Par Gary Olius*
Soumis à AlterPresse le 17 mars 2017
« Si le carnaval venait trois fois l’an…
Tous nus il mettrait les gens »
Proverbe français
C’est une vérité de la palisse que les gens vont au carnaval pour mettre leur droit de réflexion en veilleuse, donner justice à leur ceinture, noyer leur chagrin, déverser leur trop-plein de désarroi personnel et, en un mot, se défouler. Jacmélien au pedigree non-questionnable, je peux vous en dire long, le carnaval étant pour nous autres (jacméliens) ce que le rara est aux léoganais ; tout un mode vie. L’heure de se réjouir arrive, toute la ville fait sa prière à Epicure et s’engage à ne pas trop se préoccuper de ce qui peut se passer après la danse. ‘Alea jacta es’, le poids du tambour, on le saura après coup ; advienne que pourra… !
C’est d’ailleurs pour cela que des ami(e)s s’étonnaient de me voir, les 17, 18 et 19 février passés, plume à l’oreille sillonnant les quartiers de référence du carnaval jacmelien ; lakou nouyok, les rues Ste Anne, Trou-Scott, Isaac Pardo et l’avenue Barranquilla. Certains ont cru que je faisais partie du comité organisateur et sollicitaient mon aide pour tirer leur épingle du jeu, d’autres pensaient que je travaillais pour une ONG désireuse d’apporter un quelconque appui aux artisans livrés à eux-mêmes et me demandaient de ne pas les oublier dans la répartition de cet hypothétique appui financier. Pourtant, rien de tout cela.
Mon pèlerinage était pour collecter certaines données économiques et financières me permettant de (i) prendre la mesure des dépenses effectuées à l’occasion des festivités carnavalesques et y estimer le poids réel du secteur public, (ii) déterminer la part relative des grands postes de dépense et leurs éventuelles sources de financement, (iii) avoir une approximation du panier de consommation du carnavalier-type, (iv) et d’identifier les vrais gagnants de ces festivités.
Au cours de mon périple, j’ai pu avoir des échanges avec toutes les catégories d’artistes et d’artisans qui opéraient à un titre ou à un autre dans le carnaval de Jacmel. J’ai rencontré des restaurateurs formels et des marchand(e)s ambulant(e)s. Avec une relative facilitée, j’ai pu recueillir – sur le tas et sans intermédiaire - toutes les informations dont j’avais besoin pour ma compréhension des choses. J’ai aussi constaté de visu comment les gens s’habillent, ce qu’ils mangent, ce qu’ils boivent et combien ils dépensent pour une journée de ce plaisir populaire.
Je n’avais pas la prétention d’effectuer une étude scientifique de haute précision sur le carnaval jacmélien. Que cela soit clair, dès le départ ! J’ai voulu tout simplement, à partir de données réelles, faire des approximations viables sur l’aspect économico-financier de ce carnaval et, partant, établir certains indicateurs qui permettront d’effectuer des approximations concernant tout le pays, moyennant la connaissance de certaines données agrégées comme : le nombre de stands construits, le nombre de chars mobilisés, le nombre de bandes à pieds et de groupes de majorettes, le nombre approximatif de participants, etc…
Après avoir traité toutes les informations compilées pendant les 3 jours susmentionnés, j’ai pu déterminer que le mètre carré d’un stand confectionné de bois 2X4, de plywood 1/2,1/4 et 3/16, de planches importées, de tôles ondulées (albatros) et correctement peint, dessiné et décoré coute en moyenne l’équivalent de 117.80 dollars américains (au taux de change 69 pour 1). Le mettre carré de char allégorique d’un standard n’ayant pas grand-chose à envier à ce qui se fait à Port-au-Prince coûte l’équivalent de 284 dollars américains. Et, chose un peu bizarre, le mètre carré d’un char motorisé [1], utilisé par les groupes musicaux, coûte l’équivalent de 392.30 américains et il est confectionné de profilées 2X4, 2X1, 2X2, 1X1, de fer plat, de grilles métalliques, de fer 3/8, de tôles 3/16, de planches, de plywoods. De plus, il est repeint et décoré. Ce coût comprend aussi les dépenses relatives aux installations électriques, mais ne contient pas celles des matériels électriques et les équipements de sonorisation.
