Par Nancy Roc
Sπecial pour AlterPresse
Jovenel Moise est le 58ème président d’Haïti. Sur les réseaux sociaux, la robe de la nouvelle Première dame et les failles du protocole de l’investiture du nouveau président sont les sujets qui ont fait le buzz cette semaine. Cela démontre, une nouvelle fois, la légèreté, voire l’irresponsabilité de beaucoup d’Haïtien(ne)s envers le destin de leur pays, car il y a des questionnements et préoccupations de nature bien plus cruciale auxquels Haïti fait face.
Pour ma part, lors de l’investiture de Jovenel Moise, j’ai été davantage préoccupée par les interventions des supporters du Parti PHTK qui, devant le nouveau chef de l’Etat, scandaient des « À vie ! », prouvant que la démocratie haïtienne n’est encore qu’une vitrine. Trente et un an après le départ de Jean-Claude Duvalier, les racines de la dictature et l’oligarchie sont encore bien présentes. Michel Martelly s’est d’ailleurs vanté d’être duvaliériste et, durant son mandat, a ranimé la flamme nostalgique d’un passé odieux et d’une gouvernance occulte, inculte et corrompue.
Lors de son discours d’investiture, Jovenel Moise a remercié Michel Martelly, en le qualifiant de « potorik gason » (grand homme). S’il est vrai qu’il est son dauphin, ce qualificatif était-il nécessaire ? Rappelons qu’à son arrivée au pouvoir comme président provisoire, Jocelerme Privert avait révélé la situation désastreuse dans laquelle le gouvernement Martelly avait plongé le pays : « 127 millions de dollars américains de dettes pour des projets et 89 millions de dettes pour le pétrole, alors qu’à l’époque on a trouvé seulement 13 millions de dollars sur un compte du BMPAD et 3 milliards de gourdes (50 millions de dollars) sur un autre compte » [1]. Or cela n’incluait pas les dettes que devait l’Etat haïtien aux particuliers et aux fournisseurs. Après le séisme du 12 janvier 2010, Haïti avait bénéficié de l’annulation d’une partie de sa dette. Avec le gouvernement Martelly-Lamothe, la dette vaut plus de sept fois la valeur de la baisse de la dette de l’administration Préval (US 172.1 millions) [2]. Le taux de la gourde sous Martelly est passé de 40.3 GHT à 61.43 GHT pour un dollar américain, selon le taux de référence de la Banque de la République d’Haïti, (BRH). Alors, non, que ce soit en tant que chanteur vulgaire et provocateur ou en tant que président tout aussi vulgaire et provocateur, Michel Martelly n’a JAMAIS été un grand homme et le qualificatif employé par Jovenel Moise est non simplement déplacé, mais pourrait ajouter à sa déficience de crédibilité suite aux soupçons de blanchiment d’argent qui pèsent toujours contre lui.
Sur le fil du rasoir
« Le sentiment qui m’anime en ce 7 février est un sentiment d’humilité », a déclaré le nouveau président lors de son discours d’investiture. « Je sais que le peuple attendait depuis plus d’un an cette cérémonie d’investiture. Il a franchi avec force, détermination et courage tous les obstacles tendus pour bloquer la marche de l’histoire et de la démocratie. » Si le ton du nouveau président a été fort apprécié par rapport à l’arrogance de Martelly, le fond de son discours est discutable. Humilité ? Est-ce le même homme qui, lors de sa campagne, a affirmé haut et fort à New York que les « machettes des paysans sont bien aiguisées », évoquant son score après la publication, par le Cep, des résultats contestés du premier tour des présidentielles en 2015 ? Cela ne prouve-t-il pas que, déjà, le dauphin de Martelly était prêt « à s’installer au pouvoir à n’importe quelle condition et serait déjà disposé à faire couler le sang du peuple dans une logique de confrontation », dénonçait l’analyste politique et directeur de media, Herold Jean François. « Ces projections d’affrontements violents qui traduisent l’état d’esprit du clan au pouvoir disqualifient celui qui les a prononcés et révèle en même temps au pays la nature d’un prétendant dirigeant, incapable d’abnégation et d’attitude appelant à l’apaisement et à la concorde nationale, en toute circonstance », dénonçait-il dans un éditorial intitulé : « Jovenel Moïse, de la banane à la machette… ».Voilà donc pour l’humilité du nouveau président. Quant au « peuple qui attendait depuis plus d’un an cette cérémonie d’investiture », le président doit se souvenir que le taux de participation aux dernières élections n’a été que de 21%. Il ne jouit donc pas d’une large popularité dans le pays et ce n’est pas LE peuple qui a voté pour lui, mais bien une petite partie, soit moins d’un tiers de la population.
