Par Jean Anil Louis-Juste [1]
Soumis à AlterPresse le 15 février 2005
Nous sommes encore sous la domination de l’éducation jésuitique en dépit du fait que la réforme Bernard [2] a promis de nous introduire au monde de la technologie. Le Plan National d’Education et de Formation [3] n’a pas réellement marqué, en ce sens, la formation de l’esprit et de la conscience, puisque les bacheliers entrent à l’Université, avec le même schème de pensée jésuitique, caractérisé par l’intellectualisme de service [4]. Le bureaucratisme et l’autoritarisme forment, avec l’individualisme, les principales caractéristiques de notre mentalité. Aujourd’hui, avec la globalisation qui transperce les frontières et assujettit l’Etat-Nation, l’utilisation de la mémoire recule, et la créativité progresse même si, dans les pays dominés, l’adaptation reste et demeure l’horizon d’inventivité atteint.
Haïti et l’Internationale Communautaire
Dès la fin des années 60 et le début des années 70, le Développement Communautaire s’est implanté en Haïti, en même temps que le secteur de la sous-traitance. Des ONGs y sont venues en appui de ce processus de changement dans la nouvelle division internationale du travail, qui assigne à Haïti, la place de vendeuse de force de travail à bon marché [5]. Les projets de développement sont devenus, depuis lors, des mécanismes de contrôle des masses paysannes.
C’est qu’à l’issue de la deuxième guerre mondiale, l’empire du capital avait déjà créé les institutions économiques internationales [6] chargées de contrôler le métabolisme financier du monde selon les intérêts des sociétés multinationales. La coopération internationale d’aujourd’hui, épouse la forme d’un empire qui règne de manière invisible, sur les pays dits sous-développés. Elle se caractérise paradoxalement par le refus de communiquer et l’interdiction de penser, en dépit de la propagande orchestrée autour de la société de l’information ou du savoir. Une crise sociale au Mali, est approchée de la même manière qu’en Haïti ou dans toute autre région du Tiers-Monde. La liberté est la même pour tous : celle du capital globalisé. Ainsi régresse terriblement la culture dans la différenciation des peuples [7]. La spéculation financière qui a mis au monde, ce nouvel empire, tend vers la désindustrialisation. La liberté, c’est alors la libre circulation du capital et l’immobilisation forcée des anciens et des nouveaux prolétaires. De nos jours, nous étudions pour devenir les seconds, tandis que la liberté de la financiarisation nous a refusé ce privilège. Quand les gestionnaires de cette liberté n’ont plus besoin de notre présence dans une localité du « village », ils nous en interdisent tout simplement l’accès. Dans le cas contraire, ils planifient notre immigration [8] sous le signe de la coopération internationale ou de la solidarité humaine. La liberté du capital se situe donc aux antipodes de la liberté pleine tant rêvée par l’esprit marron d’Haïti. [9]
Crise sociale haïtienne et autonomie universitaire
Au moment où la société haïtienne traverse une crise organique à nulle autre pareille, s’est agitée la question de l’autonomie universitaire. Tandis qu’au Ministère des Finances, l’économiste Lesly Délatour intensifia l’œuvre de privatisation et de libéralisation de l’économie haïtienne, la Fédération Nationale des Etudiants Haïtiens (FENEH) revendiquait le droit de leur participation à la gestion de la chose universitaire. La Constitution de 1987 a formalisé leur demande en son article 211, même quand elle reconnaît la liberté du marché à réguler toutes les relations humaines. Les gouvernements lavalassiens ont matérialisé cette reconnaissance à travers leurs différentes politiques de privatisation, de réduction de tarifs douaniers et d’ouverture des frontières nationales aux marchandises de toute sorte, tandis qu’ils propageaient à tort et à travers, l’idée de promotion de la production nationale.
