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Haïti : Utopie et projet collectif

Notes de lecture

P-au-P., 14 Fév. 05 [AlterPresse] --- Frédéric Gérald Chéry, docteur en économie, propose dans son livre « Discours et décision », paru en novembre 2004, un cinglant diagnostic de la crise du savoir qu’affronte la société haïtienne.

Comme l’écrit Jean Claude Fignolé, Chéry questionne le discours qui véhicule le savoir autorisant depuis deux siècles les élites politiques et économiques haïtiennes à prendre les décisions qui, de crises en crises, ont engagé le pays dans l’impasse politique actuelle.

En 160 pages, l’auteur scrute les fondements du droit, les discours caractérisant les sociétés modernes et les méthodes de résolution de conflits y afférentes, les contraintes liées à l’émergence d’un savoir autonome, les axes éventuelles de l’édification d’un consensus interne souhaitable apte à garantir l’autonomie et la respectabilité de l’Université d’Etat d’Haïti, les obstacles se dressant sur le chemin du chercheur haïtien engagé dans la production d’un savoir, le discours et les pratiques médiatiques, le blocage de la transition et l’échec de la tradition.

D’emblée, Frédéric Gérald Chéry souligne l’absence en Haïti « d’une idée du changement et d’une action collective, manifestées d’abord dans l’opinion et dans les politiques publiques, qui appuient et transforment les stratégies individuelles en une démarche pensée et effective de promotion sociale ».

Il s’interroge ensuite sur la capacité de l’Etat ou de l’élite dirigeante de prendre des décisions, vu que ces deux entités ne recourent pas à un éclairage scientifique de la réalité et ne favorisent pas non plus la discussion sur les intérêts. Le professeur Chéry se demande s’il ne faut pas lier ce manque de débat sur les intérêts d’une part à la tradition esclavagiste d’une société qui refoule les rapports marchands fondés sur la réciprocité et d’autre part à la prévention par les élites dirigeantes du changement économique susceptible d’amener un changement des rapports de forces entre les ailes rivales des élites dirigeantes.

L’auteur insiste sur l’encrage externe du discours de l’Etat qui freine l’émergence d’une vision du monde engendrée à partir des relations internes de la société. Assimilant la mondialisation de l’économie à un facteur de production d’un discours, d’une unité fictive de la nation fondue dans l’économie mondiale, Frédéric Gérald Chéry relève que ces sources externes de légitimité, non résultant de la discussion entre les gens, ne sont pas celles qui mènent à la constitution d’une sphère de savoir autonome. Plus grave encore, « la légitimité de l’Etat se construit vis-à -vis de l’étranger », renchérit-il.

Le livre énumère trois obstacles auxquels est confronté tout chercheur haïtien engagé dans la production d’un savoir (scientifique) :

« Primo, il est citoyen d’une société où les élites dirigeantes n’assument pas de responsabilités en relation avec un choix collectif. Secondo, cette société que l’on dit scindée en deux : ville/campagne ou élites/masses, n’a jamais visé un projet commun qui, inscrit dans la conscience de tous, modèle le substrat cognitif et met les individus en attente d’un savoir à prétention universelle. Tertio, la société n’a pas encore une vision du progrès qui autorise le rejet du passé, qui, en conséquence, oblige le chercheur à questionner, à dépasser le savoir établi et à émettre une critique sur les travaux de ses collègues », fin de citation.

Se référant à l’absence de repères et de mécanismes socio-économiques de validation du progrès et de prise en compte (par les élites dirigeantes) des travaux de recherche qui vont dans le sens du progrès, l’auteur glisse avec un brin d’ironie la phrase suivante : « C’est comme s’il y avait plus de démocratie au Moyen Age au moment où la coutume faisait foi, par rapport à l’Haïti d’aujourd’hui où les citoyens croient vivre dans un Etat de droit ».

S’agissant du discours et de la problématique des médias en Haïti, le professeur Chéry note que, « en dépit de la multiplication des médias et de l’existence d’une université autonome, l’opinion publique a un contenu réactif, mais ne porte pas sur l’avenir à construire. « Pour faciliter la prise de décision, il faut avoir des citoyens informés et instruits sur les avenirs possibles de la société », estime l’auteur.

Parmi les facteurs expliquant l’impasse de la décision et le blocage de la transition en Haïti, l’auteur évoque l’absence de discours axé sur le futur et de renégociation des droits. Cette situation porte les dirigeants, affirme Chéry, à prendre des décisions qui n’ont aucun lien avec ce que les gens discutent et attendent.

Ce blocage de l’Etat et des dirigeants haïtiens quant à la légitimité de leurs actes provoque, ajoute l’auteur, « la formation d’une forme de prise de décision et d’autorité donnant à voir qu’un groupe restreint de gens adopte, au niveau de l’Etat, dans les organisations de la société civile et dans les affaires du pays, une procédure de prise de décision presque à l’unanimité, car il ne bénéficie pas d’une opinion publique constituée ».

L’ouvrage s’achève sur les exigences d’une transition réussie en Haïti. Celle-ci suppose, estime l’auteur, « un double acte d’identification des groupes d’acteurs (Université, partis politiques, monde du travail) devant s’impliquer dans le débat sur l’avenir de la société, et de création d’institutions et de nouveaux mécanismes de discussion ».

« Discours et décision » de Frédéric Gérald Chéry, un ouvrage à lire absolument. [vs apr 14/02/05 10 : 20]