Analysons à présent quelques mots clés utilisés par Jovenel Moise dans son discours d’investiture : « Il est venu le temps de conjuguer intégrité, moralité, mérite, ordre et discipline, le temps de restaurer la confiance entre le peuple, les dirigeants et les institutions du pays. C’est la condition sine qua non pour redresser Haïti, combattre les crises institutionnelles, consolider l’État de droit, relancer l’économie, améliorer les conditions de vie des Haïtiennes et des Haïtiens » [3]. Belles phrases, beaux mots. Mais entre le discours et la réalité, il y a un grand fossé. Pour preuve, la présence de certains parlementaires, assis derrière le président, dont certains, sans aucune moralité et encore moins d’intégrité, sont des hommes qui votent des lois qu’ils enfreignaient hier. Monsieur 30% en tête, qui ne cache plus ses ambitions présidentielles.
Moralité ? Confiance ? Le Miami Herald du 7 février 2017 traduit le sentiment non seulement de beaucoup d’Haïtiens, mais aussi celui de la Communauté internationale : « Moïse entre en fonction avec un nuage légal qui pourrait paralyser sa présidence et encore déstabiliser Haïti. Il est la cible d’une enquête en cours sur le blanchiment d’argent par l’Unité de lutte contre les crimes financiers du gouvernement ». [4] Or ces soupçons n’ont toujours pas été éclaircis et le président ne pourra jouir de la confiance de tous les Haïtiens tant que la justice ne se sera pas prononcée sur cette affaire. Or, nous savons tous que la justice n’existe pas en Haïti et encore moins pour qu’elle puisse trancher dans un dossier concernant un président…sauf en sa faveur.
De plus, lorsque Jovenel Moise, pour se défendre suite à la publication du rapport de l’Unité centrale de renseignements financiers (Ucref) a déclaré que « tout citoyen a le droit de travailler, a le droit de devenir riche, parce que la richesse est une vertu » [5], beaucoup ont été scandalisés. En effet, selon Saint Thomas d’Aquin, il n’y a que quatre vertus cardinales, à savoir, « la prudence à laquelle appartient la mémoire, l’intelligence, la providence, la dignité ; la justice d’où dérivent la religion, la piété, la grâce et la vérité ; la force, de laquelle viennent la magnificence, la confiance, la puissance, la persévérance ; et la tempérance, d’où dérivent la continence, l’obéissance, la clémence et la modestie [6]. La première de ces vertus conduit l’homme à la connaissance, la seconde à l’amour de Dieu et du prochain, la troisième triomphe des obstacles et méprise la mort, la quatrième réprime la volonté et modère toutes choses. La première conçoit, la seconde aime, la troisième sait vaincre, la quatrième établit une mesure en tout. Ces quatre vertus ornent les mœurs, produisent des mérites, triomphent du démon, ouvrent le ciel ; ce que fait la prudence pour éviter les embûches, la tempérance le fait pour secourir la misère ; ce que fait la force en supportant les injures, la justice le fait en réprimant les vices. » Alors, si l’on peut dire que la richesse, acquise honnêtement, n’est pas un vice, elle n’est pas une vertu non plus. Par contre, « le vice est caché par la richesse et la vertu par la pauvreté », comme le disait Théognis de Mégare.
Tout ceci, ajouté aux défis immenses auxquels sera confronté le nouveau président, n’est pas rassurant et le place sur le fil du rasoir. L’instauration, et non la consolidation, d’un Etat de droit, est la condition sine qua non pour une réelle démocratie en Haïti. A défaut, le pays méritera plus que jamais le qualificatif de « république bananière ».
