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Université massifiée et Société dépendante : quel développement ?

Par Jn Anil Louis-Juste [1]

Soumis à AlterPresse le 13 janvier 2004

Nous vivons depuis quelque temps, des moments de contraste qui témoignent de la profondeur de la crise sociale haïtienne. Mais, ils sont passés inaperçus même dans le monde universitaire, parce que l’université n’est plus le lieu de réflexion sur la société. De ces nombreux contrastes se détache la massification de l’université dans une société encore largement aristocratique. Des universitaires diplômés frappent à la porte du marché de l’emploi, mais ils sont renvoyés chez eux, comme de vulgaires travailleurs sans papier, qui ont escaladé les frontières d’un pays dit développé. Alors, ils découvrent soudain qu’ils n’ont pas été formés pour se développer dans cette société. Rage, colère, frustration et désir de se rapatrier le plus vite que possible, rythment la vie psychique de nos universitaires confrontés à l’organisation dépendante du travail dans la société.

Du processus de massification de l’Université d’Etat d’Haïti

Ici entendue comme l’accessibilité au plus grand nombre issu des masses populaires, la massification de l’U.E.H. participe d’un triple mouvement hétérogène : la macoutisation de l’enseignement supérieur, la solidarisation entre les travailleurs émigrés et leurs familles, et la démocratisation de l’université comme conquête politique des luttes étudiantes.

A partir de décembre 1960, des enfants de tonton macoute accèdent directement à l’université ; le concours d’admission est substitué par le serment d’allégeance au régime de François Duvalier. Le Palais National délègue à des Doyens, le pouvoir de gérer quotidiennement les facultés au nom de la Révolution duvaliériste.

De même, des chefs de tonton macoute [2] firent admettre aux lycées de la République, leurs protégés, même si ces derniers ne sont pas académiquement promus. Un jour, dit-on, le tout-puissant Zacharie Delva débarqua au Lycée Alexandre Pétion, accompagné de plusieurs dizaines de postulants ; il visita soigneusement les salles de classe à la recherche de places disponibles. La rentrée d’octobre avait déjà eu lieu, et « le Parrain » ne se soucia guère des niveaux intellectuels de ses protégés : il les plaça pêle-mêle, là où il rencontra des sièges vides.

Cette histoire peut illustrer, à un certain point de vue, l’importance que prend l’éducation aux yeux des masses paysannes. Depuis l’accession de Dumarsais Estimé au pouvoir, en 1946, le masque de la discrimination sembla tomber, et des paysans avaient compris qu’un enfant provincial pouvait prétendre à la plus haute fonction sociale, une fois qu’il a passé avec succès, les mailles éducatives de sélection. Du moins existe la possibilité d’ascension sociale pour leurs enfants qui savent lire, écrire et calculer. Les campagnes d’alphabétisation menées depuis 1943 dans le pays, ne doivent pas être négligées dans la formation de cette conviction.

Certainement, des actions politiques sont à l’origine de la naissance de cet autre projet de promotion sociale chez des paysans : avant les années 40, des paysans rêvaient de laisser à leurs héritiers, des carreaux de terre, des têtes de bétail, des emplacements de construction, etc. Mais, entre 1946 et 1971, la perception a beaucoup changé : la reproduction simple a cédé la place à la reproduction sociale complexe où la mobilité caractérise essentiellement le projet des parents pour leurs enfants. Les premiers dépensent systématiquement dans l’éducation scolaire des seconds. Souvent répètent-ils qu’ils n’auraient pas souhaité que leurs progénitures reviennent au milieu pour y mener la même qu’eux-mêmes. Leur projet, c’est qu’elles ne connaissent plus les vexations qui ont jalonné le cours de la vie campagnarde.

L’émigration de nombreux travailleurs haïtiens a beaucoup aidé à la réalisation du projet parental de promotion sociale des enfants. D’un côté, des intellectuels ont quitté le pays en grand nombre pour aller s’établir en Afrique et au Canada, de l’autre, des enfants d’extraction rurale prennent la place des enfants émigrés dans les meilleurs établissements publics du pays. Si la qualité de l’éducation a baissé, le bas niveau de la majorité de nos bacheliers traduit en quelque sorte, la rencontre de ces deux phénomènes. A côté des intellectuels émigrés se sont rangés des travailleurs manuels qui ont pu gagner les côtes de Petites Antilles et de la Floride, à la recherche d’un mieux-être. Ils ont transféré en Haïti, des montants considérables épargnés de leur salaire. Jusqu’aux Etats-Unis, des travailleurs haïtiens se mettent ensemble pour pratiquer le « sòl ». Ces produits financiers de la solidarité sont revenus au pays pour continuer le processus de solidarisation avec des membres de famille qui y sont restés : ils sont utilisés dans l’acquittement de bordereau de loyer et/ou le paiement de scolarité [3]. La solidarité héritée du coumbitisme, a donc aussi contribué à la massification scolaire, en dépit de la grave crise que connaît la principale activité paysanne [4].