Pour se nourrir, un « carnavalier-type » consomme de la banane pesée, des pommes frites, du riz, du poulet/griot/tassot/poisson, du lamVeritab/patate douce et il dépense en moyenne l’équivalent de 4.66 US$ pour cela. Selon qu’il soit ‘nationaliste’ [2] (14% du total des carnavaliers), ‘snob’ (79% du total) et ‘non-alcoolique’ (7% du total) [3], il dépense soit en moyenne 5.43US$, soit 5.79 US$, soit 2.75US$ pour une journée. Etant entendu que le « carnavalier-type nationaliste » boit en moyenne 5 bières (prestige), 2 petites bouteilles ¼ de barbancourt, du kleren ou du tranpe (bwa kochon, asowosi, zodevan, lyann bande, grenadia, leve sou mwen, etc.), une bouteille ou 5 sachets d’eau, une boisson énergisante locale ou un soda de type crème-champagne ; le « carnavalier-type snob » boit de la bière importée (7 en moyenne), 1 cyclon ou 1 b360 [4], une demi-bouteille de whisky, 1 bouteille d’eau ; tandis que le consommateur non-alcoolique ne boit en moyenne qu’une boisson énergisante (2 bouteilles), du jus (1 bouteille) et de l’eau (1 bouteille).
Pour se déguiser, le « carnavalier ordinaire » (simple participant jacmélien ou visiteur de circonstance) utilise un maillot de publicité, un petit masque synthétique importé (parce que disent-ils le papier mâché est trop lourd), un jean (court pour les femmes et long pour les hommes), une paire de tennis ou une paire de bottes importée, des paillettes colorées, un mouchoir, de la peinture et du maquillage. Bref, le déguisement du « carnavalier ordinaire » est relativement simple, mais il est fait de produits importés, à l’exception des maillots de publicité dont une partie est confectionnée en Haïti [5]. Le coût unitaire moyen dudit déguisement correspond à l’équivalent de 56 US$. Pour les majorettes défilant à la solde des troupes de danse ou autres, la compétition fait grimper les dépenses, car il ne s’agit pas seulement de faire bonne figure mais de dépasser son compétiteur. Les groupes se rivalisent en créativité et arborent des costumes qui sortent de l’ordinaire. Ainsi, pour déguiser une majorette le coût moyen est l’équivalent de 142 dollars américains.
En ce qui concerne, les groupes masqués faisant partie de l’association G27 [6] qui porte sur leur dos le gros de la partie artistique du carnaval de Jacmel, ils effectuent des dépenses encore plus importantes. Pour eux, le défilé d’un jour est le résultat d’une année de travail assidu pour concevoir les masques, effectuer les essais, les rectifier à plusieurs reprises pour aboutir aux produits finis qui feront le plaisir des visiteurs nationaux et internationaux. Même les responsables des groupes et les artistes ont du mal à chiffrer les dépenses effectuées durant plusieurs mois de travail, mais tous sont unanimes à reconnaitre que le montant déboursé pour produire un masque, un costume en tissu, se procurer d’une paire de chaussures et parfois d’une paire de gants et trouver une personne pour porter le déguisement complet lors du défilé du grand jour dépasse la barre des 500 dollars. Et dire qu’on a vu défiler plus de 280 déguisements de ce type, on peut imaginer la somme dépensée par les groupes dans leur ensemble. Mais le hic dans tout cela, c’est que le paiement reçu du comité officiel du carnaval ne permet pas d’amortir les dépenses faites, même sur une période de 5 ans…
Les dépenses du comité officiel du carnaval de Jacmel sont effectuées à 60% dans les groupes motorisés et la logistique sécuritaire, 30% dans les groupes masqués, le stand officiel et les bandes-à-pieds et 10 % dans les questions administratives [7]. Une grande partie des frais réclamés par les groupes motorisés sont payés par le secteur privé local et Port-au-Princien. Il faut signaler, en passant, que le Trésor Public avait jusqu’au 10 mars 2017 une balance non décaissée sur le montant approuvé au profit de la commune de Jacmel pour couvrir les dépenses d’organisation du carnaval. Les groupes masqués et les bandes-à-pieds s’en plaignaient amèrement et projetaient de battre le macadam au cours de la semaine du 13 au 17 mars.
