Par Marcel Duret*
Soumis à AlterPresse le 1er décembre 2017
« De tous les haïtiens que j’ai rencontrés, Azor est celui avec qui je communique le mieux » dixit Madame Eiko Nakano, Présidente de l’Association des amis d’Haïti à Nagoya au Japon. Madame Nakano ne parle qu’une langue : le japonais. Azor ne parle qu’une langue : le créole.
En Haïti durant les carnavals et durant les spectacles du groupe Racine Mapou de Azor, des individus venant de partout de l’intérieur du pays et de la diaspora tombent en transe. Comme une vague, un premier groupe arrive à s’éclater, à atteindre le « climax ». C’est une jouissance à nulle autre pareille. C’est peut-être la manifestation la plus vraie d’une symbiose entre les hommes et les dieux. Ceux qui ne sont pas atteints par la première vague s’occupent de calmer, de rassurer ceux qui sont en transe. Plus tard ils seront aussi maitrisés quand leur tour viendra.
Comment expliquer ces deux phénomènes extraordinaires. D’une part dans un pays situé aux antipodes d’Haïti, le Japon un pays d’une culture millénaire sans aucun réel contact avec l’Afrique et d’autre part en Haïti ou le vodou est et demeure le socle même d’une culture forte et riche ?
Au Japon ou j’ai été l’Ambassadeur d’Haïti pendant 12 ans, Azor fut la pièce maitresse de la culture haïtienne que j’offrais en partage au peuple japonais. Azor fut mon « boulpik ». En effet de Tokyo à Hiroshima et des Shinto « Shrine » aux temples Bouddhistes, Azor transcendait toutes les barrières de langue ou de cultures. Quelque soit le lieu du spectacle, j’étais certain que tous les spectateurs japonais allaient rentrer chez eux satisfaits d’avoir vécu une expérience unique qu’ils garderont dans leur mémoire pour le reste de leurs jours. Deux heures de spectacle sans arrêt et pas un signe d’impatience ni de fatigue de la part des japonais alors qu’ils ne comprennent pas un mot de ses chansons et ne sont pas familiers avec ces rythmes pour la plupart puisés des péristyles. C’est le silence absolu, l’attention soutenue, le public est littéralement hypnotisé par la voix, le charisme et la virtuosité d’Azor au tambour.
Azor est tout aussi puissant quand il accompagne des musiciens haïtiens tels qu’Eddy Prophète, Beethova Obas, Emeline Michel, Boulo Valcourt etc. Le CD « Créole Jazz in Japan » enregistré avec Eddy Prophète au piano live à Fukuyama témoigne de la versatilité d’Azor et de sa capacité à s’adapter à des musiques et des rythmes qui ne sont pas nécessairement du mouvement racine. Le CD « Haïti Japon Cœur-à-Cœur » dans lequel deux musiciens japonais de « Chakuhachi » flûte japonaise et de « KOTO » ont pu communier avec Azor pour créer une musique à la fois sensuelle, mystique et fabuleuse. Ce CD est un classique que tous les mélomanes haïtiens doivent posséder.
A la Grande Rivière du Nord durant la fête de Saint Jacques Majeur, j’ai l’opportunité de découvrir ce qu’Azor et « Racine Mapou » d’Azor représentent pour une grande majorité d’Haïtiens. En effet des gens sont venus de la diaspora et de partout dans le pays pour participer à cette fête champêtre et presqu’exclusivement pour assister aux spectacles d’Azor. Je les regarde avec attention alors qu’ils exhibent leurs bijoux et des robes de très grande valeur. Les boissons de toutes sortes coulent à flots. Je vois trois jeunes, un homme et deux femmes qui sont évidemment frère et sœurs, je vois un homme habillé très drôlement avec un boubou africain, je vois une petite fille habillée comme si elle allait à l’église pour sa première communion.
