Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 29 mars 2017
Conférence prononcée le 25 mars au Cap-Haitien dans le cadre des activités-souvenirs entreprises par la Fondation Devoir de Mémoire-Haïti, en rapport aux massacres commis sous la dictature des Duvalier, dans le Grand Nord d’Haïti.
La fin de la grève n’a pas empêché que parallèlement et indépendamment de l’ADEM une autre organisation ait vu le jour au sein de la faculté de médecine, le Club du Bloc Médical dont les membres fondateurs et premiers dirigeants furent Robert Michaud, président (Art Dentaire) ; Claude Manigat, secrétaire (médecine) ; Jacqueline Duval trésorière (médecine). Le Club ne s’occupait pas des « affaires étudiantes » mais s’intéressait plutôt à l’extracurriculaire, chants (chœur du Bloc médical) théâtre, sports (équipe de football) et voyages (Cap-Haitien, Jamaïque). Le Club prit aussi l’initiative intéressante de dactylographier et de miméographier certains cours des professeurs de la Faculté qui les soumettaient. Le Club avait développé une très grande cohésion et était devenu un dernier rempart de résistance. Le Club a survécu à la fermeture de l’ADEM lors de la grève 1960-1961 et a continué à fonctionner quelques années après.
La jeune génération éduquée de l’UNEH se voulait le fer de lance des mobilisations contestataires dans le pays. Ses revendications pour mettre fin au dysfonctionnement de l’État et ses appels à la cohérence sont tombées dans des oreilles de sourds. Surtout à un moment où en 1960 Duvalier demande et reçoit l’assistance armée des Américains qui envoient une mission militaire pour entrainer l’armée, et lui fournir des armes et des munitions. En ce sens, un accord est signé et publié dans le journal officiel Le Moniteur du 1er septembre 1960 entre Lamartinière Honorat, Ministre intérimaire des Affaires Étrangères et le chargé d’affaires américain Philip P. Williams. Selon le New York Times, la dictature reçoit sa première cargaison d’armes [1] pour faire face à toute opposition en août 1960.
Depuis lors la qualité des hommes et femmes qui nous dirigent ne cesse de diminuer. En effet, ici au Cap-Haitien, les tontons-macoutes se renforcent avec nombre de dirigeants parmi lesquels Léon Jean, Albert Étienne, Robert Cox, Pierre Giordani (Pelota), Antoine Montpremier, Raymond Charles, Jean-Baptiste Sam et Jacques Larose.
En nous démarquant des analyses noiristes de Lucien Daumec [2], essayons de construire un savoir sur la grève de 1960-1961. Signalons que Lucien Daumec (41 ans), beau-frère de Duvalier, son fils Frantz Daumec ainsi que son frère le sénateur Dato Daumec seront emprisonnés en décembre 1963 et assassinés le 14 avril 1964 par la dictature duvaliériste [3]. Le devoir de mémoire doit aussi s’appliquer à ces victimes du duvaliérisme qui se passaient la corde au cou tout en croyant bien faire.
Haïti a eu des grèves en 1929 et en 1946 qui ont réussi à renverser les gouvernements de Borno et Lescot. Lors de ces grèves, les étudiants ont bénéficié du soutien de l’armée, des commerçants, de l’église, des syndicats, des associations politiques, des employés de bureau, etc. Pourquoi celle de 1960-1961 n’a pas eu le même succès ? Tout d’abord l’objectif de la grève n’était pas le renversement du gouvernement de Duvalier . Loin de toute complaisance critique à l’endroit du gouvernement, la grève voulait simplement rétablir le climat démocratique au sein de l’université. Dans tous les cas de figure, la grève n’a pas réussi car ses dirigeants n’ont pas su ou pu faire les alliances nécessaires pour atteindre leurs objectifs. Analysons donc les comportements des quatre premiers acteurs que sont l’armée, le commerce, l’église et les syndicats.
A) L’armée. Le 27 novembre 1960, soit cinq jours après le déclenchement de la grève, Duvalier procède à la mise à la retraite des colonels progressistes et réputés de gauche tels que Paul Laraque, Christophe Mervilus, Hamilton Garoute ; des lieutenants-colonels Max Chicoye et Ernst Biamby. Deux jours plus tard sont retraités d’autres officiers supérieurs tels que les majors Roger Célestin et Max Buteau ; les capitaines Musset Despeignes, Hermann Prepetit Roger Nicolas, Marx Jean-Baptiste et Roland Jean-Louis ; et enfin les lieutenants Joseph Coupet, Yves Volel, Anthony Volel et Max MacCalla. Dans un deuxième temps, une semaine plus tard, avec la dent dure qui le caractérise, Duvalier procède au transfert de 36 officiers supérieurs dont les colonels Jean-René Boucicaut, René Forvil ; les lieutenants-colonels Max Alexis, Roger Tribié, Lecestre Prosper, René J. Léon ; les majors Lionel Honorat, Yves Cham, Max Deetjen, Charles Turnier, Joseph Lamarre, Octave Cayard ; les capitaines Monod Philippe, René Jacques, Frédéric Arty, etc.
