Par Gary Olius*
Soumis à AlterPresse le 20 septembre 2017
"L’étonnante tâche des sciences économiques est de démontrer aux hommes combien en réalité ils en savent peu sur ce qu’ils s’imaginent pouvoir modeler"
Friedrich VON HAYEK
Tout le monde parle de budget et personne n’écoute personne. Ainsi, un vacarme étourdissant est créé autour de la substance de cet outil de gouvernance, comme si l’on voulait convertir à tout prix son officialisation et son exécution en une mission impossible, au même titre que la démocratisation du pays elle-même. Et le plus drôle dans tout cela c’est que, parlant d’un ‘bon’ budget, on dirait que tout le monde en veut, tandis qu’en réalité très peu de gens y contribuent de bonne foi ou s’engagent à œuvrer dans le bon sens. Là-dessus, les antagonismes sont exacerbés et ils le sont à un point tel que la chose ne défraie pas seulement la chronique ; mais aussi déchaine des passions démesurées. Chaque groupuscule y va de son semblant de lecture et de ses propres intérêts économiques, financiers et politiques. Il semble même qu’ils sont extrêmement minoritaires les gens qui pensent véritablement qu’Haïti a besoin d’une entente, d’une solidarité agissante et d’une tranquillité de longue durée pour se construire un futur à la hauteur des attentes des jeunes générations.
Le constat est patent, une majorité de gens sont plus enclins à trouver des arguties pour mettre de l’huile sur le feu qu’à utiliser des paroles justes et salutaires pour calmer ce jeu dangereux qui se joue, en utilisant le budget comme prétexte. Il y a de ces journaleux qui en font leurs scoops et de ces politiciens en mal de reparaitre qui y cherchent leur capital politique perdu. Il y a aussi cette masse qui y voit noir et ces ayant-droits du monde économique haïtien qui battent la grosse caisse et mobilisent de grands moyens pour défendre leurs privilèges menacés. Il y a, enfin, ce chef de gouvernement qui ne fait pas le poids et qui s’est exonéré de sa responsabilité de communiquer avec tact et autorité sur les grandes décisions de son équipe.
Pendant ce temps, Haïti se meurt. Et ce n’est pas ce budget ni un autre qui va la sortir de l’agonie, car fondamentalement le problème du pays ou même des finances publiques haïtiennes n’est pas de nature budgétaire. La preuve en est que, dans ce texte voté par le parlement, on parle d’une prévision de crédit qui se situe aux alentours de 144 milliards (exactement, 144,200,000,000.00) de gourdes, soit l’équivalent de 2.2 milliards de dollars américains ; alors que 5 milliards ne seraient pas suffisants pour adresser nos innombrables urgences. Donc, nous sommes bien loin d’un budget qui serait à la mesure de nos ambitions et de notre rêve d’une Haïti émergente dans 13 années. La première chose qu’on doit se mettre dans la tête c’est qu’Haïti est d’abord un pays à viabiliser socialement, économiquement et politiquement . La petite pitance, autour de laquelle on alimente tout ce tintamarre, ne représente que 27% du budget de la fameuse ADX Florence Supermax, la prison où l’on enferme les criminels plus dangereux aux Etats Unis, lequel a été estimé en 2016 à plus de 10 milliards de dollars. Vous comprenez que les 144,200,000,000.00 gourdes sont tout simplement indignes d’une population de plus de 11 millions d’hommes et de femmes en liberté dans un pays souverain. Mais la logique économique endogène exige de faire avec ce qu’on a, jusqu’à ce qu’on puisse générer les conditions favorables pour trouver mieux et plus. Vous comprenez également que quelque soit la forme de répartition qu’on faisait de ces 2.2 milliards, elle ne serait jamais optimale et resterait – à tous les points de vue – un montant misérable dans un pays où la misère semble élire domicile éternellement.