L’autre cause qui a poussé vers la massification de l’université, reste le mouvement étudiant de 1986. La base de la massification s’est considérablement élargie à partir du mouvement pour la démocratisation de l’UEH. La Fédération Nationale des Etudiants Haïtiens (FENEH) a lutté de toutes ses forces pour que les places disponibles ne soient plus réservées à des postulants bien parrainés politiquement. La méritocratie est devenue depuis lors, le principe général d’admission [5].

La démocratisation de l’UEH doit déboucher sur la libre admission, mais le mouvement social universitaire post-FENEH, ne s’est pas toujours préoccupé de la nécessité de libre accès à l’université. Aussi des organisations étudiantes s’allient-elles au Conseil Exécutif du Rectorat et à des membres du Conseil de l’Université pour bloquer le processus de réforme universitaire. En fait, quand des délégués étudiants qui jouissent des conquêtes démocratiques de la FENEH, en siégeant paisiblement au Conseil de l’Université, s’adonnent à obtenir des profits personnels au lieu de poser en profondeur la question de l’Université Publique dans une société dépendante, ils ne font qu’entraver la marche de l’UEH vers la démocratie pleine.

Lutte de projets au sein de l’UEH

Il est une évidence qu’avec l’augmentation du taux de solarisation (1.757258 élèves [6] pour une population scolarisable d’environ 3.000000), des descendants de paysans ne sauraient être minoritaires. Avec plus 60% de paysans et un taux de chômage avoisinant les 70% [7], on peut dire que le projet des paysans a franchi l’espace universitaire. Une enquête menée pour le compte de l’Unité de Formation Continue et d’Extension Universitaire (UFCEU), service « fermé » de la FASCH, a révélé que 20% des 300 étudiants bénéficiant des séminaires organisés par l’UFCEU, avaient un projet seulement intellectuel, et 62,50%, un projet aussi politique (p. 5). Ils avaient pensé à poursuivre leurs études au niveau de la maîtrise (59,37%) et au niveau doctoral (28,12%) (p. 6). La médiation éducationnelle a été au cœur du projet de changement social rêvé [8].

Une autre enquête opérée par le Groupe de Recherche-Action et d’Education Populaire (GRAEP), a montré que l’origine sociale des élèves conditionne en quelque sorte, le choix de faculté. Les débours nécessaires à la préparation des concours d’admission à la Faculté de Médecine, d’Agronomie ou des Sciences (plus de 2500 gourdes !), ont porté des postulants à choisir l’Ecole Normale Supérieure, la Faculté de Droit, la Faculté des Sciences Humaines (pp. 4-5). Les postulants sont à dominante paysanne (p. 5). Sur les 56 postulants interviewés, 83,9% d’entre eux ont exprimé le vœu de participer à la transformation de la société haïtienne (pp. 5-7).

Les parents des étudiants projettent sur leurs enfants, la réalisation de rêves bafoués. La promotion sociale reste et demeure leur objectif majeur, même s’ils militent dans des organisations paysannes, ouvrières ou politiques en vue de la transformation de la société aristocratique. Cette contradiction idéologico-politique et sociale ne trouve pas de dépassement au niveau curriculaire. Jusqu’à aujourd’hui, le curriculum universitaire haïtien ne rencontre en rien, les problématiques technologiques et sociales du pays. On peut s’en rendre compte à partir de l’explication mystique donnée aux catastrophes de Mapou, Fond Verrettes et Gonaïves : la malédiction a dominé dans les réponses fournies par des élites tant économiques que culturelles. Dès lors, il est difficile de s’attendre à un comportement plus rationnel des masses populaires dans ces calamités socio-environnementales, parce que trop longtemps soumises à la discrimination culturelle.

Les connaissances enseignées à l’UEH, ont acquis chez des professeurs, un statu d’universalité qui déroute même l’intelligence concrète : l’universel n’est plus un singulier théorisé, vulgarisé et imposé comme principe général de toutes les autres singularités. Ces connaissances véhiculent un universel a-historique, qui est une forme de vérité de tous les temps et dans tous les espaces. Aussi nos collègues universitaires ne ressentent-ils pas le besoin de connaître les projets des étudiants et des parents en vue de les accompagner dans le processus de réalisation. Dès lors, les possibilités concrètes offertes par la société n’interviennent pas aux programmes de préparation de l’avenir de la jeunesse. Le fait de négliger ces réalités locales dans l’enseignement, va à l’encontre du projet parental de promotion sociale des enfants, car quand ceux-ci ne sont pas bien armés pour affronter leurs propres réalités, ils risquent de réussir autrement, ce qui contraste avec la culture d’honnêteté et de sérieux de leurs parents. De là à accéder la névrose, il n’y a qu’un pas. Or, l’école ne devait-elle pas plutôt créer la joie chez les enfants ?

