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Haiti : Une volonté inébranlable de faire le journalisme autrement

Interview accordée par AlterPresse à la journaliste Nancy Roc et publiée en décembre 2004 dans le quotidien Le Matin

Le 28 janvier 2005 marquera le 3ème anniversaire d’AlterPresse, le réseau alternatif haïtien d’information. A l’approche de cette date et en attendant un bilan de l’avancement de cette experience, nous publions cet entretien realisé avec nous par notre consoeur Nancy Roc.

Cet échange par e-mail a été une initiative de Nancy Roc et nous avons répondu a ses questions avec la meilleure disposition et en toute honneteté.

Nous espérons qu’au fil de cet entretien, nos lecteurs pourront mieux cerner notre demarche, notre orientation ainsi que nos efforts de répondre à une mission renouvelée du journalisme.

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Nancy Roc - Pouvez-vous retracer l’historique de la création d’AlterPresse ?

AlterPresse - L’idée de mettre sur pied l’agence AlterPresse (www.alterpresse.org) a accompagné la mise en place en octobre 2001 du Groupe Médialternatif, entité associative de laquelle émane l’initiative. Conçue en décembre 2001, AlterPresse représentait un premier effort pour tenter de matérialiser le principal objectif du Groupe Médialternatif, qui est de « créer et contribuer à dynamiser des espaces de communication et d’information dans le cadre d’une vision alternative », fondée sur le respect des droits humains et l’éthique journalistique.

En réalité, après plus de 20 ans de carrière pour certains d’entre nous, on avait le désir de contribuer à une évolution différente du monde de la communication et de faire notre métier tel que nous l’entendons en tenant compte de nos multiples expériences croisées dans le champ de la communication alternative et populaire.

C’est le 28 janvier 2002 que l’agence a été officiellement lancée. La tenue à l’époque, à Porto Alegre, du deuxième Forum Social Mondial, représentait, à notre avis, un moment idéal pour inaugurer les activités d’AlterPresse en tant que « réseau alternatif haïtien d’information ». Notre première action a donc été la couverture de cette méga rencontre des mouvements sociaux de la planète.

Nancy Roc - Quels étaient vos objectifs à la création de l’agence et qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?

AlterPresse - AlterPresse est avant tout un média d’information. Sa principale vocation est de contribuer à la diffusion de données essentielles sur les processus politiques, économiques, sociaux et culturels impliquant les acteurs des mouvements sociaux, des organismes de promotion et de défense des droits humains, des mouvements d’entreprenariat collectif, des organismes d’appui au développement, des institutions de recherches et d’éducation non formelle, de l’université, etc.

Nous pensons continuer sur la même lancée, dans un monde de plus en plus globalisé où les thématiques sociales (dans leur diversité) sont négligées par les grands réseaux médiatiques qui entrent dans la dynamique d’une concentration accrue.

Nancy Roc - Comment arrivez-vous à subventionner AlterPresse en tant qu’ONG ?

AlterPresse - AlterPresse émane en effet d’une société de communication sociale à but non lucratif. Les travaux de l’agence représentent seulement une partie des activités du Groupe Médialternatif, qui fonctionne depuis 3 ans grâce à des revenus de service, des dons et subventions obtenus pour la réalisation de programmes spécifiques.

AlterPresse est une initiative professionnelle, mais aussi volontaire et citoyenne, qui est supportée par l’ensemble des activités du Groupe Médialternatif. Petit à petit, s’établit un plan d’autofinancement et de recherche de financement au près du public et des organismes compatibles.

En ce sens, nous avons eu à négocier des espaces pour des campagnes éducatives ou socio-culturelles. Nous sommes par exemple intéressés à faire la promotion d’activités culturelles et artistiques, socio-éducatives, touristiques (en particulier le tourisme alternatif) et d’autres annonces.

Parallèlement nous continuons de suivre une logique de partenariat qui nous permet de réduire substantiellement certains coûts.

Nancy Roc - Le site offre de plus en plus d’articles sur différents sujets qui ne sont pas usuellement mentionnés dans la presse locale. D’où votre slogan : Beaucoup plus que l’actualité ! Comment arrivez-vous à offrir autant de diversité à vos lecteurs ?

AlterPresse - Il y a avant tout chez nous, comme nous l’avons expliqué, un souci de diversité et aussi de pluralité. En créant AlterPresse, plus qu’une agence, nous avons voulu mettre en place un réseau, s’étendant au-delà du milieu professionnel et au-delà de l’espace géographique haïtien.

