Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 29 mars 2017
Conférence prononcée le 25 mars au Cap-Haitien dans le cadre des activités-souvenirs entreprises par la Fondation Devoir de Mémoire-Haïti, en rapport aux massacres commis sous la dictature des Duvalier, dans le Grand Nord d’Haïti.
Parler de la grève des étudiants de 1960-1961 aujourd’hui en 2017, soit 60 ans après la prise du pouvoir par le dictateur François Duvalier, revêt une importance particulière. En 1960, même les hypothèses les plus pessimistes n’avaient prévu la déchéance actuelle. La réalité a dépassé les prévisions les plus déplaisantes et les plus lugubres. Haïti est ravagée par la pauvreté, la faim et l’ignorance. Nous vivons en plein dans ce que l’écrivain Jean-Claude Fignolé nomme « l’aveulissement de la conscience des élites [1] ». Un aveulissement qui a son pendant dans la clochardisation des masses. Pourtant l’ombilic qui a jeté Haïti au monde ne se voulait pas qu’une simple reproduction du corps colonial sans la couleur blanche de la peau des maitres. Le désastre enregistré dans la répression de la pensée et du savoir lors de la grève des étudiants de 1960-1961 est à mon sens un puissant indicateur pour comprendre et interpréter ce qui allait se passer par la suite dans la société haïtienne en général, prise dans la continuité et dans le refus de la rupture avec le système des inégalités criantes qui la rongent dans ses fondements.
Pour procéder à l’interprétation et à l’évaluation de la grève des étudiants de 1960-1961, je propose de m’arrêter à six moments essentiels de la vie socio-politique et économique d’Haïti de l’époque. L’objectif est de faire échec au mot de Voltaire qui dit « La politique est le moyen pour des hommes sans principes de diriger des hommes sans mémoire ». De ce fait, je vais vous présenter les figures concrètes dans lesquelles la grève des étudiants de 1960-1961 était incarnée. Rétablissons donc la mémoire pour aider notre classe politique à créer des hommes de principe capables de faire une autre politique afin qu’Haïti renaisse de ses cendres.
1. Avant toute chose, il importe de parler de l’Association des Étudiants en Médecine, Art Dentaire et de Pharmacie (ADEM) présidée par le célèbre médecin Jacques Stephen Alexis en 1945. L’ADEM allait jouer un rôle fondamental dans la chute du président Lescot et dans les événements connus sous le nom de « révolution de 1946 ». En effet, c’est dans le journal de l’ADEM intitulé Le Caducée que Jacques Stephen Alexis écrivait et sensibilisait ses jeunes amis sur la politique mondiale. C’est de là que le passage se fera bien vite au journal La Ruche qui mit le feu aux poudres avec Gerald Bloncourt, René Depestre, etc. L’ADEM sera interdite en 1949 par François Duvalier qui était Ministre de la santé et Boileau Méhu, le préfet de Port-au-Prince.
2. Les activités de l’ADEM seront reprises à nouveau en 1958. Sous la direction de Claude Manigat, des étudiants vont former un comité directeur avec Yves Flavien, secrétaire général, Jean-René Brutus, vice-président ; Donald Pongnon ; Bernard Éthéart, représentant la Faculté de Pharmacie ; Elder Thébaud ; Ernst Smith comme membres. Ernest Smith ne restera pas longtemps au sein du Comité ; sous la pression de sa famille qui ne voulait pas qu’il se mêle de politique étudiante, il soumettra sa démission quelques semaines plus tard. Claude Manigat, lui aussi démissionnera de la présidence de l’ADEM quelques mois plus tard dans des circonstances qui ne furent pas rendues publiques par le Comité de Direction. Claude Manigat avait appris d’une source sûre (un étudiant duvaliériste qui avait participé à la réunion au Palais avec Duvalier) que Roger Lafontant faisait partie de cette rencontre. Cette information avait été corroborée par deux faits indépendants. A cette époque, Roger Lafontant était responsable des sports au sein de l’ADEM. La position de Claude Manigat était ferme et claire. Roger Lafontant devait être dénoncé publiquement et radié de l’ADEM ou Claude Manigat démissionnerait de la présidence. Le comité s’opposa à l’exclusion de Roger Lafontant et Claude Manigat soumit sa lettre de démission qui resta sans réponse. Cet événement a toute son importance car peut-être si l’ADEM s’était débarrassé de cet espion en son sein dès le départ, ce dernier ne serait pas retrouvé dans l’Union Nationale des Étudiants Haïtiens (UNEH). Ce qui aurait empêché à cette organisation d’avoir le destin fatidique que l’on va voir. Le discours coloriste (noiriste/mulâtriste) aurait pu engendrer d’autres drames et d’autres horreurs en nous épargnant des grimaces du non-sens qui prospèrent au 21e siècle.
