Par Odéël Dorcéus
Soumis à AlterPresse le 14 novembre 2016
Les scrutins prévus respectivement le 20 novembre 2016 et le 29 janvier 2017 sont inédits dans l’histoire de la république d’Haïti. Haïtiens, haïtiennes ! Il est important d’aller voter !
Le vote ne changera pas instantanément les difficultés du quotidien, mais ce processus pourrait servir de socle pour résoudre nos crises internes et préparer un meilleur fonctionnement de notre pays. Les membres du CEP ont fait preuve de sagesse en reportant le scrutin du 09 octobre 2016 suite au passage de l’ouragan Matthew. Ils se sont aussi donnés du temps et nous espérons que « Mari-Jan pran tan li pou li poté bon siro ».
Quelques maux
A force de se présenter ou se croire le sauveur de la nation, certaines organisations internes ou externes, certains corps étatiques ou certains individus qui ne vivent que pour eux-mêmes ou leur ego démesuré risquent d’entrainer toute la nation haïtienne à sa perte.
Dans notre histoire contemporaine dominée par des élitistes, des hommes et des femmes qui ont pu franchir le cap du baccalauréat aisément et pour la grande majorité, ils ont fait des études supérieures, et pour qui, malheureusement, le bilan historique ne les flatte guère.
Une partie du peuple avec les soutiens internationaux nous ont imposé un chanteur pendant 5 ans comme président. Résultat : néant. Alors, qu’est-ce que les anciens dirigeants haïtiens qui ne savaient pas lire, et qui ont su diriger et préserver la souveraineté d’Haïti, ont de plus que leurs contemporains ?
M. Aristide qui était vu comme un messie a eu, entre autres, comme bilan et conséquence dans l’histoire, l’un des coups d’état les plus sanglants, un clivage extrême de la société haïtienne et l’occupation du pays par des étrangers.
M. Préval vu comme le stabilisateur en 2006, a eu un coup de semonce le 12 janvier 2010. Il a donné l’image d’un homme incapable de gérer une crise alors que l’Histoire lui déroulait le tapis rouge pour le désigner comme un fondateur de l’histoire moderne de la République d’Haïti. Sa présidence a atteint l’apothéose avec l’élection de M. Martelly.
Le ʺPrésident du Kompaʺ qui est devenu le Président tout court n’a pas su s’élever à la hauteur de sa tâche. Bilan, en 5 ans, il n’a pas organisé les élections dignes attendues par le peuple haïtien depuis des décennies, car M. Martelly et ses conseillers ont cru que pour faire l’Histoire, il fallait durer au pouvoir.
M. Privert s’est présenté comme celui qui a évité le vide institutionnel et le chaos suite au départ de M. Martelly au terme de son mandat. Il s’est fait piéger par la présence des soldats dominicains sur le sol haïtien pour apporter de « l’aide humanitaire ». L’introduction de l’article de « Le Nouvelliste » en date du 13 octobre 2016 apporte la raison :
« Des soldats dominicains sont déployés en Haïti pour sécuriser le convoi humanitaire envoyé par la république voisine en Haïti après le passage de l’ouragan Matthew » [1].
L’orgueil des haïtiens a été piqué au vif et il a fallu toute la « pédagogie » du gouvernement haïtien et du renfort pour démentir l’information : « Le chancelier haïtien et l’ambassadeur dominicain en Haïti démentent la présence de militaires dominicains » [2]
Cette mésaventure de la sécurisation de l’aide humanitaire par les soldats dominicains sur le sol haïtien devrait porter la nation haïtienne à la réflexion. Au lieu de cela, des groupes, comme les juges de la cour de cassation [3], s’estiment plus légitimes pour assumer la présidence et entretenir cette guérilla politique permanente qui donne à notre pays les statistiques d’un pays en guerre perpétuelle.
Revenons à cette réflexion pour démontrer cette contradiction flagrante de notre maturité à prendre notre destin en main.
Des Haïtiens seraient capables d’accepter sur leur sol des milliers de soldats étrangers via l’invasion de l’ONU (Organisation des Nations Unies) sans marquer une véritable opposition, ni de rejet.
Des Haïtiens seraient mêmes capables d’accepter des soldats qui apportent des maladies (choléra en exemple) et qui ne servent à rien, puisque le gouvernement dominicain a considéré qu’il y a un problème de sécurité en Haïti.
Et ces mêmes Haïtiens seraient farouchement hostiles à la présence des soldats dominicains qui viendraient apporter de l’aide. Le problème est simple, soit nous avons besoin de l’aide, nous l’acceptons, soit, nous n’en avons pas besoin et nous la refusons.
Il est temps de repenser notre pays et notre nation, de prendre conscience de ce que nous sommes : pour ma part, il est indispensable à la nation haïtienne d’avoir une armée digne de ce nom. Il ne s’agit pas de la volonté de quelques individus qui occuperaient des bâtiments pour se réclamer de la défunte FADH. Il ne s’agit pas non plus d’une armée chargée d’exécuter des coups d’état. Cela devrait être une volonté institutionnelle et organisée pour mettre en place cette structure étatique avec ses missions et ses prérogatives claires.
