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Plaidoyer pour la recherche de liens entre corruption et pauvreté en Haiti

Par Gary Olius [1]

Soumis à AlterPresse le 26 janvier 2005

C’est une vérité de la palisse que la société haïtienne est en train de s’écrouler sous le poids d’une pauvreté massive. A coup de diagnostics, de recherches, et d’études empiriques on essaie de découvrir les racines structurelles de ce mal qui expose la Nation à un processus irréversible de dépérissement. On soupçonne l’éducation, les politiques économiques et bien d’autres domaines comme les principales sources d’alimentation de la pauvreté que connaît le pays. Mais, pour des raisons qu’on ignore, personne n’ose explorer l’existence d’une quelconque liaison entre la pauvreté et la culture ou entre « mentalité et pauvreté » en Haïti. S’il faut croire, comme le préconisent les spécialistes que la force d’une nation est dans sa culture, pourquoi donc cette dernière ne peut pas receler aussi les causes de ses faiblesses ? Comment peut-on être sûr a priori que les causes de la mésaventure et des échecs répétés d’une société ne sont pas à chercher dans le tréfonds de sa culture ou de sa mentalité ?

Combattre efficacement la pauvreté c’est, d’abord et surtout, se donner les moyens de cerner ses contours et ses fondements. Et, pour ce faire, il faut recourir à un diagnostic complet, franc et rationnel, sans faux fuyants et sans marronnage. En toute logique, ce n’est pas parce qu’on sait, à priori, qu’on est laid que l’on doit éviter de se mettre complètement devant un miroir ; car la laideur ne s’en ira pas tout simplement par le fait qu’on n’en a pas la conscience. Il nous faut donc chercher toute la vérité sur les causes de l’extrême pauvreté de notre pays, c’est une condition sine qua non pour pouvoir la réduire. Envisager un programme de lutte contre ce mal sous la base de diagnostics biaisés ou de demi-vérités c’est assumer, dès le départ, le risque de déboucher au moins sur un demi-échec.

D’un autre coté, on constate que la corruption est toute aussi massive que la pauvreté en Haïti. « Degaje pa peche » [2], dit le credo populaire. Si ce n’est le marronnage, qu’est ce qui pourrait expliquer le fait qu’aucune étude systématique ne vient explorer la possibilité d’une relation entre les deux phénomènes ? A moins que tous les investigateurs haïtiens soient, sous une forme ou sous une autre, coupables de corruption comme le disait Kautilya de tous les fonctionnaires publics de l’Inde, il y a plus de 2,000 ans. Dans le texte, l’Arthashastra, il écrivit : « tout comme il est impossible de ne pas goûter au miel ou au poison que l’on trouve au bout de sa langue, il est impossible à quiconque gérant les fonds publics de ne pas goûter à la richesse du Roi ».

L’histoire d’Haïti regorge de cas étalés de corruption. A grande ou à moyenne échelle on en retrouve dans tous les régimes politiques qui se sont succédés de 1804 à nos jours. Même aujourd’hui, elle ne permet pas de distinguer la droite de la gauche et s’impose comme un dénominateur commun ou une constante des pratiques administratives et politiques en Haïti. Elle explique aussi, en grande partie, pourquoi la majorité de la population haïtienne se méfie exagérément des politiciens. On a intérêt à chercher jusqu’à quel point la corruption contribue à hypothéquer le progrès socio-économique du pays.

Vue comme une composante de la bonne gouvernance politico-économique, il y a fort à parier que la corruption, telle qu’elle est enracinée dans les pratiques administratives en Haïti, affecte le bien-être social et la qualité de vie de la population. Ce sont les canaux et les mécanismes expliquant cette influence négative qu’il faudra justement élucider à l’aide d’une étude systématique. On sait, par exemple, que la mauvaise gouvernance peut affecter la croissance économique, l’amélioration du capital humain et accélérer l’épuisement des ressources indispensables au développement, souvent par le biais de l’action de groupes d’intérêt et des élites. Cela induit un cortège de conséquences néfastes sur les couches économiquement fragiles de la population. Celles-ci n’ont plus qu’un accès réduit aux services sociaux de base (Education, SantéÂ…). En tant que tel, la corruption fausse les investissements dans les infrastructures du développement, réduit le potentiel d’intervention social de l’Etat.

Pis encore, l’obsession de l’exercice du pouvoir pour le pouvoir amène, bien souvent, les régimes politiques à privilégier la défense des intérêts de leurs partis (s’accrocher au palais national le plus longtemps possible), par des moyens peu orthodoxes, sur l’amélioration effective des conditions de vie des masses. Ils affaiblissent les institutions, les vassalisent et les dépouillent de leurs missions spécifiques pour les transformer en des plaques tournantes où opèrent, en toute impunité, des réseaux de corrompus. Cette mauvaise gouvernance délibérée érige la corruption en système de gouvernement où les principaux bénéficiaires mettent en place des circuits aux ramifications subtiles, difficilement soupçonnables, armés à tous les points de vue et donc, difficiles à combattre. C’est à travers ces circuits, soigneusement mis en place, que la corruption se transmet de régime en régime et, petit à petit, la grande majorité de la société se laisse piéger comme un insecte imprudent dans une toile d’araignée. Quand les éléments de la masse disent : « Degaje pa peche », ceux des élites dirigeantes rétorquent « voler l’Etat n’est pas voler ». Difficile de ne pas croire que cette complicité collective dans la corruption n’a pas une assise culturelleÂ…

Qui sait si les actifs financiers absorbés par ces circuits au cours des 50 dernières années ne sont-ils pas suffisants pour transformer les bidonvilles en des lieux décents où des investissements rentables sont possibles. Qui sait si les fonds dilapidés par les officiels des gouvernements qui se sont succédés au pouvoir de 1950 à nos jours ne permettraient pas de doter chacune de nos sections communales d’une école et d’un centre de santé bien équipés. Qui sait si le système national de corruption instauré dans le pays depuis plus d’un siècle était systématiquement combattu, on n’aurait pas une Haïti qui n’aurait rien à envier aux autres pays de la Caraïbe. Enfin, qui sait si la lutte contre la pauvreté ne passe pas par une lutte effective et soutenue contre la corruption. Alors, ne vaut-il pas la peine d’investiguerÂ… ?

Il faut investiguer, non pour pointer du doigt Monsieur X ou Y, mais pour savoir quel dispositif mettre en place en vue d’entraver le fonctionnement et les actions des circuits de corruption. Il faut investiguer pour savoir par quels mécanismes la corruption au plus haut niveau des pouvoirs publics condamne les masses populaires à la pauvreté extrême. Sans une investigation minutieuse sur cette thématique, on ne pourra jamais implémenter avec efficacité des programmes et des politiques publiques en faveur des couches défavorisées. Les fonds prêtés comme ceux provenant des accords d’aide bilatérale ou multilatérale finiront leur course dans les poches des élites corrompues. Et, après 2015, on se rendra compte que toutes les projections et les promesses faites sur la réduction de la pauvreté n’ont été que du blablabla.

Contact : golius@excite.com


[1Economiste

[2NDLR : Tricher pour résoudre un problème pressant, ce n’est pas un péché