D’ailleurs, il y aurait même de sérieuses perturbations peu avant le jour du 19 février, n’eut été la participation active de certains élus du département au financement direct des festivités. Chacun des 3 sénateurs du Sud-est avait reçu une subvention d’un (1) million de gourdes du parlement et il était facile de vérifier que Monsieur Joseph Lambert a distribué la totalité du montant reçu. En ce qui concerne le sénateur Dieupie Cherubin, des bandes-à-pieds et des groupes masqués de la ville de Jacmel ont dit avoir reçu entre 15 et 25 mille gourdes. Mais on n’était pas sûr de l’éventuelle quote-part apportée par le sénateur Ricard Pierre puisqu’aucune des personnes interrogées ne voulait se prononcer sur la question (cela ne veut pas dire qu’il n’a pas distribué une partie ou la totalité de la subvention reçue du parlement). Enfin, des personnes de la Rue Pétion (proches du quartier général du groupe Fresh-up) ont confirmé que le député Jean-Philippe aurait fait preuve d’une certaine générosité en cette circonstance.
Le carnaval de Jacmel a vu la participation de près de 350,000 personnes venues des 10 communes du sud-est, de leogane, de Carrefour, de Port-au-Prince, de Delmas, de Pétion-Ville et de la diaspora (y compris les étrangers qui ont été très remarquables). Si l’on tient compte de la consommation de nourritures et de boissons pour les 350,000 carnavaliers [8] et leurs déguisements légers, le coût des 31 stands, le coût de 95 nouveaux déguisements en papier mâché, les dépenses relatives à la confection/réparation de 4 nouveaux chars motorisés, le montant mobilisé par la Mairie de la commune de Jacmel, la maison Edo Zenny et la Unibank pour faire venir le groupe « Kreyol La » de Port-au-Prince, ainsi que les dépenses assumées par les troupes de danse, les groupes masqués, etc. l’économie locale a ‘brassé’ cette année un montant qui dépasse la barre des 20 millions de dollars. Plus exactement, l’estimation faite dans le cadre de ce petit travail de 3 jours se chiffre à 20,525,696 dollars américains pour la seule journée du 19 février 2017. Vous comprenez que cela n’implique pas du tout que chaque jour de carnaval coûte nécessairement cette somme, puisque les seuls couts récurrents sont ceux relatifs aux déguisements légers des carnavaliers ordinaires et à la consommation de boissons et produits alimentaires et que l’on ne reconstruit pas les stands et les chars tous les jours. Jacmel ne reçoit non plus le même nombre de visiteurs au cours des 3 jours gras. En outre, il faut bien noter que cette estimation ne tient pas compte des frais d’hébergement des visiteurs dans les hôtels… Cela va faire l’objet d’une petite enquête complémentaire et ce sera à ce moment-là que l’on connaitra le revenu que les propriétaires d’installations hôtelières engrangent à la faveur de la seule journée du 19 février 2017.
Les dépenses d’organisation du carnaval en tant que tel, c’est-à-dire le montant qui est dépensé par l’Etat haïtien (les sénateurs compris), les entreprises privées locales et port-au-princiennes, des candidats (anciens et potentiels) et certains notables de la ville, elles sont estimées à 972,087.00 US$ pour la seule journée du 19 février 2017. Ce qui ne représente que 4.73 % de l’estimation globale. Même en y omettant les dépenses faites par les carnavaliers/es ordinaires (aliments, boissons, déguisements légers), le poids financier relatif de l’Etat haïtien reste marginal et les dépenses d’organisation, impliquant tous les acteurs évoqués plus haut, ne sont que de 9.58%.