Le mieux qu’on puisse faire avec un tel budget serait de trouver la formule équitable pour rendre tout le monde (ou chaque être haïtien) malheureux dans une juste proportion. Pour y parvenir, encore faudrait-il que les parlementaires renoncent à leurs jouissives subventions périodiques, que l’on mette fin sans concession à l’accord permettant de dépenser plus de 300 millions de dollars à travers la nullissime entreprise publique EDH et que la primature ainsi que la présidence acceptent de se soumettre de bonne foi à une cure d’amaigrissement en diminuant substantiellement le nombre de leurs conseillers et consultants dont l’utilité effective n’a pas été objectivement prouvée. C’est un exercice d’optimisation qui a aussi ses coûts politiques et ses risques…
L’Etat haïtien, depuis 1986, se complait dans un modèle de finances publiques caractérisé par la distribution tous azimuts de privilèges ou de subventions à des forces politiques et à des groupes de pression, tout comme on accepte d’entretenir une économie nationale fonctionnant sur une logique de rentes. Et, ce faisant, l’Etat s’est privé et se prive encore de sources viables de revenu fiscal et s’interdit d’élargir correctement son espace budgétaire. Rien d’étonnant qu’on se retrouve à récurrence dans une situation où l’on doit se chamailler ou même s’entretuer pour des miettes. Car, en guise d’une approche fiscale, axée sur l’identification et l’entretien laborieux de sources de recettes durables (élargissement d’assiette), les décideurs de cet Etat succombent toujours à cette tentation consistant à augmenter le poids sur les épaules de ceux qui portent déjà la charge fiscale du pays. Réflexe incrémentaliste de paresseux !
Même si une réforme des abattements est nécessaire en Haïti, les experts en la matière préconisent qu’il faut savoir créer, au préalable, les conditions indispensables pour la mettre en œuvre, comme : un renforcement de l’administration fiscale, l’actualisation et la diffusion massive d’un code de procédures, l’analyse de la rentabilité effective de chaque taxe, le début de la réalisation de projets de grande visibilité (comme l’autoroute périphérique, le réseau ferroviaire, l’électricité 24/24, etc.) susceptibles de devenir motivants pour les contribuables et une vaste campagne d’éducation fiscale de la population. Agir sur les taux de taxation sans - au moins trois – de ces éléments formatifs et sensibilisants, dans un contexte de perception élevée de corruption (par ex. Affaire Kits Scolaires), c’est s’exposer à des ennuis politiques intolérables.
En dépit de toutes ces considérations, je suis de ceux qui pensent que les violences du 12 septembre ne sont pas vraiment imputables aux dénonciations abracadabrantes orchestrées autour du budget. Il y a tout un ensemble de mystères entretenus par les dirigeants du pays depuis l’exercice 2009-2010, par le secteur privé des affaires et par l’opposition politique haïtienne, lesquels établissent la plus grande opacité sur un certain nombre de problématiques vitales pour la vie économique et politique du pays. Sans se rendre compte, nos hommes d’Etat ont multiplié au fil des ans des boites noires qui sont exploitables à souhait par n’importe quel politicien qui rêve de se refaire une virginité ou une santé politique. Et ce sont toujours les investisseurs, les élèves et les citoyens innocents qui en feront les frais. La grande leçon qu’il faut tirer de ce qui s’est passé la semaine dernière est que ce déficit de transparence sur la gestion de ces grands mystères s’est converti en un véritable contentieux national qu’il faut absolument vider de toute urgence.