Finalement le spectacle commence. Et tout ce beau monde en chœur chante, scande avec Azor presque toutes les chansons, les unes après les autres. Comme pour garder la tension très haute, Azor ne s’arrête pas après chaque chanson. La totalité des chansons interprétées par Azor et son groupe sont des chansons de cérémonie de vodou ou de péristyles. C’est avec une joie immense et évidente que tout le monde chante avec Azor des chansons qui font partie de leur enfance, de leur jeunesse, de leur vie. Le trio des deux sœurs et un frère particulièrement revivent, je présume, des moments familiaux de grande intensité.
Brusquement j’entends un bruit juste à côté de moi. L’homme habillé en boubou est par terre. Il est tombé. Il est comme une couleuvre qui se faufile vers le centre de la piste de danse. Personne n’est surpris. La musique devient de plus en plus intense. L’homme en boubou est sur la piste de danse à côtoyer tous les autres qui dansent sans problème. Il n’y a aucune réaction de rejet ou d’étonnement des autres. Les deux sœurs et le frère continuent à chanter avec de plus en plus d’intensité.
Plusieurs autres sont tombés en transe. Et comme s’il s’agit d’un événement très particulier, l’une des deux sœurs laisse son siège et se dirige vers la piste en dansant. Elle n’est pas tombée, mais elle était visiblement possédée. Comme des abeilles vis-à-vis de leur reine, les hommes et les femmes qui dansent sur la piste se ruent vers elle. Tout le monde veut danser avec elle. Les femmes comme les hommes « grouillent » contre son corps. Comme si la communication entre eux se fait par le sexe. Si vous avez un souhait, allez-y offrez votre corps et vos vœux seront exaucés ! Pourquoi elle ? Selon ce que j’apprend du manager d’Azor, elle est possédée par OGOU FERAY, le dieu de la guerre. Le manager enveloppe une bouteille de Rhum Barbancourt dans un mouchoir rouge et va la remettre personnellement à la dame en lui faisant une demande très spécifique.
Impensable ! Comment expliquer ces deux phénomènes d’un côté au Japon où Azor demeure aujourd’hui encore le musicien haïtien le plus connu et de l’autre côté cette musique qui envoûte, qui provoque la possession chez les vodouisants ? Je laisse le soin aux anthropologues et aux ethnologues de trouver une explication, si explication il y a.
Le moins que l’on puisse dire est que Azor était un surdoué, une personnalité rare qui émerge dans une société chaque 100 ans. Il était de ces hommes qui marquent fortement la vie de ceux ou de celles qu’il côtoie ! La société où il a vécu n’est plus la même après son passage ! Musicalement Azor a innové en créant au tambour des rythmes qui n’existaient pas avant lui et en apportant à la chanson mystique et vodouesque une nouvelle tonalité tout en gardant son caractère sacrée. Cette voix de baryton est certainement l’atout le plus puissant d’Azor. Sa capacité de chanter et de simultanément s’accompagner au tambour est digne des prouesses d’un grand maitre. Nos jeunes musiciens d’aujourd’hui doivent utiliser les œuvres d’Azor comme source intarissable de rythme et de mélodie. C’est ça l’héritage sacré et combien précieux qu’Azor nous a légué.
Durant les 12 années au cours desquelles Azor a visité le Japon, il est devenu un ami, un frère. Mais à aucun moment il n’a questionné mes croyances religieuses. Notre amitié était basée sur le respect mutuel le plus absolu. Azor symbolisait pour moi l’excellence, la loyauté et le sentiment d’appartenance à un pays qui lui était très cher.
Je ne saurais terminer sans rappeler les paroles d’une chanson qu’Azor et moi prenions souvent plaisir à chanter ensemble :
“Boukmann O nan Bwa Kayiman
M nonmen non w m pa detounen w nan bwa kayiman
Papa Boukmann O nou gen ase
Papa Boukmann O nou rive nan tobout O
Peyi n nan divize
Lafanmi dozado
Nou pate fè BWA KAYIMAN
Pou n sèvi etranje »
* Ex Ambassadeur d’Haïti à Tokyo
Contact : duret12@yahoo.com
Copyright © Marcel Duret Novembre 2017