Par Christian Fauliau*
Soumis à AlterPresse le 19 décembre 2017
1975. Une soirée “culturelle“ organisée par et chez Rasoul Labuchin, nouvelle connaissance qui partage avec moi, jeune coopérant français, la passion de la poésie et du théâtre. Soirée culturelle ? Bien sûr, les discussions de début de soirée font bouilloner les échanges d’idées sur les arts et l’utilisation de la langue créole. Cela tombe bien. Après quatre ans comme conseiller pédagogique dans le pays, j’ai été nommé conseiller pour tenter de mettre au point une nouvelle méthode d’alphabétisation et donc le problème de la langue créole et de son utilisation se pose. Il y a là Rasoul, Jean Dominique et quelques autres dont les noms marqueront par la suite la lutte contre le duvalierisme, et Manno Charlemagne. La soirée s’avance et la conversation prend des orientations beaucoup plus politiques, quand Manno prend sa guitare et entonne une chanson en créole, le silence se fait immédiatement. Le regard vif et malicieux, le jeune guitariste nous fait immédiatement plonger dans l’univers de souffrance du peuple haïtien avec tantôt une cinglante pointe d’humour ciblant les nantis, tantôt une tendresse infinie, communicative envers ce peuple des laissés pour compte. Je suis immédiatement fasciné et je n’oublierai jamais cette soirée. Pour un jeune coopérant sortant des universités de Mai 68, la plongée dans l’univers de la dictature duvalieriste avait été rude, violente. Et voilà que cette soirée culturelle entre amis faisait renaître la flamme éternelle des combattants de la liberté et de l’égalité avec comme point d’orgue cette voix si prenante qui sur un air de guitare imprimait définitivement dans notre cerveau la pauvreté mais aussi la dignité de son peuple d’Haïti. Sentiment très fort d’une porte ouverte sur un monde marginalisé, rejeté et pourtant si humain, sentiment que je retrouverai par la suite à la lecture du magnifique livre de Yanick Lahens “Bains de lune“. Le talent de Manno faisait de ses chants créoles une évidente et puissante arme de libération de la dictature.
Quand il s’est agit quelques années plus tard, avec Mr. le Ministre Bernard, de travailler sur l’enseignement du Créole, les paroles de Manno, souvent réécoutées, m’avaient forgé en fervent défenseur du Créole.
Vingt ans plus tard, les aléas de la vie ont fait du conseiller pédagogique un économiste international en poste en Afrique, en Côte d’Ivoire, nostalgique d’Haïti, je continuais à écouter régulièrement Manno Charlemagne. Avec les premières notes de sa musique et ses premières paroles, jaillissaient immédiatement dans ma tête les scènes de la vie de tous les jours du peuple haïtien et renaissait cette envie de lutte pour les démunis. Quand il s’est agit de mettre en place les ajustements structurels dans la tête de l’économiste que j’étais devenu, aucun doute que parmi d’autre voix celle de Manno susurrait à mon subconscient ne fait pas “ODPG …se malpwòpte…ne le fais pas c’est pas bon pour les peuples“ ...et l’économiste a refusé d’imposer ces projets aberrants dans plusieurs pays.
Ving ans plus tard encore, aujourd’hui fin 2017, c’est l’hiver il fait froid, les années pèsent et le militant de la liberté se sent quelques fois fatigué, un peu las. Il faut pourtant continuer, prendre la voiture conduire deux cents kilomètres dans ce petit matin brumeux pour accompagner ces mouvements citoyens que les jeunes essaient de faire émerger dans ce pays de France. Pays donneur de leçons internationales sur la démocratie mais incapable de la mettre efficacement en place chez lui et qui se retrouve avec huit millions de pauvres. Je démarre, j’allume le chauffage ouvre la boîte à gants, en tire quelques CD, ceux de Manno et de Toto Bissainthe sont en bonne place. Ils sont toujours avec moi. Allez Manno tu vas m’accompagner sur cette route triste, encore une fois c’est toi, avec ta voix douce pour ton peuple mais mordante et à l’ironie ciselée à propos les nantis, qui va certainement, avec Toto Bissainthe, me redonner du courage pour continuer la lutte contre la pauvreté et pour la liberté.
Révolutionnaire Manno ? Le qualificatif amuse les nantis aveugles ou les faits frissonner de peur, même en ce début de troisième millénaire. Il leur reste utile pour continuer à stigmatiser, marginaliser, emprisonner et pire encore. Si le fait de se sentir frère de tous les autres êtres humains même les plus démunis, est être révolutionnaire, alors aucun doute, Manno fut l’un d’entre eux, et le vocable est plutôt valorisant. D’ailleurs, le jour de la mort de ces “révolutionnaires“ les nantis se mettent soudainement à les aduler et à les honorer publiquement en espérant certainement récupérer les voix des populations toujours rejetées. Ces populations, ne sont pas dupes, elles et leurs enfants écouteront encore Manno et elles, elles le comprennent, les graines sont semées et bien semées, elles feront encore frissonner les nantis inconscients.
Dans cette soirée de 1975, Rasoul ne pouvait se douter combien le poète chanteur haïtien par la seule force de ses idées, de sa voix et de sa guitare au même titre que Léo Ferré, Jacques Brel, Georges Brassens et Jean Ferrat, allait fortement participer a forger une pensée qui a pu positivement peser sur des programmes pour les peuples africains et pour le peuple français.
Respect Manno, que la terre te soit légère comme on dit en Afrique de l’Ouest. Tu vas encore m’accompagner quelques années, tu restes là à mes côtés, toujours mon compagnon de lutte pour la liberté et contre la pauvreté.
Shanghai, 19 Décembre 2017
* Économiste français