Nous croyons que nous sommes en train de constater les résultats d’une telle démarche d’information et d’expression. Les circuits de contact s’étendent offrant la possibilité de couvrir directement ou indirectement des sujets divers, alors qu’en même temps l’agence intègre de plus en plus de larges réseaux.

Des possibilités de couverture s’offrent aussi quand sur une base volontaire, des confrères ou consoeurs, des chercheurs et universitaires, des militants de diverses causes sociales savent trouver en AlterPresse un formidable moyen d’expression globale et de mise en valeur de leurs travaux et réflexions. Que tous les contributeurs et contributrices d’Haiti, de la République Dominicaine, de la Martinique, de la Guadeloupe, des Etats-Unis, du Canada, de la France et de partout trouvent ici l’expression de notre profonde reconnaissance !

Nancy Roc - De plus en plus d’auteurs ’’indépendants’’ vous envoient désormais leurs articles : est-ce que cela allège votre tâche ? Quels sont les critères que vous exigez pour publier ces articles sur AlterPresse ?

AlterPresse - Notre tache est relativement allégée, si l’on compare la croissance de nos contenus et la quantité de ressources directes investies. Cependant il ne faut pas perdre de vue que la gestion d’un tel système d’information exige beaucoup de sacrifices, ne serait-ce que pour rester en phase avec l’actualité.

Sur le plan de la publication de textes nous exigeons aux autres le respect des mêmes critères que nous respectons nous-mêmes. Toujours une quête de vérité en toute honnêteté, en toute liberté et dans le respect des autres. Nous ne nous engageons jamais d’avance à publier un texte. Soumettre un texte à AlterPresse c’est aussi accepter le risque qu’il ne soit pas publié. Nous souhaitons également publier des textes exclusifs. Mais, dans certains cas, l’intérêt et la qualité d’un texte, nous obligent à le reprendre.

Nancy Roc - Avez-vous une idée de la fréquence du site par jour et par semaine ?

AlterPresse - Notre serveur enregistre quotidiennement une moyenne de 5.000 connexions. Tenant compte de certains creux en week-end, nous atteignons environ 32.000 connexions par semaine. La tendance est à une croissance soutenue. Parallèlement notre liste de diffusion maintient environ 1.400 abonnés (institutions et individus) qui reçoivent nos communications directement par courrier électronique.

Nancy Roc - Pourquoi ne publiez-vous pas davantage de photos sur AlterPresse ?

AlterPresse - Parce qu’en général, ce que l’on recherche sur Internet c’est d’abord l’information dans sa présentation la plus simple. On veut savoir. Le fulgurant succès de Google, par exemple, n’est pas basé sur l’utilisation ou non de photos. Mais sur la disponibilité permanente, la performance et la rapidité du service partout à travers le monde.

Cependant, nous sommes conscients de la force de la photo lorsqu’elle intègre, en ce qui nous concerne, le concept d’information et nous avons créé la rubrique « Zoom », où nous publions des reportages-photos qui ont un énorme succès.

Nancy Roc - Quels sont les plus grands problèmes auxquels vous faites face aujourd’hui et quels sont les plus grands obstacles que vous avez pu surmonter ?

AlterPresse - Nous pensons que le plus grand problème demeure la faiblesse des ressources, alors que le temps mis à abattre le travail quotidien gène la planification du développement du réseau.

D’autre part, l’autoritarisme et l’incompréhension demeurent jusqu’à présent des tares de la société haïtienne et affectent la pratique du métier d’informer.

Par ailleurs, nous faisons face à tous les problèmes que connaît chaque entité dans un milieu précaire où les acteurs sont amenés à assurer sur une base domestique tous les services dont ils devraient bénéficier collectivement. Cela fait trop longtemps par exemple (plus de deux ans) que nous attendons l’installation de lignes téléphoniques de la Téléco. Nous savons qu’en principe les entreprises de presse devraient bénéficier d’une certaine diligence. Mais tel n’est pas le cas.

Nancy Roc - Vous publiez énormément d’articles en espagnol. Avez-vous une fréquentation importante de lecteurs espagnols ? D’où viennent-ils ? Principalement de la République dominicaine et de tout le continent américain ?