La mobilisation de l’intelligence humaine pour produire la vérité
En voulant s’assurer que les militaires sont hors de portée du pouvoir, Duvalier transgresse la hiérarchie militaire. Huit sous-lieutenants sont transférés tels que Abel Jérome, Prosper Maura, etc. Les militaires transférés le sont de façon à assurer qu’ils n’ont pas de rôle stratégique dans l’armée et qu’ils n’ont pas de troupes sous leur commandement. Le major Max Deetjen passe de son poste d’Officier de liaison entre le Grand Quartier Général et la Mission militaire américaine à celui d’Officier Exécutif du Grand Quartier Général. Monod Philippe passe de son poste de quartier maitre au camp d’application à celui de Commandant de la Compagnie des Pompiers. Octave Cayard passe de celui commandant de la 30e compagnie (la police de Port-au-Prince) à celui de quartier maitre payeur des Forces armées d’Haïti (FADH).
B) Les commerçants. Une délégation de commerçants d’origine libanaise a rencontré le président Duvalier au Palais national le 17 novembre 1960. Cette délégation était composée d’Adib Milhim, Victor Assali, S. Attié, Charles Bigio, N. Handal, E. Cassis, Bichara Izmery, N. Talamas, D. Talamas, Amador Mourra, I. Abittbol, N. Dacararett, Salomon Baboun et Niki Nahra. Lors de cette réunion, il y avait autour de Duvalier les personnalités suivantes : Claude Raymond, Clovis Désinor, Hervé Boyer, Georges Figaro, le maire Jean Deeb, Luckner Cambronne, Léonce Viau, Henri Jean-Baptiste et Eloïs Maitre. Ces commerçants sont conviés à financer le gouvernement et à acheter les 2 millions de dollars de dollars de bons émis par la Banque Nationale de la République d’Haïti (BNRH) pour refinancer les dettes contractées entre 1950 et 1959. Ces obligations paient des intérêts de 5% tous les six mois. Le conseil d’administration de la BNRH est changé le 26 novembre 1960. Les nouveaux membres sont Antonio André, Vilfort Beauvoir, Noé Fourcand et Jean Magloire.
C) L’église. Elle a été la première victime avec l’expulsion manu militari de l’archevêque François Poirier le 1er décembre 1960. Un mois plus tard, soit le 9 janvier 1961, le couvre-feu est imposé de 10.30 du soir à 4 heures du matin. Le journal quotidien catholique La Phalange est fermé. L’Evêque de la capitale, Mgr. Rémy Augustin, est arrêté par le chef de la police John Beauvoir et conduit à l’aéroport où il est expulsé à Porto Rico. Dans la soirée, un décret présidentiel expulse à Paris, France, quatre prêtres du Petit Séminaire Collège Saint Martial : Jean Baptiste Bettembourg, vicaire général ; Père Paul Bellec, secrétaire général ; François Le Nir et Emile Callec. La répression affecte particulièrement cette institution qui avait déjà vu l’expulsion du Père Etienne Grienenberger le 16 août 1960.
