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Différence entre richesse abstraite ou valeur dans le capitalisme et richesse matérielle ou réelle dans les ékolakous

Par Alain Philoctète

Soumis à AlterPresse le 20 décembre 2016

Suite à son article traitant de la distinction entre le temps abstrait du capital et le temps libéré des néolakous (publié dans Haiti-Liberté, édition du 6 septembre 2016 et sur Alterpresse le 8 septembre de la même année), Alain Philoctète distingue dans le texte qui suit la richesse dans le mode de production capitaliste, richesse qui constitue une fin en soi, dans la mesure où elle sert à la reproduction du capital, et la richesse telle qu’elle peut être produite dans le système du néolakou. Cette dernière est une richesse réelle, concrète dans la mesure où elle sert à satisfaire les besoins humains. ASV

Si les néolakous ou ekolakous visent l’abondance, l’augmentation de la richesse matérielle ou réelle, à savoir les produits nécessaires à la satisfaction des besoins humains, il est tout à fait pertinent de faire la différence entre la richesse sous le capitalisme et ce qu’elle pourrait être dans la dynamique de construction des ékolakous.

Marx commence le Capital par l’affirmation suivante : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparait comme une « gigantesque collection de marchandises » [1]. » La marchandise apparait comme la forme élémentaire, gémellaire, de la société capitaliste, mais ne constitue pas la richesse en tant que telle.

Dans les ékolakous, les biens naturels, comme l’eau, le soleil, le vent, l’air, la terre et la production distribuée de manière égalitaire entre les vivants, ne possèdent pas de valeur marchande et pourtant constituent une richesse réelle.

Alors, qu’est-ce qui crée la richesse ?

Il est généralement admis que le travail est créateur de richesse. Or, ce dernier produit deux sortes de richesse : une richesse matérielle ou réelle par exemple une paire de souliers, un téléphone portable, une voiture etc., et une autre forme de richesse qui est la valeur, c’est-à-dire une quantité de temps abstrait de travail qui la constitue. Si on confond ces deux formes de richesse, on ne pourra pas comprendre ce qui constitue le fondement du capitalisme et proposer, par ce fait, un autre modèle de production.

La valeur

Elle est une forme de richesse abstraite, désincarnée, purement quantitative, exprimée à travers des chiffres dont l’argent en est la forme phénoménale. Elle indique, sous le capitalisme, une manière de mesurer quantitativement la valeur d’une marchandise par le temps de travail humain socialement nécessaire qui s’y est cristallisé, indépendamment de la nature qualitative de la marchandise en question (connaissance, logiciel, poisson, pain, patates etc.).

Le but du capitalisme n’est pas un travail concret qui vise à satisfaire les besoins, mais plutôt un travail abstrait peu importe le contenu, que le capitaliste fabrique des jouets ou des mitrailleurs, l’essentiel est de générer de la valeur, de l’argent, de la rentabilité. En d’autres termes, la production de valeur peut se faire en fabriquant des bombes atomiques, des déchets toxiques, des objets inutiles qui en tant que tels ne constituent pas de la richesse réelle du point de vue du bien-être concret de la population.

La valeur abstraite vise essentiellement l’accumulation du capital quel que soit le contenu de la production et sans tenir compte des limites de la dynamique de la production pour la production qui tend à détruire l’être humain et la nature. En ce sens, il ne s’agit pas de réclamer une meilleure redistribution de la richesse, mais plutôt de remettre en question la valeur abstraite, forme de richesse abstraite, en tant qu’elle vise l’accumulation du capital comme une fin en soi.

Dans la société capitaliste, la richesse abstraite, la finalité de la production, se manifeste sous la forme de valeur qui n’est rien d’autre qu’une objectivation de la dépense de travail des hommes et des femmes. Cette forme de richesse est déconnectée des besoins, de l’utilité et repose seulement sur la mesure du temps de travail contenu dans les produits. De ce point de vue, la valeur vise d’abord l’accumulation, son propre accroissement qui est un procès aveugle, tautologique, infini. Elle est donc un processus d’autoreproduction sans fin.

C’est en fait la valeur qui insuffle sa dynamique à la société capitaliste en y constituant une forme d’autodomination instituée par le caractère socialement médiatisant du travail lui-même. Cette domination demeure dans le fait qu’elle est réalisée par les individus eux-mêmes, artisan de leur propre dépossession.

La valeur est l’expression du non contrôle par les individus de leurs activités productives, parce qu’ils sont sous le joug de contraintes impersonnelles, quasi-objectives de structures abstraites engendrées par le travail aliéné, une puissance extérieure qui leur est étrangère.

Enfin, la valeur est une norme sociale totale, sa fonction oblige une médiation à la dynamique productive, en termes de mesure de la pratique et de ses biens objectivés par les divers travaux de production. La rationalisation des pratiques par la valeur découle d’une mesure temporelle de cette pratique qui est impulsée par les normes sociales de production dans une société capitaliste. Le temps abstrait est ainsi compris comme étant l’aspect dominant de la temporalité, puisqu’il constitue l’unité de mesure de base de la valeur du temps de travail socialement nécessaire.

