Par Roromme Chantal
Soumis à AlterPresse le 7 mars 2017
Une sensation de nausée survient à l’écoute des insanités et des diatribes débitées par Michel Martelly sur le parcours du carnaval des Cayes. Armé de la confiance en soi conférée par son hold up sur la présidence haïtienne, il a entrepris une campagne de dénigrement tous azimuts, laquelle peut facilement se lire comme l’ignoble stratégie d’un candidat à tout faire déjà en pré-campagne présidentielle.
Ainsi, après avoir profité de la complaisance non moins honteuse de la plupart de nos medias durant toute la période pré-carnavalesque pour tenter mais vainement d’avilir nos deux valeureux et estimés confrères, Jean-Monard Metellus et Liliane Pierre-Paul, c’est la nation entière qu’il s’est de nouveau avisé d’enfoncer dans une pestilence inouïe et de rabaisser à un niveau de médiocrité jamais vécue depuis le long temps de l’histoire d’Haïti.
Le mérite de Martelly
Mais je ne vois pas que du mauvais dans ce nouveau scandale dans lequel le pays éprouvé se trouve, malgré lui, entraîné. En provoquant un nécessaire débat, ce retour paradoxal de Michel Martelly au-devant de la scène musicale et politique nationale obligera peut-être finalement nos élites (journalistes compris) à se dévoiler la face et à cesser de se cacher hypocritement derrière une « objectivité » feinte.
Car, un mois après l’installation de Jovenel Moise à la présidence haïtienne, et à défaut d’avoir un Premier ministre confirmé et un cabinet ministériel en place, la seule chose dont on soit à peu près sûr, c’est que ce mandat risque de marquer un triste tournant dans l’histoire de la République. Si nos élites décidaient de capituler, par faiblesse intellectuelle ou par intérêts mesquins (ou encore, comme c’est trop souvent le cas chez-nous, en raison des deux), les forces antidémocratiques déjà manifestement à l’œuvre au sein du pouvoir et dans son entourage immédiat n’hésiteraient pas à redoubler d’ardeur et à nous éclabousser tous et toutes de leur bêtise au sommet de l’Etat.
Le président sans l’écharpe
La fête passée, une question se pose au pays sous la forme d’une énigme à résoudre : comment se fait-il qu’après le grand désordre –son mandat présidentiel calamiteux au cours duquel le PHTK a fait preuve de toute l’étendue de son immoralité et de son incapacité à gouverner– son leader, qui n’avait plus hier le soutien populaire, puisse aujourd’hui incarner le pouvoir national ? Car, nombreux sont ceux qui voient en Michel Martelly le président sans l’écharpe d’Haïti.
On pourra affirmer non sans raison que ceux qui soutiennent l’« enfant terrible » de la musique (et désormais de la politique) haïtienne ne sont en fait que des gens peu éduqués, amnésiques, qui l’ont porté à bout de bras à la présidence parce qu’ils sont bêtes, ignorants et seraient prêts à le refaire.
Dans un pays au taux d’analphabétisme si élevé, on n’a pas besoin d’enquêtes crédibles sur la sociologie électorale haïtienne pour observer effectivement qu’une bonne majorité de ses sympathisants sont issus des couches défavorisées. Mais ce fait n’est pas nouveau. En effet, les sondages sur la popularité de la plupart de ses prédécesseurs révéleraient sans doute des soutiens similaires. Sauf que, aucun d’eux, même pas Jean-Bertrand Aristide, n’a réussi impunément l’exploit de Martelly : dérives autoritaires ; scandales financiers en série ; grave perversion des systèmes judiciaire et parlementaire ; népotisme aggravé ; misogynie insupportable ; etc.
Un cataclysme moral
Qu’est-ce qui peut alors être responsable de ce cataclysme moral que semble exemplifier le succès politique paradoxal de Martelly ? Dans son livre culte, La philosophie du porc, le dissident chinois (emprisonné) et prix Nobel de la paix (2010), Liu Xiaobo, suggère que la qualité d’une société moderne se juge à la capacité de ses élites. Voici ce qu’il écrit à ce propos :
« Cette minorité d’élites se préoccupe du sort des faibles et critique le pouvoir politique, elle sait aussi résister aux goûts des masses, c’est-à-dire qu’elle conserve son autonomie et son esprit critique vis-à-vis à la fois du pouvoir et des masses, supervise le gouvernement par la critique et guide les masses. C’est cet élément essentiel qui garantit l’élévation continue des qualités d’une société. »
De cette compréhension peut découler une bonne part de l’explication du drame de la société haïtienne : alors même que nous sommes constamment confrontés aux velléités dictatoriales du pouvoir, nos élites, elles, donnent dans un nihilisme déconcertant (ni bien ni mal) et affichent une inquiétante médiocrité morale et intellectuelle. Nos intellectuels et directeurs d’opinion autoproclamés sont passés maître dans l’art des contorsions et font montre d’une obséquiosité répugnante et d’une absence totale de colonne vertébrale. Grâce nationale soit rendue à ceux et celles qui restent des symboles de la justice et de la morale pour se dresser sans peur face au pouvoir, se comporter avec courage, dignité et noblesse !
Tout pour le profit
Car, comme l’explique encore Liu Xiaobo, c’est bien la faiblesse des gouvernés, notamment celle des élites, qui produit ces médiocres gouvernants. Dans ce contexte, la politique devient un jeu médiocre dont les règles sont « tout pour le profit ». Il se joue entre les détenteurs du pouvoir et les élites, soudés dans leur commune ambition d’atteindre un résultat « gagnant-gagnant ».
Dit autrement, si les élites haïtiennes étaient plus raisonnables, quelqu’un du secteur démocratique serait maintenant élu président à la place de Jovenel Moïse. Et l’élection d’un démocrate pour succéder à Michel Martelly ouvrirait à ce dernier plus logiquement les portes de la justice haïtienne, et très probablement celles du Pénitencier national, plutôt que celles du Palais national.
Les comédiens
Mais, on ne le sait que trop bien, le paysage politique et intellectuel haïtien est surpeuplé de comédiens, certains plus excentriques que d’autres. Une chose explique toutefois leur suicide collectif et effondrement personnel : ils ont tous en commun un ego surdimensionné quant à leur importance respective dans l’ordre des affaires nationales.
Il en résulte que, aujourd’hui, chacun en prend pour son grade. Fort de l’immunité que lui garantit la nouvelle présidence, Michel Martelly a tout le loisir de réactiver un mécanisme simple mais dont aucun politicien avant lui n’a osé si bien se servir : en débitant des insanités à longueur de journée, il terrifie ses détracteurs et, mieux, mobilise toute une presse irresponsable qui, de ce fait même, met de côté les vrais sujets le concernant.
Cette nouvelle gifle de Martelly en plein visage de nos élites les oblige à regarder la réalité en face. Après tout ce qu’il vient de faire dans le Sud, si les citoyens, notamment les élites, ne se réveillent pas de leur sommeil collectif, le risque est grand d’une mort morale collective. Et puis, 2022 : ce sera à qui la faute ? […]