant presque 2 millions, Port-au-Prince est l’image de la misère. Les bidonvilles dominent l’espace urbain. Ce sont des maisons en bois, agglutinées, soutenues par d’autres maisons de bois, elles-mêmes agglutinées et soutenues par d’autres maisons de bois.
Dans les rues, dépourvues de tout pavage, on vend de tout : des chaussures, des citrouilles, de la bière, des tableaux, des jeux, du manioc, des livres.
Sans travail, la majorité de la population s’adonne au commerce ambulant - ou à la criminalité, effroyablement galopante dans la ville.
Sur les collines, il n’y a pas d’arbres. Ils ont été coupés, pendant les dictatures des Duvalier, pour empêcher les guérilleros de s’y cacher, et plus récemment, par des travailleurs, pour gagner quelques gourdes (monnaie nationale, dont l’unité équivaut à 3 cents de dollar) dans la production de charbon. Au pied des collines, tous les égouts sont à ciel ouvert. L’électricité est coupée pendant des heures, tous les jours. Mais de ce côté-là , les habitants de la capitale se sentent privilégiés, car dans le reste du pays, à l’exception de deux autres villes, il n’y a jamais d’énergie.
Des robinets, l’eau ne coule pas. Les éviers, inutiles, sont transformés en dépôts de nourriture et de maladies. Quand il y a de l’eau, elle est si contaminée que, selon le savoir populaire, elle provoque la diarrhée en moins d’une heure. Le manque d’eau potable est l’une des principales causes de mortalité infantile dans le pays : 74,38 morts pour mille naissances. Au Brésil, le taux est de 30,66.
Plage et soleil pour les soldats de l’ONU
Devant le tableau de catastrophe sociale, en jeeps 4x4 blindés, impeccablement propres, passent des officiers et des soldats de l’Organisation des Nations Unies (ONU), principalement brésiliens, qui occupent le pays depuis juin 2004.
Les véhicules ne savent pas quoi faire de leur temps : ils font des tours sur les ronds-points, font des allers et retours sur les grandes avenues, s’arrêtent quelques instants. Et s’en vont. C’est peut-être en essence qu’ils ont dépensé les 25 millions de dollars envoyés chaque mois. " Ils sont venus pour la stabilisation démocratique d’Haïti, dit-on, mais ils semblent être en promenade, comme s’ils étaient en vacances ", dénonce l’économiste Camille Chalmers, de la Plate-forme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (Papda).
Le 14, des dizaines de militaires de l’ONU participaient à une "mission" de grande responsabilité et digne d’éloges : ils prenaient le soleil et un bain de mer à Cayes Jacmel, dans le sud-est du pays. Comme ils l’ont dit à Brasil de Fato, pour des raisons de sécurité ils ont empêché l’accès de la population locale à la plage. Quelques habitants, cependant, ont réussi à aller jusqu’aux soldats, et leur ont demandé l’aumône. En réponse : le silence. Les militaires ne regardaient même pas les Haïtiens qui les abordaient. Pour la plupart, les soldats étaient brésiliens.
Une nouvelle société
Sur tout le territoire haïtien se multiplient les petites organisations. Parfois avec pas plus de 10 à 15 membres. Elles n’ont pas de ligne idéologique clairement définie. Elles n’ont pas de lien avec le gouvernement, dont elles ne comprennent pas la langue - entre autres choses. Elles n’ont pas non plus de lien avec les groupes politiques traditionnels. Ce sont des associations d’habitants, des groupes de chômeurs, des syndicats, des mouvements paysans, de femmes, d’étudiants. Leur principale caractéristique est de rassembler une catégorie qui lutte pour l’amélioration des conditions sociales.
Dans de nombreuses villes, les petites associations s’unissent, comme ce fut le cas à Cap Rouge, dans le sud-est du pays, où des groupes de paysans ont uni leurs forces et créé l’organisation "Vive l’Espoir pour le Développement de Cap Rouge" (VEDEK). Au cours de réunions hebdomadaires, les travailleurs discutent des problèmes de la communauté, présentent des solutions, analysent la politique locale et nationale, et parlent de la possibilité d’intégrer d’autres groupes à l’organisation.
Vedek a des milliers de membres, presque tous les paysans de la commune. Et elle espère grandir, comme le dit Emmanuel Joseph Sanon, de la coordination de l’organisation : " Un jour, nous pourrons avoir un mouvement paysan régional, représentant tout le sud-est d’Haïti, et ensuite, un mouvement national ".
L’unification est un défi
Unir la révolte spontanée et la multiplicité d’organisations, en créant un projet unifié de nation. Tel est le principal défi de la société haïtienne, et sur lequel s’accordent les membres des groupes politiques les plus divers : les entités Papda et l’Institut Culturel Karl Lévêque (ICKL), les organisations paysannes Mouvement des Paysans Papaye (MPP) et Tet Kole Ti Peyizan Ayisyen (en créole, Têtes Colées de Petits Paysans Haïtiens), en plus de syndicats, d’associations de quartier et de mouvements de femmes.
Selon leur analyse, le projet unifié est fondamental pour empêcher que les mobilisations populaires du pays soient manipulées par des groupes politiques traditionnels ou des personnes qui veulent se projeter sur la scène politique nationale. Ils craignent que les associations locales et régionales ne deviennent qu’une masse d’électeurs pour l’élection présidentielle de novembre.
Pour l’unification cependant, ils doivent vaincre une série d’ennemis d’importance. En premier lieu, la fragmentation des luttes. En deuxième lieu, la cooptation des leaders sociaux par le gouvernement et les institutions internationales. En Haïti, on manque de cadres politiques, autrement dit, de personnes qui puissent aider les organisations à développer des stratégies et des actions de revendication et de lutte.
En troisième lieu, il y a la misère de la population, qui empêche que la majorité des personnes, même celles qui y ont un intérêt, puisse participer à des réunions, car elles sont occupées à chercher de la nourriture. Et enfin, la confusion politique qui ravage Haïti. Depuis l’éloignement d’Aristide de la présidence du pays, en 2003, après la mobilisation de centaines de milliers d’Haïtiens, qui rejetaient sa politique économique, les références politiques traditionnelles ont disparu.
Le parti Lavalas, d’Aristide, fondé comme une association de défense des intérêts du peuple, a disparu de la scène politique - et est considéré comme un traître de la lutte sociale. Les partis de droite, aujourd’hui au gouvernement, maintiennent une stratégie de peu de contact avec la population.
D’autres regroupements surgissent, plusieurs de gauche, l’un d’entre eux est financé par le Parti des travailleurs (PT) du Brésil, mais ils n’ont pas de base sociale.
Face à cela, la population se voit à la merci des organisations criminelles, de plus en plus présentes, armées par Lavalas pour déstabiliser le gouvernement actuel, et qui engendrent des vagues de terreur. Les forces de l’ONU n’interviennent pas, et le gouvernement, faible et sans légitimité, ne peut rien faire. Le défi, lancé par les membres des mouvements du pays, retombe sur eux-mêmes. De cela dépend la naissance d’Ayiti.