La nouvelle sujétion du pays a été préparée tant au niveau économique qu’au niveau culturel. Jusqu’à aujourd’hui, aucun mouvement éducatif n’est venu mettre l’accent sur la nécessité de récupérer l’histoire du pays au bénéfice de la reconstruction de la société haïtienne. Toujours est-il question d’appliquer les recettes venues de l’extérieur : l’empire du capital a commandé la libéralisation, l’Etat de droit, la privatisation de la société civile, et nos économistes, nos politiciens et nos éducateurs se mettent tous d’accord à réciter les leçons du maître. Nous en avons pour preuve, le fait qu’aucun de nos politiciens n’a eu le courage de dénoncer la politique néo-libérale conduite par les lavalassiens, tandis qu’ils chantaient en chœur, les refrains de violation des droits civils et politiques par les lavalassiens. Tandis que le capital globalisé utilise systématiquement les organisations internationales [10] pour mettre à exécution son plan de destruction des forces productives paysannes, nos politiciens n’ont cessé d’y recourir pour prendre le pouvoir ou y revenir. L’embargo décrété par l’OEA et l’ONU en 1993, les occupations militaires de 1994 et d’aujourd’hui, sont des témoignages historiques pertinents de mépris des élites politique, économique et culturelle pour les masses haïtiennes.
En même temps, ces agences internationales financent des activités d’éducation civique. Le fil conducteur de ces programmes, reste l’éducation aux droits de l’homme détachés de leur contexte d’émergence et de leur conjoncture de développement. De plus, les accents sont plutôt mis sur les dimensions civiles et politiques au détriment des aspects sociaux, culturels et économiques qui constituent la toile de fond des conquêtes citoyennes des mouvements sociaux. L’enseignement des institutions internationales est présenté sans analyse aucune de leur fonctionnement dans le métabolisme du capital contemporain. Autrement dit, les programmes sont conçus comme si nous étions au XIX ème siècle. Le Conseil de Sécurité de l’ONU, la BID, la Banque Mondiale, le FMI, l’OEA, l’OMC, etc., apparaissent davantage comme des représentants des sociétés transnationales que comme des institutions internationales chargées de promouvoir le développement de la paix dans le monde. Ils interviennent dans le Tiers-Monde pour sauvegarder les intérêts des maîtres du capital. Ils n’ont que faire de la formation sociale et économique des pays qui subissent leur intervention dite humanitaire. Dans ces conditions, les cultures locales sont déposées au musée antiquaire, et les jeunes de ces pays n’ont de repère que dans la vision du capital triomphant. Ils sont systématiquement arrachés de leur culture d’origine, et submergés d’une post-modernité que la dépendance culturelle interdit de mettre en question. Aujourd’hui, les jeunes universitaires haïtiens ne s’identifient pas au pays, mais leur projet de vie reste pourtant bloqué par les barrières de l’immigration qui empêche leur déplacement vers une quête légitime d’une vie meilleure. En somme, les interventions de l’Internationale Communautaire contribuent à massifier les jeunes au lieu d’éveiller leur conscience sur la nécessité d’agir pour instaurer la paix dans le monde à partir du développement de leur propre société et de leur propre culture. C’est pourquoi d’ailleurs, l’autonomie universitaire n’a jamais intéressé ces institutions dites internationales.
Thèses pour une école solidaire en Haïti
L’Internationale Communautaire qui régit le mouvement du capital dans le monde, n’a rien de solidaire. Les intérêts des sociétés transnationales guident ses actions. Même si l’ONU a condamné l’intervention des Etats-Unis en Irak, par exemple, celle-ci se poursuit au gré des entreprises multinationales qui ont besoin du pétrole du Moyen Orient pour supporter la spéculation financière. On sacrifie les cultures des peuples sous l’autel de la pensée unique.
De nos jours, la démocratie n’existe pas en dehors des normes impériales du capital. La culture d’un peuple est reléguée au musée folklorique, tandis que la globalisation ne fait que répandre la misère et l’exclusion dans le monde. Comme les esclaves et marrons de St Domingue [11] avaient défié l’ordre émergent de l’époque en rompant les liens de la dépendance esclavagiste, ne devons-nous pas nous inspirer des liens affectifs de confiance et d’égalité, qu’ils nous ont légués pour promouvoir aujourd’hui, la liberté pleine et la digne solidarité ? Seulement, plus que jamais, ne devons-nous pas être plus attentifs à la nécessité de tisser des alliances plus intelligentes, compte tenu des possibilités de communication offertes par la globalisation contemporaine ?