AlterPresse - AlterPresse est en effet connue en République Dominicaine et en général dans le monde hispanophone. La République Dominicaine figure avec l’Argentine, l’Espagne et le Mexique parmi les pays d’où nous tirons notre plus grande audience.

Il faut dire, en passant que nos visiteurs viennent de plus d’une centaine de pays. Nous sommes heureux désormais (avec le domaine « .ht ») de pouvoir répertorier les visiteurs venant d’Haïti, qui se trouve parmi les 10 pays de meilleure audience d’AlterPresse.

Nancy Roc - Alterpresse est elle issue d’une vision de la presse alternative ? Qu’entendez-vous par ce terme et quelle est sa place, selon vous, aujourd’hui en Haïti ? Que pensez-vous que AlterPresse ait ajouté sur le web ’’haïtien ’’ ?

AlterPresse - Ce sont-là des questions auxquelles nous sommes confrontées tous les jours. Dans notre conception du métier de journaliste, la relation des faits et opinions ne peut se faire sans regard critique. La démarche critique de journaliste refuse toute pensée unique et offre au public des éléments qui suscitent des interrogations.

En fait, il n’y a ici aucune nouveauté véritable en Haïti, vu que ce pays connaît une certaine tradition de presse critique. Rappelons-nous les années 1970, 1980 et une partie des années 1990 (coup d’Etat militaire de 1991 à 1994). Il est vrai que cette attitude qui était une marque de prestige dans le temps, tendait, dans un passé récent, à se transformer en anathème.

En ce qui nous concerne, en plus de ce regard critique, nous nous efforçons d’accomplir consciencieusement notre mission d’informer avec intelligence et un souci d’équité, d’honnêteté et du respect de la vérité.

Au-delà du média critique, AlterPresse s’inscrit dans une perspective alternative. Elle appartient à ce courant qui veut contribuer à l’avancement et au changement de la société par un travail informatif de qualité. L’alternative se situe au niveau d’une attitude professionnelle et d’une vision de la société. Elle concerne autant le processus de production de l’information que l’orientation dans laquelle elle se fait.

A AlterPresse, la cueillette de l’information se réalise aussi bien à partir de sources institutionnelles que d’autres sources crédibles non généralement prises en compte par les médias traditionnels. Elle cultive la proximité, tout en évitant les accointances. L’autonomie, aussi bien dans la cueillette et le choix que dans le traitement de l’information, n’est en aucun cas négociable. Au niveau de la diffusion, le public le plus large est certes visé, mais sans négliger les acteurs sociaux.

La vision, qui sous-tend ce travail, ne s’apparente évidemment pas à la neutralité. A AlterPresse, nous partageons la quête de changement vers le développement, le progrès et la justice sociale, qui impliquent l’accès aux ressources, le respect des droits et une véritable conscience citoyenne. Au bout du compte, ce qui importe pour nous, ce n’est pas de nous aliéner à une expérience politique (qu’elle qu’elle soit), mais bien d’apporter notre pierre en contribuant à l’épanouissement d’une pensée libre et plurielle.

A partir de cette vision, nous nous efforçons d’être attentifs à une actualité différente et de contribuer à mettre les mouvements sociaux au cœur de l’actualité. Et là , nous ne nous situons pas uniquement sur un plan haïtien. Comme vous pouvez le voir sur notre site, les perspectives nationales, régionales, mondiales, globales s’entrecroisent. D’où une vision holistique à partir d’Haïti.

Nous traitons en toute autonomie de l’actualité locale, nationale et des communautés haïtiennes de l’étranger, mais en même temps, nous abordons systématiquement l’actualité haitiano-dominicaine et caribéenne. Cette information autonome, nous l’apportons aussi sur des processus régionaux et mondiaux.

Par ailleurs, en dépit du fait qu’AlterPresse ne soit pas un forum, elle entretient un espace d’expression documentée sur différents thèmes d’intérêt communautaire, national ou international.

Nancy Roc - Quels sont vos projets à court et moyen terme ?

AlterPresse - Ce qui nous importe est de continuer à assurer et étendre notre service d’information. Bientôt, sur le site d’AlterPresse, une nouvelle rubrique sur le Développement Durable verra le jour. Vu ce qui s’est passé aux Gonaives, nous croyons vraiment qu’il est venu le temps d’aborder autrement ici et maintenant la question du développement.

AlterPresse est une agence créée à l’age du multimédia. A long terme nous devrons en tenir compte.

Nancy Roc - Merci