Richesse matérielle ou réelle

Cette forme de richesse se manifeste par la quantité d’objets produite et dont les gens disposent pour satisfaire leurs besoins comme personne, comme « être » dans le monde et comme membre, inscrit dans un rapport social, doté de besoins concrets, toujours mis en forme culturellement. Par exemple, la richesse matérielle ou réelle se conjugue avec le fait d’avoir de la terre cultivable pour produire de la nourriture, des panneaux solaires pour générer de l’énergie, des toiles pour coudre des vêtements, etc.

Donc, ces choses concrètes, utiles ont chacune un usage bien précis. Une chemise sert à se vêtir, une paire de souliers sert à se chausser, une bouteille de bière sert à boire. On peut dire dès maintenant que c’est le côté clair, concret, visible de la marchandise. En tant que valeur d’usage, elle n’a de « valeur » que dans la capacité à satisfaire les besoins humains qui se réalisent dans la consommation. Cet objet, ce produit, répond à un besoin social et ainsi se joint à l’ensemble social.

La valeur d’usage change de forme et de contenu en fonction des progrès techniques et scientifiques et surtout selon les manières de travailler. Ce qui reste plus ou moins constant, c’est le fait que la valeur d’usage répond aux besoins des hommes. Elle est donc le support matériel de la marchandise. Autrement dit, elle est l’ensemble des propriétés physiques qui permettent dans un espace et un temps donnés de répondre aux besoins des humains. Donc, ces propriétés physiques sont les résultats d’un travail concret, par exemple celui du fabricant de rhum, du cordonnier, du tailleur.

Donc, la richesse réelle ou matérielle est mesurée par la quantité de biens spécifique, une certaine quantité de riz, d’outils agricoles etc. Et dont la valeur sociale est inscrite dans des normes culturelles « extérieures » en quelques sortes à la production.

Cela signifie que la valeur d’usage est intrinsèquement historique et sociale dans la dynamique des ékolakous ou néolakous. Par ailleurs, même quand elle continue de se présenter comme un support de la marchandise dans les sociétés capitalistes, cette richesse matérielle axée sur la valeur d’usage n’y est pas culturellement dominante parce qu’elle est sous le joug des impératifs abstraits de l’échange marchand.

En fait, en se rapportant à la définition de Marx, il semble subsister un point de vue qui présente la valeur d’usage comme une catégorie strictement naturelle. Pour corriger cette possible lecture, Marx affirme qu’ « une chose peut être une valeur d’usage, sans être valeur. C’est le cas quand l’homme n’a pas besoin de la médiation du travail pour en faire usage. Par exemple : l’air, les terres vierges, les prairies naturelles, les bois poussant de manière sauvage, ect. » [2]. Plus loin la nuance arrive, il précise : « Pour produire de la marchandise, il faut non seulement qu’il produise de la valeur d’usage, mais que ce soit de la valeur d’usage pour d’autres, de la valeur d’usage sociale. » [3].

Conclusion

La compréhension de la différence entre valeur qui est une forme de richesse autant qu’une relation sociale objectivée, en ce sens qu’elle est sa propre médiation et la richesse réelle qui elle-même est une forme de richesse qui suppose des rapports sociaux transparents, est stratégiquement important pour toute réinterprétation de la contradiction fondamentale du capitalisme, nous y reviendrons dans un prochain article.

D’un côté, la valeur d’usage d’une bicyclette a très peu de rapport avec celle d’un sac de maïs. On ne saurait alors dire que x bicyclette = y sac de maïs, en tout cas au moins du point de vue de leur utilité. Autrement dit, leurs valeurs d’usage expriment seulement leurs qualités, ainsi que celles du travail contenues en elles.

D’un autre côté, la valeur permet de mettre en rapport deux marchandises foncièrement différentes. Dans ce cas, x bicyclette = y sac de maïs. Mais, pour réaliser cette égalité, il faut un troisième terme commun aux deux marchandises : le travail abstrait.

Ainsi, dans la ommunauté des néolakous, l’activité de chaque personne est nécessaire pour atteindre les objectifs planifiés, pour le succès de l’ensemble des pratiques transparentes. Ce qui compte pour la production collective c’est l’implication directe à celle-ci, et non la quantité de travail employée par chaque individu. Sur cette base s’érige le droit de chaque membre du néolakou de pouvoir jouir d’une partie des fruits produits par la communauté.

« Le fait que la production n’est pas réellement soumise au contrôle de la société en tant que production sociale se manifeste donc d’une façon frappante : la forme sociale de la richesse existe en tant qu’objet en dehors d’elle.[…] C’est seulement en système capitaliste qu’elle apparaît de la façon la plus frappante, sous la forme la plus grotesque qui soit, celle d’une contradiction, d’un non-sens absurde. » [4].

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Références


[1Karl Marx. 1993. Le Capital, livre I. p. 39. En ligne : http://inventin.lautre.net/livres/MARX-Le-Capital-Livre-1.pdf

[4Karl Marx. Livre III, p. 529. En ligne : http://inventin.lautre.net/livres/MARX-Le-Capital-Livre-3.pdf