Ces détails permettent de mieux comprendre l’ambiance dans le milieu estudiantin et les apports aussi positifs que négatifs des huit organisations qui vont se fédérer dans l’UNEH, créée officiellement le 17 mai 1960. En effet, ces huit associations d’étudiants sont A.D.E.N.A. (Agronomie) ; A.D.E.D. (Droit) ; A.D.E.N.S. (Normale Supérieure) ; A.D.E.F.E. (Ethnologie) ; A.E.D.E.F.S. (Sciences) ; A.D.E.M.P. (Médecine et Pharmacie) ; A.D.E.A.D. (Art dentaire) ; et A.D.E.E.N.H.E.I. (Hautes Études Internationales). Le comité directeur de l’UNEH est formé de Guy Lominy, étudiant en droit, président ; Yves Flavien, étudiant en médecine, secrétaire général ; Déjean Bélizaire, étudiant à la Faculté des sciences, responsable des affaires nationales ; Claude B. Auguste, étudiant en art dentaire, responsable des affaires internationales ; et Jean Malan, étudiant à l’École normale supérieure, responsable de presse.
Les étudiants ont contourné beaucoup d’obstacles pour réaliser l’UNEH. D’abord, il y avait le Cercle des Étudiants du père Jean-Baptiste Georges installé à la ruelle Roy à quelques encablures de la résidence du candidat François Duvalier. Ce fameux Cercle des Étudiants a contribué à instaurer un désordre ordonné dans les têtes des jeunes qui se retrouvent dans le sillage de François Duvalier. D’ailleurs, plusieurs de ses membres importants deviendront ministres sous Duvalier. C’est le cas avec les frères Cinéas ou avec le père Georges lui-même. Puis, il y eut la tentative de Lucien Daumec, membre du secrétariat privé du président Duvalier de corrompre les étudiants de l’UNEH lors d’une réception organisée dans l’une des villas dénommé Trois Bébés au haut de Turgeau. Après avoir régalé les participants en boissons et mets délicieux, Lucien Daumec prit la parole. Il expliqua qu’il était à la disposition de tous les étudiants qui ont des problèmes. Avec son pouvoir et sa position auprès du président Duvalier, il pouvait résoudre les problèmes de tous les étudiants. En faisant cette jonction, Lucien Daumec dit donc qu’il n’est pas nécessaire d’avoir l’UNEH. Alors intervient un des membres de la direction de l’UNEH qui réfute le discours de Daumec en affirmant qu’il ne s’agissait pas de résoudre les problèmes d’un étudiant, mais ceux de tous les étudiants avec les créations de bibliothèques et de laboratoire, mise en place de moyens de transport, et respect de l’autonomie universitaire. La piquante réponse du cadre dirigeant de l’UNEH met Daumec sur la défensive.
La proclamation des vacances de Noël dès le 24 novembre 1960
L’UNEH appelle au changement général dans la situation du pays et à des mesures spécifiques au niveau estudiantin telles que création d’un campus, de bibliothèques, de laboratoires, etc. Le message envoyé par l’UNEH à la jeunesse cubaine à l’occasion de la première année de la révolution cubaine, le 26 juillet 1960 ne souffre d’aucune ambiguïté sur la volonté des étudiants de remettre en cause les rapports sociaux en Haïti. Dans les mois suivants, la situation se dégrade avec l’arrestation le 1er septembre 1960 d’une vingtaine de jeunes étudiants et lycéens parmi lesquels Joseph Roney, le trésorier de l’UNEH, par les macoutes de Duvalier. Ils sont gardés en prison pendant deux mois et demi malgré les démarches entreprises par leurs camarades étudiants pour obtenir leur libération.
3. Devant cette violation des droits les plus élémentaires des étudiants, la direction de l’UNEH en accord avec ses différentes sections, lance une campagne de soutien afin d’obtenir leur libération ou leur traduction en justice. Ayant épuisé tous leurs ressorts y compris une rencontre avec François Duvalier au Palais national pour demander l’élargissement de leurs camarades injustement arrêtés, les dirigeants de l’UNEH déclenchent le 22 novembre 1960 une grève générale pour obtenir leur libération. Le gouvernement réagit en proclamant les vacances de Noël dès le 24 novembre 1960.
