Par Gary Olius*
Soumis à AlterPresse le 20 décembre 2016
« La démocratie devient une atroce ironie quand ses maîtres-chanteurs parlent de majorité,
sans se soucier des autres et de l’intérêt général »
Abbe Pierre
Depuis 1986, Haïti s’empêtre dans un processus de démocratisation qui charrie plus de nuisances que d’opportunités pour son développement économique et social. Le fait saute aux yeux et il n’y a pas lieu d’épiloguer là-dessus. Tachons au moins de dire que la cause de cette triste réalité est en partie liée au fait que le pays produit des politiciens qui sont plus des délinquants de salon, de bandits, de ‘déchouqueurs’ que d’hommes et de femmes dignes. A eux-seuls, ils constituent une Haïti à part et disposent d’un peuple et d’une démocratie à part pour satisfaire leur désir inassouvi de pouvoir politique. Ils ont aussi leur manière pour convaincre le reste du monde que ce peuple et cette démocratie, dont ils se sentent si fiers, n’existent pas uniquement dans leurs esprits malades, mais des catégories politiques, particulières et barbares, qu’ils peuvent mobiliser à souhait pour prendre le reste de la population haïtienne en otage et le contraindre à subir sa loi… Et, c’est diablement vrai, ils bloquent le pays quand ils veulent et menacent qui ils veulent, dès lors que tout cela correspond à leur stratégie de contrôle politique, d’accès ou de maintien au pouvoir. Envers et contre tous… !
La souffrance des couches saines de la société haïtienne est immense, car absolument rien ne justifie le fait qu’elles soient réduites au silence par des gens qui ne parlent pas le langage démocratique et qui sont mêmes incapables de s’exprimer régulièrement à travers les urnes. Ils sont apparemment majoritaires dans la rue mais toujours minoritaires lors des scrutins. Bref, une bizarrerie que la sociologie électorale classique ne permet pas de cerner, étant donné que sa grille d’analyse ne lui donne pas la possibilité technique de faire la part des choses ou même d’établir la différence entre l’exclusion d’une fraction importante de l’électorat et le marché de la violence instauré par les délinquants de salon qui règnent en maitres et seigneurs sur la société haïtienne. A titre d’exemple, allez comprendre pourquoi des candidats ou politiciens de toute tendance prenaient plaisir à s’exhiber et se faire prendre en photo avec des bandits de notoriété publique, recherchés par la police.
De fait, les connaisseurs s’étonnent de la croissance du taux d’abstention dans les élections depuis plus d’une décennie, mais ne songent pas à interroger le lien symbiotique qu’il entretient avec la multiplication systématique de poches de violence sur tout le territoire national. L’appréhension de l’électeur lambda est qu’il doit risquer sa vie pour aller exprimer son choix dans un processus électoral. Et il suffit qu’il ait l’aversion du risque pour rester chercher lui. Cet état de fait est tel que les politiciens qui pensent avoir la capacité de mettre le pays à feu et à cendre se confortent dans l’idée d’avoir, au départ, plus 75% de chance de gagner des élections. Illégalement… bien sûr !
Le ridicule dans tout cela est que ce pays malchanceux n’a pas su se doter d’un cadre légal lui permettant de mettre, d’entrée de jeu, hors d’état de nuire ces politiciens barbares ; définitivement non socialisables. Les décideurs haïtiens se complaisent dans l’illusion d’une démocratie à libre-entrée où bons grains et ivraies se mélangent. Et, c’est ce qui a de plus pervers pour un système politique où l’éducation et l’éthique ne sont pas les choses les mieux partagées. Même pour une fois, il faut le dire, la démocratie en tant que régime de majorité populaire ne devrait pas être confondue avec un régime de tout-venants sociaux.
On peut comprendre que c’est peut-être la crainte d’un risque ‘d’élitisation’ ou ‘d’embourgeoisement’ du système qui nous a mis dans cette situation intolérable, mais cette peur à elle-seule n’est pas suffisante pour expliquer le fait que la démocratie haïtienne soit assimilée à un régime où les institutions sont transformées en un refuge de pestiférées. La chose est devenue si grave que si rien n’est fait sous peu, la société haïtienne sera condamnée à l’extinction (à moins qu’une force externe mette autoritairement fin à cette décente aux enfers). Car, il faut comprendre qu’au stade de déconfiture dans lequel se trouve cette société et son système de gouvernance, il n’y a pas lieu de laisser le champ libre aux délinquants pour faire et défaire, uniquement sous prétexte qu’ils ont le contrôle d’un marché de violence qui tend à s’imposer comme la voie royale d’accès au pouvoir politique.