D) Les syndicats. La Confédération républicaine du travail de Molière Compas a apporté son soutien au gouvernement. C’est aussi le cas pour l’Association des chauffeurs guides, le syndicat des boulangers, le syndicat des travailleurs de café dirigé par Jacques Saint-Lot. Les provinces n’ont pas trop bougé. On doit toutefois mentionner les remous des travailleurs de la Banque nationale de la République d’Haïti qui, sous la direction de l’économiste Joseph Chatelain, ont manifesté leur soutien à la grève des étudiants. Il y a eu alors une grève du syndicat des travailleurs de l’électricité à cause de la révocation illégale de travailleurs de l’électricité à la capitale et au Cap-Haitien. La grève de quatre jours du mois d’octobre 1960 a pu être arrêtée par l’intervention rapide du Ministre du travail Desvarieux et son directeur général Max Antoine associés à la Compagnie électrique dirigée par Everet Shrewsberry et son avocat Jean-Claude Léger. Ils ont pu trouver un terrain d’entente avec les dirigeants syndicaux Louis Lafontant et René Jolicoeur, respectivement président et vice-président du syndicat des travailleurs de l’électricité. Le syndicat des ouvriers miniers de la SEDREN avait menacé de faire une grève six mois plus tôt pour protester contre leurs bas salaires. Cette manifestation de l’intérêt des étudiants de l’UNEH pour les luttes des autres catégories sociales est importante d’autant plus qu’au même moment en avril 1960 l’UNEH envoie un message de sympathie aux victimes du massacre de Sharpeville en Afrique du Sud. À la même occasion, l’UNEH écrit une lettre au président Eisenhower lui demandant d’intervenir pour mettre fin à la violence dont sont victimes les étudiants noirs de la part des racistes en Caroline du Nord. L’UNEH condamne les pratiques discriminatoires et ségrégationnistes à Nashville, Tennessee et à Rockville, Arkansas.
Duvalier dissout le Sénat, crée une Chambre unique, offre le Môle Saint Nicolas aux Américains pour établir une base navale en avril 1961 et se déclare réélu pour un nouveau mandat de six ans en mai 1961. Le dispositif est mis en place pour la déclaration de la présidence à vie qui aura lieu en 1964. Et depuis lors, sans vision stratégique, la classe politique n’arrive pas à éviter d’attraper le virus de la bêtise politique et à trouver les remèdes appropriés que sont d’abord le triomphe de la vérité, ensuite l’établissement de la confiance, la promotion de l’État de droit et l’instauration de la démocratie. On ne saurait trop insister que tout commence avec ce savoir qui demande la mobilisation de tous les secteurs de l’intelligence humaine pour produire la vérité !
En cassant plus ou moins durablement le mouvement estudiantin en 1960-1961, Duvalier a voulu instaurer l’extinction des libertés citoyennes. Cette cassure a eu des effets sur le non-respect de soi et la promotion de l’insignifiance et de l’abjection. Toutefois, le duvaliérisme n’a pas contaminé tous les discours. À travers tâtonnements, la reprise des revendications estudiantines sous Bébé Doc a eu lieu avec les manifestations d’étudiants dans plusieurs villes du pays. On se rappelle que trois jeunes ont été tués aux Gonaïves : Jean Robert Cius, Mackenson Michel et Daniel Israël par les sbires de Jean Claude Duvalier, le 29 novembre 1985. Les étudiants sont encore à la pointe du combat pour la démocratie lors des manifestations au Cap-Haitien le 31 janvier 2004 avec Damus Etienne, Janvier Daniel, Kévenot Dorvil et Hervé Saintilus de la Fédération des Etudiants Universitaires d’Haïti. Après la sodomisation de Johny Jean par des soldats uruguayens le 28 juillet 2011, les étudiants ont manifesté contre la MINUSTAH.
La gronde estudiantine ne cesse de manifester son hostilité face à la répression. Elle est perceptible lors de l’assassinat de l’étudiant Damaël d’Haïti de la Faculté de droit et des sciences économiques par un policier en novembre 2012. Après la baisse des prix du pétrole sur le marché international, les étudiants ont contesté le maintien des prix de la gazoline en Haïti. Les manifestations d’étudiants ont continué en novembre 2013 contre le gouvernement Martelly. En mai 2015, à l’occasion de la visite du président français François Hollande, les étudiants de la Faculté d’ethnologie sont encore à la tête des manifestations pour la restitution de l’indemnité de l’indépendance payée par Haïti à la France. Les étudiants ont retrouvé leur conscience politique en revendiquant des idéaux de lumière, de progrès et de développement pour Haïti. Bref les étudiants démontrent qu’ils sont capables d’assumer leur responsabilité sans crainte. La culture politique de peur a été vaincue et les nouvelles générations montent à l’assaut des citadelles d’iniquité. Les gouvernements autoritaires n’ont pas pu écraser toute résistance et l’inventivité de la mobilisation des étudiants après 1986 se manifeste partout. La lutte pour une autre Haïti continue autant avec la tête qu’avec le cœur.
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*Économiste, écrivain
[1] John W. Finney, « U.S. to send arms to Haiti’s forces – Rifles and transport items to be shipped », New York Times, August 24, 1960.
[2] Lucien Daumec, « Un aspect du problème », Le Jour, 22-28 novembre 1960.
[3] Bernard Diederich, Fort Dimanche – la machine d’extermination, Port-au-Prince, L’lmprimeur II, 2014, p. 38.