4. Le 1er décembre 1960, devant leur détermination, malgré la répression des tontons macoutes, Duvalier est obligé de reconnaître sa défaite et de libérer les étudiants. En même temps, le gouvernement expulse Monseigneur Poirier, archevêque de la capitale, sous le prétexte qu’il aurait donné 7.000 dollars aux étudiants pour faire la grève, comme le déclare Joseph Baguidy, Ministre des Affaires Étrangères et Ministre de l’Éducation nationale par interim au journaliste Paul Kennedy du New York Times. Le gouvernement prétend que ce sont des agitateurs communistes qui tentent de semer le trouble et déstabiliser le pays. Des interventions successives sont faites en ce sens par Joseph Baguidy, Ministre intérimaire de l’Éducation nationale et par Aurèle Joseph, Ministre de l’Intérieur. L’UNEH réfute ces arguments et répond par la lettre signée de Guy Lominy et d’Yves Flavien adressée au sénateur Kennedy en date du 18 novembre 1960 et saluant sa victoire aux élections comme président des États-Unis d’Amérique [2]. L’UNEH répond qu’elle combat pour la justice sociale et pour une société libre et démocratique.
5. Duvalier dissout l’UNEH le 16 décembre 1960 et prend coup sur coup trois décrets fascistes, deux le 8 décembre 1960 et le troisième le 16 décembre 1960 macoutisant l’Université. Duvalier se livre à une répression sans précédent. Le poète Jean Brierre, l’ancien Ministre de l’Éducation nationale Franck Dessources, les prêtres Antoine Adrien et Ernst Verdieu, les professeurs Marcel Gilbert, Leslie Manigat sont arrêtés. Ce dernier ne sera libéré qu’à la mi-février 1961. Jean-Montès Lefranc, directeur général de l’éducation nationale, demande aux directeurs d’école de transmettre la liste des étudiants qui font la grève. Les mêmes dispositions sont prises à l’université par le recteur Clovis Kernizan dans un communiqué publié le 4 janvier 1961. En clair, la délation est promue et au lieu de former les esprits les esprits on les déforme. C’est là que commence l’abêtissement qui est constatée aujourd’hui. Le 17 Janvier 1961, le journal TRIBUNE DES ÉTUDIANTS déclare « Nous dénonçons aujourd’hui à l’opinion estudiantine et à l’opinion nationale un cas retentissant de trahison des intérêts estudiantins par deux étudiants en médecine et non des moindres : l’un ROGER LAFONTANT était responsable des Sports de l’ADEM, l’autre ROBERT GERMAIN était Secrétaire-adjoint de l’ADEM. Nous avons appris qu’ils ont déserté nos rangs pour aller s’inscrire à la nouvelle université d’État » [3].
6. Alors les dirigeants de l’UNEH décident de continuer une grève illimitée jusqu’au retrait de ces décrets fascistes. Les traitres organisent la répression contre les étudiants en introduisant les tontons macoutes dans les milieux universitaires. Des étudiants briseurs de grève qui n’avaient pas réussi aux concours d’admission dans les différentes facultés sont admis d’emblée. Ce sont les géniteurs occultes de nos parlementaires incapables aujourd’hui de lire des chiffres romains. Le gouvernement tente de discréditer les étudiants en disant qu’ils sont manipulés. Ainsi est publiée dans la presse la lettre de Joseph Verna et Fritz Hyppolite en date du 4 février 1961 donnant la composition du Parti d’Entente Populaire créé par Jacques Stephen Alexis et mentionnant que notre ami Yves Médard (ici présent) était responsable de la jeunesse au sein de cette organisation. La lettre de Joseph Verna et Fritz Hyppolite demande aux étudiants de ne pas continuer la grève car c’est une action manipulée par Louis Déjoie et ses partisans et les prêtres du Petit Séminaire Collège Saint Martial contre les classes moyennes. Sur cette lancée pour donner des racines à ceux qui dérivent, des étudiants accompagnés du Sous-Secrétaire d’État Georges Figaro rencontrent Duvalier au palais national pour proclamer leur allégeance. Cette délégation est composée de Marx Cavé, Imbert Legros, Serge Chaumette, Daniel Dupont, André W. Duclervil, Adrien Rameau, Muller S. Dimanche, Serge Fourcand, Luc Bonnet, Arnold Blain, Marie Yolande Fénelon, Pierre Dorsinvil, Serge Leblanc. Certains ont regretté cette capitulation et se sont repentis plus tard. Dans tous les cas, c’était le début de la fin. La grève dure quatre mois jusqu’au 16 mars 1961 mais la discrétion de ses effets garde une secrète magie jusqu’à nos jours. ( à suivre )
* Économiste, écrivain
Cap-Haitien, 25 janvier 2017
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[1] Jean-Claude Fignolé, « Point de vue » dans Michel Soukar, Cent ans de domination des États-Unis d’Amérique du Nord sur Haïti (1915-2015), Port-au-Prince, C3 Éditions, 2007, p. 198.
[2] Leslie Péan, Entre savoir et démocratie - Les Luttes de l’Union Nationale des Étudiants haïtiens sous le gouvernement de Duvalier, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2010, p. 378.
[3] Ibid. p. 401