Je le redis, persistant et signant : la chose n’est pas seulement inquiétante, elle est tout bonnement inacceptable. C’est une tendance à rompre sans délai, car elle explique en grande partie le taux élevé d’abstention enregistré dans les élections qui ont vu la victoire de René Préval le 17 décembre 1997 (18% de participation). Elle découle d’une stratégie visant à réduire au silence une majorité de la population (79%, le 20 novembre 2016) et s’arroger le plein droit de parler à sa place. Elle explique aussi le fait que des avocats autoproclamés du peuple (silencieux) enregistrent des scores minables même face à des candidats grivois, uniquement connus pour leurs sarabandes lascives. Enfin, elle permet de comprendre la raison pour laquelle la démocratie haïtienne n’offre que des choix entre des maux, car il n’existe que des monstres à rejeter et aucun programme viable auquel adhérer. Vous comprenez ? Aucun programme, donc, pas d’accès au progrès, barricade politique systémiquement posée, route barrée….!
Revenons aux dernières élections, en plus d’avoir été bien organisées, elles détiennent une particularité qu’il y a lieu de mettre en relief, pour mémoire et pour l’histoire : l’abstention voulue par certains politicards n’a pas été exactement celle qui s’était produite. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les procès-verbaux postés sur le site du CEP. Les zones reconnues de non-droit, repaire de bandits notoires, ont voté moins que les centres urbains ‘normaux’. Et le fait est qu’il semble que les menaces de « dechoukage » proférées par l’ancien tribun des bidonvilles ont provoqué une réaction singulière : les ‘déchouqueurs’ sont restés chez eux par la satisfaction prématurée d’avoir la victoire en poche à cause des déclarations incendiaires de leur chef suprême, pendant qu’une fraction non négligeable des « lâches », mue par un instinct de survie, a assumé le risque d’aller aux urnes,…même sous la pluie. Car, le spectre hideux d’un retour aux réalités sociopolitiques de fin 2003 a transformé les votes de ces gens en une question cruciale. Bref, un enjeu qui valait bien le risque à assumer pour la circonstance. Le choix a été clair pour certaines personnes, semble-t-il : il valait mieux mourir bulletins en main que de revivre le cauchemar novembre-décembre 2003. Pour une fois, les adeptes de la violence ont appris à leurs dépens que « tout bèt jennen mode ». Morale de l’histoire… !
Les résultats préliminaires ont eu l’effet d’une douche froide sur ces politiciens et cela se comprend aisément. Ils ont découvert tardivement ce qui leur était arrivé et se sont résolus à tout foutre en l’air et repartir à zéro. Forcer de nouvelles élections pour mieux remobiliser leurs troupes. Ou au pire des cas, forcer une nouvelle transition politique. Pour cela, rien ne vaut que de s’activer sur deux fronts. Comme de fait, certains de nos fameux leaders amplifient leurs discours violents, pendant que d’autres réclament une vérification à la loupe des bulletins de votes, de tous les procès-verbaux, des CIN et des listes d’émargement. Ils savent a priori le temps considérable qu’une telle opération nécessite. Et rien ne dit qu’ils ne sont parties prenantes du sabotage opéré à dessein par des responsables de bureaux de vote recrutés avec l’aide de certaines organisations de la société civile qui ont pignons sur rue.
D’ailleurs, le Sénateur Cassy l’a bien laissé entrevoir dans ses échanges avec Valery Numa le 13 décembre 2016. Il fit croire que si la vérification réclamée par son parti aboutit à la détection de la moindre erreur dans 50% des procès-verbaux (PV), on aboutirait purement et simplement à une invalidation des scrutins. En bon créole, cela veut dire « tranzisyon tèt dwat ». Puisque le taux de participation deviendra moins de 600,000 personnes pour un électorat de 6.1 millions, le candidat qui arrivera en tête ne pourra pas être déclaré gagnant même avec plus de 300,000 voix. Vous comprenez : Ce n’est ni plus ni moins qu’un piège à cons qui est tendu au CEP…, pour l’amener à opérer au summum du ridicule pour mieux le ridiculiser ; en transformant les élections que plus d’uns considéraient comme les mieux organisées de toute l’histoire d’Haïti en un objet de risée, où tous les acteurs (CEP, Exécutif, Société civile…ou même toute la société haïtienne) en sortiraient tête baissée et couverts de honte.