Cela voudrait dire que l’Etat, tout en étant un acteur de premier plan, ne dépense pas beaucoup dans le carnaval de Jacmel. En revanche, avec un bon système de prélèvement, le fisc aurait moyen de permettre à l’état de récupérer même le double du montant qu’il a dépensé. Et, il faut dire aussi que toutes les entreprises privées qui ont financé les festivités carnavalesques ont le droit légal de déclarer toutes ces subventions ou dons lors de leur déclaration définitive d’impôts et diminuer ainsi leurs charges fiscales respectives. Il s’agit là d’un financement indirect et c’est à ce niveau que l’on pourra prendre la vraie mesure de la participation de l’Etat et la pression réelle exercée sur le trésor public par le carnaval. Mais, pour l’instant, disons que l’Etat consent une double-perte ; d’abord il n’a pas trouvé le bon mécanisme pour effectuer la bonne ponction impositive sur les dépenses globales du carnaval et il est obligé de réduire la charge fiscale des entreprises privées qui ont subventionné les opérateurs des festivités (tout ceci, avec le risque que les montants soient considérablement gonflés au moment des déclarations d’impôts)
Le grand hic dans cette histoire : cette petite enquête permet d’estimer que 82,8% de ce montant total de 20,525,696.00 dollars américains (soit, US$16,831,070.72) sont dépensés dans la consommation ou dans l’utilisation de biens ou de produits importés. Et, rien ne permet de dire que la situation était radicalement différente aux Cayes aux Gonaïves et à Port-au-Prince. Si c’est le même cas de figure qui s’est reproduit en ces endroits, il faut dire que la République Dominicaine et les Etats-Unis (nos deux principaux pourvoyeurs de biens importés) ont de bonne raison de se réjouir quand les responsables de l’Etat haïtien multiplient les festivités carnavalesques.
A l’inverse, l’économie nationale a du souci à se faire à chaque fois que les parlementaires et les responsables de l’exécutif se laissent emparer par la folie épicurienne et politicienne, en cédant à la tentation de multiplier les foyers de plaisir dans le pays, pendant plusieurs jours, uniquement pour prendre des bains de foule et obtenir une visibilité politique qui ne dure que l’instant d’une pause entre deux séries de ‘yayad’. Car, qui dit augmentation des importations dit nécessairement fuite de devises et dévaluation de la gourde.
Alors, il n’y a rien d’étonnant que le taux de change soit passé de 68 gourdes pour un dollar à près de 70 gourdes pour un dollar au cours des deux dernières semaines. Comme si besoin était de confirmer cet adage tout aussi populaire que le carnaval lui-même : « apre dans tanbou lou [9] ». Enfin de compte, les responsables politiques, qu’ils soient du Parlement ou du Palais National, ils doivent se demander : jusqu’à quand continuerons-nous de danser et de boire pour rendre plus riches nos voisins et nous appauvrir d’avantage ?
………….
*Économiste, spécialiste en administration publique
Contact : golius_3000@hotmail.com
[1] Selon les informations recueillies, les artisans de Jacmel peuvent réparer ces genres d’engins, mais l’expertise de conception et de fabrication n’est trouvable qu’à Port-au-Prince.
[2] Etiquetage de circonstance. Il est considéré comme nationaliste quand il a la propension de consommer des produits locaux et il est snob quand il a tendance à consommer des produits importés.
[3] Estimation base sur un échantillon aléatoire de 300 personnes interrogées sur place i.e. dans le feu de l’action.
[4] Nouvelle boisson énergisante importée de la République Dominicaine / Industrias San Miguel (ISM).
[5] En examinant l’étiquette de 130 maillots portés par des gens rencontrés en pleine rue 35 sont confectionnés en République Dominicaine, 38 porte la mention « Fabric made in USA, Assembled in Haïti » et le reste est fabriqué en Haïti.
[6] G27 est une association rassemblant tous les groupes masques du bas de la ville de Jacmel, elle a son local à l’angle des Rues Ste Anne et Marbois.
[7] Ces informations sont systématisées à partir d’entrevues informelles réalisées avec des gens proches du comité carnavalesque et recoupées (ou contrevérifiées) par des données recueillies auprès des bénéficiaires des subventions octroyées par ledit comité.
[8] Estimation par des agents de scout ainsi que des animateurs de radio locale (estimation non contredites par des patrouilles mobiles de la PNH). Faut dire aussi que la commune de Cayes-Jacmel est un grand bénéficiaires du carnaval de Jacmel, car sa plage (Raymond-les-bains) une grande partie des carnavaliers et ses hôtels ont affiché complets.
[9] En français, « Après la danse, bien lourds sont les tambours »