Nous devons nous mettre à l’école de la pratique de la solidarité qui permet la survie des masses populaires haïtiennes. Cette pratique connote une vision de l’homme comme partenaire dans la vie : l’un doit aider l’autre à accomplir son existence sans en retirer le moindre profit. Le plaisir psychique doit être la seule motivation.
L’école de la solidarité éduque pour l’accomplissement du projet de l’homme. Quand on aide quelqu’un à se réaliser, même dans un instant, c’est son projet et le sien qui s’accomplissent. Nous éprouvons du plaisir à nous faire du bien. La solidarité à l’école va renforcer ce sentiment chez l’enfant en formation de personnalité.
La solidarité à l’école est à la fois une théorisation et une application de l’école de la solidarité. Comme théorie, elle se traduit par une pédagogie du travail en groupe où s’apprennent la discussion, la participation, la libre communication, la solidarité pratique, le respect mutuel, l’engagement dans la production locale de connaissances, l’accomplissement individuel et collectif, l’épanouissement des partenaires dans la compréhension active des vécus quotidiens. Comme pratique, la solidarité à l’école rompra avec l’esprit de compétition qui bloque le développement de l’école de la solidarité à l’école haïtienne.
La pédagogie de la solidarité, s’inspirant du projet de liberté pleine de l’esprit marron, prépare l’élève au dépassement des contradictions entre son propre projet et le projet de ses parents, entre le projet-synthèse et le programme de la société, exprimé dans les réelles possibilités. Par exemple, le projet de mobilité sociale des étudiants ne peut pas, aujourd’hui, se réaliser dans la société haïtienne, à cause d’une part, de l’incapacité historique des compradores à penser et à réaliser le développement industriel du pays et de l’autre, de la transformation des scolarisés en prolétaires qui fournissent du travail immatériel ou affectif à la sous-traitance et à la zone franche, sans pouvoir devenir riches et être aux commandes, comme le leur a enseigné l’idéologie dominante. Alors, n’est-ce pas le moment de réfléchir sérieusement sur l’existence simultanée d’anciens rapports d’exploitation et de nouvelles conditions de domination ?
L’éducation solidaire est la plus haute manifestation de la culture de la liberté humaine. Elle vise à socialiser la nécessité du vivre ensemble dans la promotion des différences non-essentielles. La solidarité à l’école, participe donc du processus d’explicitation des potentialités des élèves. Elle est la rencontre de l’individuel et du collectif dans l’humanisation du social haïtien.
Comme la société haïtienne pratique la discrimination culturelle envers les masses populaires, l’éducation solidaire part des formes concrètes d’actions solidaires pour initier les élèves à la réflexion critique sur leur réalité. Elle doit être revendiquée par les organisations populaires. Par l’éducation populaire, la pédagogie de la solidarité se transforme en force culturelle qui aidera à recréer, par le partage, une subjectivité libératrice chez les élèves. Le point de départ reste la vie réelle de ces derniers.
L’éducation solidaire commence sous les manguiers, dans les rues ; elle marche vers les actions communautaires et atteint l’école élitiste en plein cœur par la force légitime de son projet. Toute personne est à se développer. Son développement requiert la libre satisfaction de ses besoins. L’appropriation privée des moyens de satisfaction des besoins atrophie ce développement.
La globalisation néo-libérale, c’est le libre mouvement du capital qui étend ses tentacules sur le monde entier. Nous avons plutôt besoin d’une mondialisation solidaire où la personne se déplace librement d’un point à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une occupation à l’autre. La pédagogie de la solidarité doit préparer les élèves à inventer pour leur existence, de manière qu’ils puissent passer de l’animalité à l’humanité, de l’ingénuité à la criticité.