Une société aristocratique, mais dépendante

Les possibilités de réalisation des rêves parentaux sont assez minces en Haïti. La bourgeoisie compradore dépend du capital étranger pour se reproduire comme classe sociale ; de même, elle tire des profits énormes de la petite production paysanne en exportant des denrées produites dans ces conditions. En fait, la bourgeoisie compradore haïtienne manque d’autonomie pour pouvoir penser un développement endogène. Quand cette dépendance s’enracine dans des pratiques aristocratiques fondées sur des nuances épidermiques et des appropriations historiques, est bloquée la société dans tous ses compartiments. Elle devient même incapable de créer de l’emploi pour mieux reproduire ses capitaux. En fait, elle ne peut pas faire de la concurrence à ses patrons étrangers, ni défaire l’alliance qui la lie historiquement à la grande propriété terrienne. Des structures traditionnelles coexistent avec des îlots de modernité pour le renouvellement de l’aristocratie haïtienne.

Des cadres issus de l’université, qui n’ont pas été préparés pour comprendre cette réalité, ne peuvent que maudire leur pays. C’est le rêve qui lutte avec la réalité, et l’on n’est pas sûr de l’identité psychique qui en sera construite. Alors, quel développement dans un pays à massification universitaire et à économie aristocratique dépendante ?

La globalisation néolibérale du capital a complexifié la situation. On prétend que le problème réel est qu’on ne peut pas se défaire des liens de la globalisation, mais on oublie souvent que celle-ci résulte d’une tentative de restauration du capital soumis à une large crise de reproduction entre 1970 et 1980. En Haïti, la politique néolibérale s’exprime dans le massacre des cochons haïtiens, la privatisation d’entreprises publiques, la marchandisation de l’éducation, etc. Mais, la glorification du secteur privé comme meilleur gestionnaire, n’a pas la vertu de casser sa chaîne de dépendance et de tempérer son aristocratisme au bénéfice de nouveaux rapports sociaux, même capitalistes. Quand le psychique n’est pas au diapason, le social en souffre énormément

Des luttes politiques s’avèrent nécessaires pour provoquer des changements de perception de la réalité haïtienne ; un large mouvement social doit secouer l’inertie psychique qui paralyse les énergies sociales de développement. Alors, il ne s’agit pas de placer des capitaux frais et de transférer des technologies nouvelles ; il est plutôt question de lutte pour la production d’un homme nouveau et apte à endosser la responsabilité de combattre les forces aristocratiques et dépendantes de l’économie haïtienne. A l’université, la médiation d’une pédagogie libératrice, c’est-à -dire tournée vers la formation de citoyens créateurs, inventifs et autonomes, sera l’arme intellectuelle par excellence, de la quête de liberté pleine qui comblera les lacunes du libéralisme économique et politique.

La massification de l’université doit forcer la barrière de l’aristocratie sociale et rompre les liens de la dépendance ; la massification acquiert ces potentialités dans la mesure où émerge l’esprit critique dans les pratiques éducatives. Mais, cet esprit critique doit être d’abord une production du mouvement politique. Autrement dit, les luttes d’étudiants, de paysans, d’organisations féministes et politiques doivent éduquer la population en la montrant les véritables enjeux du changement social. Par exemple, la défense de la production nationale, l’élargissement de l’assiette budgétaire de l’éducation, la restauration de l’environnement, le respect des droits de la femme, etc. sont autant de thèmes mobilisateurs dans le processus de production du nouvel esprit critique en Haïti.

Port-au-Prince, 13 janvier 2005.


[1Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

[2NDLR : Milice de François Duvalier

[3Nous savons que depuis 1985, l’Etat ne contrôle plus l’éducation en Haïti. Les établissements scolaires sont en majorité des entreprises privées qui rapportent des profits énormes aux propriétaires.

[4Depuis l’abattage des porcs créoles, le paysan est systématiquement obligé de prélever sur l’environnement pour compléter son revenu agricole. Etant donné que le marché est contrôlé par la bourgeoisie compradore et qu’il ne dispose pas assez de terre pour jouer sur cette contrainte, les ressources forestières sont exploitées à des fins de reproduction sociale complexe.

[5La Faculté d’Ethnologie tente désespérément de divorcer d’avec cette pratique depuis trois ans, et le Conseil Provisoire de Coordination de l’INAGHEI, avait organisé en 2000, un concours démocratique, libre et honnête. Nous ignorons comment l’enjeu se présente aujourd’hui à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques.

[6Voir Norbert Stimphil, in "Etat des lieux chiffré de l’éducation en Haïti » (sans date !).

[7Le secteur de la sous-traitance n’emploie plus 40.000 ouvriers.

[8Jn Anil Louis-Juste, "Perceptions et Perspectives de l’Unité de Formation Continue et d’Extension Universitaire, FASCH, février 1998 ».