« L’heure est venue de mettre en œuvre le changement »
Cette phrase lancée par le nouveau président lors de son discours d’investiture est lourde de conséquences ou peut engendrer un peu d’espoir chez certains. En effet, d’un côté, le pays fait face à une économie agonisante, à des bailleurs de fonds aussi fatigués d’un pays constamment instable que sceptiques quant à la gestion d’un autre novice en politique, à une fuite constante d’Haïtiens vers l’étranger, à des catastrophes naturelles qui ne feront que se multiplier avec les changements climatiques, sans compter la nouvelle administration Trump à laquelle il ne faudra pas se soumettre, pour ne citer que quelques exemples. D’un autre côté, Jovenel Moise a quelques cartes en main : tout d’abord, il bénéficie d’une majorité parlementaire qui, pour un certain temps du moins, ne lui fera pas obstacle. Jusqu’à présent, aucun programme de gouvernement n’est connu du public et, tout en n’étant pas rassurant, cela permettra aussi au nouvel élu d’avoir davantage de marge de manœuvres quant aux actions à entreprendre. Il bénéficie aussi d’appuis financiers considérables en Haïti mais, selon des sources bien informées, pour s’assurer de la continuité de ces appuis, Moise a été tenu de se démarquer de Martelly. Il peut donc donner les signaux crédibles du changement en s’entourant de gens compétents et honnêtes et non en favorisant le clanisme politique. Il doit aussi se montrer cohérent dans la politique gouvernementale qui sera adoptée. Par exemple, par rapport aux attentes des paysans, à son cheminement personnel et pour être conséquent tout court, il doit relancer la production nationale, investir dans l’agriculture et l’économie rurale. C’est un devoir et une priorité incontournable, voire historique. Avant de parler de relance du tourisme, il faudra aussi prioriser l’autonomie alimentaire et le reboisement du pays. Cela jettera les bases de solutions durables. Si on ne priorise pas ces domaines, nous continuerons à dépendre de la République dominicaine et autres pour nous alimenter et, sans reboisement sérieux, tout ce qui sera construit sera détruit, comme l’a prouvé Matthew dans le Sud récemment. Il ne faut plus se montrer clinquant mais cohérent et intelligent.
Thomas Lalime, doctorant en économie suggère que le nouveau gouvernement mise, entre autres, sur le Plan stratégique pour le développement d’Haïti (PSDH), « un document d’une grande envergure qui mentionne des programmes ainsi que les différents projets à mettre en œuvre en vue de doubler voire tripler le produit intérieur brut (PIB) par habitant dans les deux prochaines décennies. Le PSDH peut bien servir de base. Les signaux crédibles d’un nouveau départ La croissance recouvrée avec le gouvernement de transition Alexandre/Latortue était perçue par plus d’un comme le résultat d’une meilleure conception couplée avec une meilleure coordination de la politique gouvernementale à travers le Cadre de coopération intérimaire (CCI). Celui-ci devait céder sa place en 2006 au Document de stratégie nationale pour la croissance et la réduction de la pauvreté (DSNCRP). Le séisme du 12 janvier 2010 avait rendu obligatoire une révision du DSNCRP qui, en tenant compte du PDNA (Post Disaster Needs Assessment), s’est transformé en Plan d’actions pour le relèvement et le développement national (PARDN). Ce dernier, à travers la reconstruction, entendait saisir toutes les opportunités pour effectuer un nouveau départ. Le PSDH couronnait l’ensemble de ces travaux à travers un processus participatif. Dans un effort de cohérence temporelle de l’action gouvernementale, la nouvelle équipe doit extraire la substantifique moelle de ces travaux qui, après ajustements et actualisations, pouvait accoucher d’un programme de gouvernement convaincant. Puisque ces documents ont été approuvés à la fois par les secteurs nationaux et internationaux, une telle démarche serait un cadre précieux de coopération avec les différents acteurs. Les premiers mois doivent donner naissance à un pareil programme de gouvernement. Les prochaines années serviront alors à exécuter ce programme qui servira de cadre de coopération avec les institutions nationales et internationales [7] ».