La solidarité est la plus haute expression de l’humanité. C’est l’engagement intéressé au bien-être de l’autre. Des gestes vraiment humains de solidarité résultent de comportements sociaux qui ne sont pas motivés par le gain du lucre. Pour cela, la pédagogie de la solidarité cherche à repérer tous les gestes de solidarité quotidiens dans la famille élargie, les groupes et les classes sociales. Des exercices de lecture critique de ces gestes accompagneront le processus de communication de ceux-ci aux autres ; l’école solidaire répertoriera les luttes entre les gestes de solidarité et les actes de « lucrativité » pour mieux appréhender le mode d’atrophie de ces gestes par l’institutionnalisation de la néo-colonisation en Haïti.
La solidarité est un gage envers le bonheur de l’autre. L’élan vers l’autre participe du développement de soi. C’est l’humanité qui s’épanouit au déploiement de la solidarité. On s’affranchit alors du lucre pour s’engager résolument dans la réalisation de la liberté. C’est une lutte permanente contre les motivations objectives de subordination de l’autre. Il nous faut donc libérer le temps, comme nos ancêtres l’ont fait du temps de l’esclavage pré-moderne. Dans la post-modernité, nous avons l’obligation d’utiliser notre intelligence pour bien mériter de la liberté léguée par nos ancêtres.
Jn Anil Louis-Juste
7 février 2005.
* La praxis est ici entendue dans le sens dialectique de la rencontre de la réflexion et de l’action dans l’acte éducatif. (Voir Paulo Freire dans « Pédagogie des Opprimés, Maspero 1970 », et « a Educaçao enquanto Prática da liberdade, Cortez 1989).
[1] Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti
[2] En 1980, le gouvernement avait introduit une réforme du système éducatif haïtien. L’action a été pensée selon la logique néo-libérale où l’on a assigné à Haïti, la place de fournisseuse de force de travail qualifiée dans des tâches simplement techniques. L’initiation aux technologies de base représentait le nerf central de cette réforme (lire le livre « De la Crise de l’éducation à l’Education de la crise, 2004)
[3] Plus tard, en 1993, en plein régime de coup d’Etat, le gouvernement a mis au point, le Plan National de Formation et d’Education (PNEF). Dans ce plan, sont conçus des projets dont les activités tendent vers la concrétisation de l’esprit de la Réforme Bernard.
[4] Selon le jésuitisme, plus on est intellectuellement cultivé, mieux on peut servir sa communauté.
[5] Qu’on se souvienne de la Révolution Economique promise par Baby Doc., et de la politique de taïwanisation de l’économie haïtienne menée sous son règne !
[6] En fait, c’était en juillet 1944 que la conférence internationale tenue à Bretton Woods (New Hampshire, Etats-Unis) avait fondé le Fond Monétaire International (FMI), la Banque Internationale de Reconstruction et de Développement, devenue depuis longtemps Banque Mondiale et le GATT devenu, il y a peu de temps, Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Même si ces institutions font du système des Nations Unies, leur mode de gestion n’a rien de démocratique, puisque la valeur des cotisations détermine le nombre de votes de chaque pays. C’est ainsi que l’Europe et les Etats-Unis contrôlent pratiquement l’orientation de ces institutions. Avec la mise en place de projets de développement communautaire dans le Tiers-Monde, elles fonctionnent comme une véritable Internationale Communautaire qui utilise des réseaux locaux pour y empêcher l’émergence d’une autre Internationale Communiste
[7] N’est-ce pas que Georges W. Bush a promis, dans son discours d’investiture de 2005, d’étendre la liberté et la démocratie dans toutes les parties du monde, sous prétexte de lutter contre le « terrorisme » ?
[8] Le Canada vient de dépeupler Haïti de plus de 70.000 cadres, et en Europe, on parle sérieusement de la mise en place d’une politique d’immigration par quota.
[9] Ici, nous entendons par esprit marron, la mentalité caractérisée du refus de l’exploitation esclavagiste et du choix astucieux du marronnage comme volonté de travailler pour soi-même.
[10] Lire Michael Hardt et Toni Negri in « Empire, Havard Press University, 2000 »
[11] Lire Jean Fouchard, in Les Marrons de la liberté, Deschamps 198 ? et Michel Rolph Trouillot dans « Ti Dife boule sou listwa dAyiti, Akansyèl, Nouyòk, 1976 ».