Déjà, la chaine est bien déployée : (i) on parle ridiculement de la publication de deux résultats, (ii) les plaignants disent détenir des copies différentes des PV affichés sur le site web du CEP (sans les exhiber) vraisemblablement pour obtenir aux forceps la vérification réclamée, (iii) Le CEP, chéri d’hier, est aujourd’hui traqué et vilipendé pour les besoins de la cause (iv) le CEP a été drôlement mis sur la défensive et s’est ridiculement empressé à se défendre des accusations sans preuve portées contre lui, au lieu d’envisager des poursuites en justice pour diffamation, (v) le Président Privert, abondamment encensé pour sa verticalité avant le 20 novembre, est aujourd’hui - comme le CEP - le bouc azazel qui doit porter le poids de tous les péchés de ce ‘bel Israël politique’, victime de supposées magouilles électorales, et (vi) ce qui va compléter cette chaine de ridicules est que le BCEN risque de ne pas comprendre que l’absence de quelques signatures ou d’empreintes dans les listes d’émargement ne saurait relever de la responsabilité des candidats, mais des fonctionnaires électoraux choisis en toute indépendance par le CEP et ses partenaires de la société civile.
Cela dit, les plaignants savent pertinemment qu’on ne pourra pas leur donner au Centre de Tabulation des Votes(CTV) ce qu’ils n’ont pas eu dans les urnes. S’ils arrivent à piéger le BCEN le porter à mettre à l’écart la moitié des PV pour manque de signatures ou d’empreintes, le CEP sera techniquement obligé d’invalider les scrutins de novembre 2016. Ainsi, ces perdants deviendront paradoxalement gagnants, en ce sens qu’ils plaideront pour de nouvelles élections avec un nouveau gouvernement de transition dont ils choisiront les membres, par la médiation de leurs alliés. Suivant ce même cas de figure, ils fomenteront la mise en place d’un nouveau CEP, exigeront le remplacement des ordinateurs, de la base de données et du personnel du CTV, proposeront des amendements au décret électoral pour barrer la route à leurs concurrents et s’assurer d’une marge de victoire lors d’une éventuelle troisième ronde d’élections. Et, en ayant gain de cause, ils crieront triomphalement : vive les forces progressistes !
Mais,… et le pays dans tout cela ? Le trésor public, déjà en banqueroute depuis plusieurs années, sera sollicité pour décaisser un autre montant de 100 millions. Les bailleurs de la communauté internationale trouveront le bon argument pour arrêter le financement de leurs projets en Haïti. Les investisseurs étrangers n’auront aucune motivation pour venir implanter leurs entreprises dans un pays aussi mal foutu politiquement. La dévaluation de la gourde s’accélèrera pour dépasser le seuil fatidique de 100 pour 1. Et puis, la pauvreté massive frappera de plein fouet la classe moyenne, pendant que ceux-là qui étaient déjà pauvres s’y enfonceront d’avantage jusqu’à ne plus pouvoir tenir. Ainsi, on aura tous les ingrédients pour un éclatement social dont les conséquences, au niveau national et régional, seront incalculables. Les pays voisins seront forcés de prendre des mesures extrêmes contre Haïti, pour ne pas payer les frais de cette épouvantable catastrophe.
Est-ce que vous comprenez ? Ce qui se joue en Haïti actuellement est un jeu extrêmement dangereux. Les politiciens qui menacent de tout casser ne sont pas dupes des conséquences de leurs actions. Leur mot d’ordre est clair : Pouvoir ou la mort ! Forts de leur puissance de feu, ils menacent tout le monde : le secteur des affaires, les bailleurs internationaux, les journalistes, les intellectuels non acquis à leur funeste cause. Ces têtes brûlées ne savent même pas que l’Etat haïtien ne vit que de 100 grands contribuables du secteur des affaires, de moins de 15,000 petits entrepreneurs/consultants individuels et de l’aide financière de la communauté internationale. Ils poussent leur extrémisme jusqu’à son degré maximum de nocivité, sans penser que - même pour payer ses fonctionnaires et les élus (qu’ils veulent être) - l’Etat dépend exclusivement de ces maigres sources de revenus qu’ils s’activent à détruire… Hélas, quelle tristesse !
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* Économiste, spécialiste en administration publique
Contact : golius_3000@hotmail.com