Par Alain St.-Victor
Soumis à AlterPresse le 8 février 2005
"Produire sans posséder
Agir sans s’imposer
Développer sans dominer"
Lao-Tseu [1]
Le premier Forum Social Mondial (FSM) eut lieu à Porto Allegre en janvier 2001, et, depuis, il ne cesse de connaître un succès croissant. De 2001 à 2005, le nombre de participants a été multiplié par dix, passant de 15.000 à 150.000 personnes. à€ l’origine, il s’agit de donner une vision alternative, un autre cadre de référence au Forum économique mondial organisé chaque année à Davos (Suisse) par les grands pays capitalistes (le G8).
Le FSM a ceci de particulier qu’il n’entend pas seulement montrer du doigt la logique infernale de la mondialisation du capital, en analysant notamment ses répercutions sociales et écologiques, mais (ce qui est peut-être inédit dans l’histoire de la contestation sociale) il entend, selon l’expression de Bourdieu, travailler à une « invention collective des structures », en d’autres termes dépasser le stade de la critique pour esquisser dans une approche consensuelle des propositions concrètes. Depuis les années 80, plusieurs intellectuels ont démystifié le discours néolibéral, qui mettait en exergue l’ajustement structurel, seul moyen pour les pays pauvres de parvenir à la croissance économique. La critique contre le néolibéralisme, en tant que projet économique mondial, allait en s’intensifiant, à mesure que les mythes de la croissance économique s’effondraient comme des châteaux de cartes. En 1999, à Seattle, la contestation prit une dimension internationale, et il était devenu important par la suite de créer un espace, un forum où plusieurs organisations mondiales de base puissent discuter et échanger sur des questions sociales, économiques, culturelles, écologiques, etc.
Dans sa « Charte de Principes », le FSM se définit comme « un espace de rencontre ouvert visant à approfondir la réflexion, le débat d’idées démocratique, la formulation de propositions, l’échange en toute liberté d’expériences, et l’articulation en vue d’actions efficaces, d’instances et de mouvements de la société civile qui s’opposent au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être humain. »
à€ première vue l’objectif peut paraître utopique : la transformation du système économique mondial axé sur le profit et la marchandise est une entreprise à longue haleine qui passe nécessairement par des mouvements sociaux structurés et l’émergence d’une nouvelle conscience planétaire, et, il faut bien l’admettre, malgré certains progrès qui prennent surtout la forme de la contestation, on est loin d’une alternative concrète, réelle de l’ordre mondial.
Le FSM fait face à plusieurs obstacles majeurs, notamment, comme l’a fait remarquer François Houtart, l’hétérogénéité de la résistance due à « la grande diversité géographique, sectorielle et culturelle de ceux qui luttent contre le néolibéralisme [2] ». Il y a aussi, bien sûr, toutes les questions concernant les objectifs visés par le FSM. S’agit-il en fait de réformer le capitalisme, de lui donner un visage humain ou de le remplacer par un autre système qui, pour la plupart des militants, reste à définir ?
Beaucoup de questions restent également pendantes quant aux moyens à prendre pour développer des structures sociales dans différents pays, qui pourront dans la pratique organiser la résistance sociale et élaborer, particulièrement en ce qui concerne l’environnement, « une autre façon d’agir ». Cependant, si les difficultés sont énormes, elles ne sont pas insurmontables. Et ce qui fait la force et la singularité du FSM, c’est qu’il est « le seul espace de convergence de la lutte contre la mondialisation néolibéraleÂ…. [et] ses préoccupations sont toutes louables et avouables : garantir un avenir meilleur à notre planète et aux habitants qu’elle héberge, dans l’équité sociale et le respect de son environnement [3] ».
Ses préoccupations répondent à une nécessité pressante d’agir, car les conditions de vie de la planète ne cesse de dégrader à un rythme effarant : « Les forêts continuent d’être dévastées ; 17 millions d’hectares disparaissent chaque année - quatre fois la taille de la SuisseÂ… chaque année, quelque 6 000 espèces animales sont exterminées. Une extinction massive menace - 13% des oiseaux, 25% des mammifères, 34% des poissons -, comme la Terre n’en a jamais connu depuis la disparition des dinosauresÂ… [4] ». Au point de vue social, « les inégalités atteignent des dimensions inédites. Â…La moitié de l’humanité vit dans la pauvreté, plus d’un tiers dans la misère, 800 millions de personnes souffrent de malnutrition, près d’un milliard demeurent analphabètes, un milliard et demi ne disposent pas d’eau potable, deux milliards n’ont toujours pas d’électricitéÂ… [5] ».
Dès lors, la question de savoir si l’alternative est possible ne se pose plus : trouver une nouvelle façon de vivre devient une nécessité absolue, car « quant l’urgence sociale, écologique et démocratique frappe si fort aux portes de tous les pouvoirs, c’est à une alternative plutôt qu’à une alternance qu’il faut ouvrir la voie. » [6]
[1] Citation tirée du livre de Bertrand Russel, Le monde qui pourrait être, Editions Denoà« l, 1973
[2] François Houtart, Forces et faiblesses de l’altermondialisation, Le Monde Diplomatique, novembre 2003
[3] Nathalie Grodin, Le Forum Social Mondial comme processus de citoyenneté, Le mensuel francophone de compilation critique de l’info, mai 2003.
[4] Ignacio Ramonet, Sauver la planète, Le Monde diplomatique, août 2002
[5] Ignacio Ramonet, Guerre sociale, Le Monde diplomatique, novembre 2002
[6] Ignacio Ramonet, Guerre sociale, Le Monde diplomatique, novembre 2002