Le Président Jovenel Moïse annonce la disponibilité du courant électrique 24/24 au terme de ses deux premières années de mandat. On ne peut que souhaiter que cela se réalise et l’applaudir au moment venu. Mais comment effectuer une telle annonce sans penser à exposer préalablement au vu et au su de tout le monde le mystère de la boite noire des contrats de longue durée signés avec des opérateurs haïtiens et dominicains ? L’adhésion à l’annonce susmentionnée serait aussi massive qu’indéfectible si le président avait eu la vista politique de procéder de la sorte. On pourrait faire la même chose par rapport à l’exécution en régie de certains ouvrages publics et aux grands chantiers bancables dans le cadre d’une éventuelle coopération avec la grande chine versus l’embarrassant héritage constitué par l’accord PPTE [1] signé par le gouvernement Preval-Bellerive avec les bailleurs multilatéraux. Vous comprenez que le budget n’est que l’arbre qui cache cette forêt de mystères. Et, au nombre de ceux-ci, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi l’enjeu politique représenté par la mise en place du Conseil Electoral Permanent et le Conseil Constitutionnel, ainsi que les sanctions infligées aux ONG qui, tout en refusant catégoriquement de s’aligner sur les priorités définies par les gouvernements depuis le séisme de janvier 2010, gaspillent sans scrupule des centaines de millions de dollars, au nom des pauvres d’Haïti. Il y a tout ce cumul de non-dits et ce besoin impérieux d’explication qui ont conditionné en grande partie les violentes manifestations du 12 septembre dernier… Donc, un grand un grand travail de déblayage et de déballage s’impose.
On ne réussit pas en politique pour avoir présenté un bon budget à un peuple qui n’attend que le début d’exécution de projets porteurs d’espoir, susceptibles de lui donner de bonnes raisons de croire en un lendemain meilleur. Comme de fait, les jeunes ne partent pas au Brésil ou au Chili à cause des budgets antérieurs que les medias et les politiciens n’ont pas songé à critiquer, mais tout simplement parce que le désarroi économique et politique tombe de tout son poids sur Haïti. Le budget n’étant qu’une déclaration d’intentions chiffrée, il ne vaut que ce qu’il vaut. Au juste, c’est la loi de règlement (qui n’intéresse personne en Haïti) qui permettrait de juger a posteriori jusqu’à quel point un budget a été bon ou néfaste.
Mais toujours est-il qu’il faut savoir clarifier ses intentions initiales et les expliquer opportunément, sinon il y aura toujours un politicien attentif qui cherchera à prendre avantage de ce déni de pédagogie politique pour alimenter la confusion et semer la pagaille. Communiquer sagement et s’expliquer correctement s’impose au Président (au risque de biffer un PM déjà taciturne) comme une obligation incontournable et il ne saurait être tenté – pour quelque cause que ce soit – d’en faire l’économie. Ceci, tout en évitant de tomber dans le piège de l’inflation verbeuse qui caractérisait le gouvernement Martelly-Lamothe.
En cela, le grand Leslie Manigat a montré la voie à suivre par l’instauration de ses ‘ti koze anba tonel’. C’est pour cette raison que j’ose penser que la tribune annoncée par le Président sur la Télévision National d’Haïti (Pawol chanjman) pourra être une très bonne initiative si elle garde le même format, se réalise avec la même régularité et ne se confond pas avec la propagande de bas étage très prisée par les régimes passés. Ce dont le pays a besoin c’est une tribune de communication sur les vraies intentions du gouvernement (inscrites dans le budget) et une tribune de reddition de compte sur les dépenses faites et les résultats obtenus… Tout le reste est folklore !
Ojala que ce minimum soit fait et que le peuple, ainsi que les acteurs clés de la société, se retrouvent en confiance, car sinon on pourra produire le meilleur budget au monde et concevoir le meilleur dispositif de communication qui soit, mais si l’on s’écarte de ce qui est indispensable, en fin de compte tout cela ne se résumera qu’à dresser un autel pour célébrer ses propres mystères.
* Économiste, spécialiste en administration publique
Contact : golius_3000@hotmail.com
[1] Pays Pauvres Très Endettés, accord donnant droit à des dons et à des rétrocessions de dettes, mais interdisant formellement le recours au marché financier international et à des prêts non concessionnels pour financer le développement. (Les dirigeants de l’époque se sont fourvoyés en pensant qu’il était possible de développer le pays avec des dons multilatéraux conditionnés.)