Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 28 novembre 2017
Mon cher Cary,
Je m’associe à tes nombreux parents, amis et collègues qui sont venus te dire adieu et te rendre un dernier hommage. Ton départ nous atteint tous profondément et les mots ne suffisent pas pour exprimer notre tristesse. Comme à chaque perte d’un être cher, nous questionnons le sens de la vie et nous nous accrochons à notre vécu, aux sentiments et émotions qui nous ont réunis dans le temps. Tu nous laisses un riche héritage qui servira sans aucun doute de guide à la jeunesse. Tes nombreux ouvrages et articles en témoignent, y compris le livre qui sera publié à titre posthume aux Éditions du CIDHICA.
Mon cher Cary, tu n’as pas achevé la tâche que tu t’étais fixée en 1968, de « réaliser une révolution » en Haïti, mais tu as merveilleusement réussi à insuffler chez tous tes amis et élèves le sens de la rigueur qui te caractérisait. En ce qui me concerne, tes commentaires sur mes manuscrits arrivaient toujours à point nommé. Le 24 juillet dernier, à la réception du manuscrit de mon prochain ouvrage, tu me répondais en disant : « Je voudrais te prévenir que ce sera pour moi une lecture vraiment modulée (on aurait dit « scandée » dans les années poulantzasiennes [1]...) au rythme de mes contraintes médicales actuelles, qui se font de plus en plus contraignantes et limitatives de mes disponibilités. » La maladie t’a emporté et je n’ai pas pu bénéficier de ta sagesse, de tes idées et de tes mots qui m’ont été extrêmement utiles en maintes occasions.
Dans les ténèbres qui enveloppent la pensée et l’action, combien de fois n’as-tu pas apporté ta lumière ? Je pense ici à certains débats sur l’Amérique latine, sur les conjonctures haïtiennes post-1986, post-1991, post-2004 ou enfin post-2011. Dans l’obscurité du moment, ton éclairage faisait la différence sur bien des questions, dont la pratique contemporaine du marronnage et les enquêtes du Latin American Public Opinion Project (LAPOP). Sur le marronnage actuel, tu avais réagi à un débat en disant : « Le marronnage arrange aussi bien le marron que celui qui subit le marronnage. Il y a là un certain parallélisme avec le dilemme bien connu du prisonnier de la théorie des jeux. Donc, c’est une de nos quadratures du cercle [2]. »
À propos de la confiance de la population dans le système politique et les institutions, tu avais présenté les résultats de l’enquête du Latino America Barometer [3] menée en 2012 avec le concours de la Vanderbilt University, de l’Université Laval et de l’Université Iowa State dans le cadre du Latin American Public Opinion Project (LAPOP). Sur une échelle de 1 à 100, des 26 pays de l’Amérique Latine et des Caraïbes analysés, Haïti est à la queue du peloton avec 44,5 précédé seulement par le Panama (44) et le Honduras (41.4) où l’appui de la population au système politique est le plus faible . En partageant ces résultats, tu nous forçais à regarder attentivement une bien triste réalité que des yeux ne veulent pas voir. Et cela, tu le faisais autant avec tes amis haïtiens qu’avec tes amis allemands. Tu l’as montré lors des retrouvailles de 2013 célébrant le jubilé des 50 ans de ta promotion à l’Université libre de Berlin.
Chers parents et amis ici présents,
Avec ce supplément d’âme qui transpire dans l’élégie du poète germanophone Rilke, reprenant la thématique de Hölderlin, disant « la mort est … le fruit qui mûrit à l’intérieur de la vie » [4], Cary a signalé d’autres indicateurs de la dégénérescence de notre système politique qui avance vers son délitement final. Une mort annoncée par les deux occupations étrangères de 1994 et 2004. En politologue averti collé à l’actualité et à la vie réelle, Cary avait conclu : « En ce qui est de la confiance placée dans les institutions, au moment de l’enquête, le Président a recueilli environ 70% ; le système de justice, 41% ; la cour suprême, 36% ; les partis politiques, 37% ; le Parlement, 33% ; les élections en général, 33% ; la commission électorale, 31%. [5] »
Mon cher Cary,
Dans la bataille des idées nécessaires pour créer un monde meilleur, tu ne te laissais pas bousculer par l’urgence, devenue en Haïti le maitre-mot, le prétexte à toutes les malversations. Face au traumatisme moral actuel, jamais tu n’as laissé la raison vaciller devant l’horreur. Face aux grands défis de l’heure, tu étais bien conscient de la nécessité d’une période d’élaboration, d’un temps de latence, d’un discours intellectuel qui résonne fort quand tous les paramètres sont pris en compte. Tu as ainsi appelé les nouvelles générations à redoubler d’efforts et à servir de relais dans la course vers une nouvelle Haïti où l’impunité et toutes les formes d’exclusion seront bannies.
Mon cher Cary, partout où tu es passé, tes auditoires ont bénéficié de la profondeur de tes réflexions toujours bien articulées. J’invite tous ceux et celles qui ont apprécié tes apports à leur juste valeur de tout faire pour combler le vide que tu laisses. Je lance l’idée de la création d’une fondation ou d’une bibliothèque Cary Hector en vue de préserver et de faire fructifier ton héritage intellectuel. Ta mémoire sera toujours dans nos esprits et dans nos cœurs.
Avec beaucoup de compassion, nous présentons nos condoléances à ta famille. Nous garderons avec nous ton éternel optimisme et ton sourire. Repose en paix Cary.
* Économiste, écrivain
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[1] La référence est au politologue gréco-français Nicos Poulantzas dont les théories ont marqué les années post-1968.
[2] Cary Hector, dans « Élections en Haïti et dynamiques démocratiques », Rencontre, no 31, Port-au-Prince, Novembre 2014, p. 19.
[3] Ibid, p. 20.
[4] Reiner Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort (1903), Haut-Rhin, France, Éditions Arfuyen, 2016, p. 34.
[5] Cary Hector, dans « Élections en Haïti et dynamiques démocratiques », op. cit. p. 20.