En matière d’éducation, le Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN-Monde), dirigé par l’éminent professeur Samuel Pierre œuvre volontairement, depuis le séisme de 2010, pour une éducation de qualité en Haïti, avec plus de 300 intellectuels et scientifiques. A son actif, la création de l’Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti (ISTEAH), un établissement universitaire sans but lucratif qui offre des programmes de maîtrise et de doctorat dans quatre villes haïtiennes. Les cours sont donnés à distance par des professeurs bénévoles partout dans le monde. GRAHN-Monde a également lancé le Pôle d’Innovation du grand Nord à Milot et la Cite du savoir à Genipailler. Voilà des citoyens qui ont vraiment servi Haïti avec amour et désintéressement. Le nouveau président doit prendre contact avec ce genre de citoyens au lieu de persister dans l’aberration du Psugo de Martelly, qui a déjà coûté plus de 7 milliards de gourdes au Trésor public, alors que l’on sait qu’il ne résoudra pas le problème d’insuffisance de l’offre scolaire publique de qualité.
Jovenel Moise souhaite réaliser les états généraux sectoriels de la nation au début de son quinquennat « afin de bâtir un consensus national sur les enjeux du développement national et de créer des passerelles de communication permanentes entre les différentes élites du pays, leur permettant d’aborder l’avenir avec assurance et transmettre à la génération de demain un pacte pour le progrès et un pays où il fait bon vivre. » Belle initiative pour un nouveau départ, mais il faut la réaliser avec intelligence, cohérence, avec la crème de la crème du pays et de sa diaspora, et non pour plaire à tout un chacun, et encore moins aux jobeurs, sousous, opportunistes et autres qui ne manqueront pas de faire entendre leur voix ou de cracher leur venin. La presse aura également un grand rôle à jouer et la responsabilité de ne pas accorder ses micros à n’importe qui. Enfin, tout un chacun aura son rôle à jouer mais dans le respect des normes, en toute honnêteté pour le bien commun, sans fanatisme et sans se mentir.
Dans son discours d’adieu, le 10 janvier 2017, Barack Obama a déclaré ceci « La démocratie ne requiert pas l’uniformité. Nos fondateurs se sont querellés et ont fait des compromis et se sont attendus à ce que nous fassions de même. Mais ils savaient que la démocratie avait besoin d’un sens de la solidarité. » Les fondateurs d’Haïti ont créé la Première République noire indépendante au monde. Il est grand temps de leur rendre hommage en faisant, nous aussi des compromis et non des compromissions, en regardant de l’avant et en bâtissant l’avenir et non, constamment, en faisant référence au passé et à ces héros comme notre seule source de fierté. Je suis certaine qu’ils ne nous en voudront pas, bien au contraire !
9 février 2017
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[1] Frantz Duval, Privert : « Les caisses de l’État ne sont jamais vides. La situation financière était désastreuse, avais-je dit », Le Nouvelliste, le 28 décembre 2016.
[2] Patrick Junior Sylvain, Haïti : Bilan économique désastreux du président Martelly, hypothéquant l’avenir de près de 11 millions haïtiens, et perspectives pour 2016, RFI, Atelier des Medias, le 14 janvier 2016.
[3] Herold Jean Francois, Haïti-Élections : Jovenel Moïse, de la banane à la machette…, AlterPresse, le 24 novembre 2015.
[4] Jacqueline Charles, President Jovenel Moïse promises a new Haiti in the face of challenges, Miami Herald, le 7 fevrier 2017.
[5] Jean Junior Augustin, Haïti : soupçons de blanchiment d’argent contre le président élu Jovenel Moïse, REUTERS, le 19 janvier 2018.
[6] Saint Thomas d’Aquin, Des vices et des vertus, Les œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin,
[7] Thomas Lalime, Pour les 100 premiers jours de Jovenel Moïse, Le Nouvelliste, le 9 janvier 2017.