Les difficultés du quotidien ne doivent pas nous empêcher de prévoir un minimum pour l’avenir. A ce rythme de contradiction, nous risquons de ne plus savoir ce que nous sommes.
A la suite du passage de l’ouragan Matthew qui a provoqué des dégâts principalement dans le sud d’Haïti, l’exemple de ces compatriotes isolés dans les campagnes, qui dès le lendemain, ont récupéré les tôles envolées pour reconstruire les habitations montre que notre peuple dispose de ressources infinies pour se relever. Ils n’ont pas attendu l’aide des ONGs et ni l’aide internationale pour se projeter dans l’avenir. Nous sommes dans un monde ouvert et les haïtiens sont par nature ouverts au monde. Par conséquent, nous aurons toujours besoin des autres. Cette nuance du besoin de vivre et d’échanger avec les autres ne doit pas se traduire par le besoin de l’aide des autres. Nous sommes en train d’entrer dans un processus d’assistanat qui risque d’hypothéquer l’avenir de notre pays. L’arrivée des soldats dominicains sur le sol haïtien devrait nous renvoyer vers cette nuance du besoin de l’autre et de son aide. Ne pas vouloir l’aide des autres ou avoir la capacité de négocier les conditions d’une aide nous oblige à prévoir, à organiser…
Un proverbe à clarifier « Men anpil, chay pa lou »
Nous avons l’habitude de citer l’un des nos proverbes populaires « Men anpil, chay pa lou » [4] pour témoigner notre envie de bien faire ensemble et notre solidarité vis-à-vis des autres. Aujourd’hui, ce proverbe est incomplet.
En effet, ce proverbe renvoie à une forme de naïveté inconsciente ou à une forme de grandeur de l’estime de l’homme haïtien vis-à-vis d’un autre haïtien. La deuxième hypothèse est plus probable, car dans notre culture orale, la parole donnée aurait dû être un point d’honneur. Malheureusement, le monde a évolué, l’homme haïtien a changé, la parole donnée ne semble plus avoir autant de valeur.
Les étrangers qui sont venus sur notre sol à travers les missions de l’ONU ont mis en avant cette idée de solidarité envers le peuple haïtien. Nous ne devons pas renier leur envie de nous aider. Peut être ont-ils été maladroits. Peut-être étaient-ils arrivés avec des préjugés. Peut-être n’avions-nous pas su expliquer ce que nous voulions. Peut-être leur avons-nous fait confiance en pensant qu’ils étaient bien intentionnés,…quelle que soit la raison, il est important pour les Haïtiens de compléter ce proverbe qui reste un pilier dans notre conception de l’aide : « Men anpil, chay pa lou si tout men yo ap aji tou bon nan menm direksyon. »
Une élection historique le 20 novembre 2016 ?
L’Histoire a montré que la résolution par la violence de nos conflits internes (« grandon », « macoute », « militaire »,…) n’apporte rien à notre société et au progrès de notre pays. Au contraire, la violence nous affaiblit. Elle fait de nous des apatrides dans certains pays. Pourtant, nous ne sommes pas plus idiots que les autres intrinsèquement mais nous nous privons des moyens intellectuels face à nous même et aux autres en déployant la violence comme la solution pour combattre les idées de nos adversaires, par ce biais, la loi du plus fort s’impose. Le camp du plus fort restera toujours celui qui disposera de plus d’armes, de moyens humains, de moyens financiers. Dans les conditions actuelles, nous ne faisons pas encore le poids face aux membres bien portants de la communauté internationale.
L’oncle Sam est fâché ?
Le diplomate états-unien, Peter Mulrean a déclaré « Nous avons le droit de ne pas soutenir ce avec quoi on n’est pas d’accord » [5] en se prononçant sur la retenue des Etats-Unis dans ce nouveau processus électoral en Haïti. Ce positionnement est dommageable et il peut conduire à des conséquences sur le long terme en fonction du vainqueur. Sans décortiquer les raisons de ce choix du Département d’Etat des Etats-Unis, section Amérique latine, case Haïti, nous pouvons nous contenter de citer une citation du discours de Mme Benazir Bhutto / Discours à l’Université d’Harvard, 1989 “La démocratie a besoin de soutien, et le meilleur soutien pour une démocratie ne peut venir que d’autres démocraties.” [6]
Il n’est pas trop tard. Election ou pas élection, la position géographique des Etats-Unis et d’Haïti ne changent pas sur le globe terrestre. Nous aurons toujours la nécessité de composer avec nos voisins.
« On n’organise pas des élections pour les perdre » [7], citation du disparu Omar BONGO président du Gabon de 1967 à 2009 (quasiment 42 ans de règne présidentiel ʺdémocratiqueʺ).
Il existe un grand nombre de pays à travers le monde, dont la communauté internationale soutient les régimes politiques, où la « démocratie » flirte avec la dictature. Il y a un processus électoral dans ces pays mais cela ne garantit pas pour autant un fonctionnement démocratique dans lequel les dirigeants du pays incarnent la volonté du choix de peuple. Dans de vrais régimes démocratiques, tous ceux et toutes celles qui sont amenés à exercer le pouvoir au quotidien sont limités en général dans la durée des mandats constitutionnels et dans la durée morale qui ont pour objectif de préparer une nouvelle génération de dirigeants. La constitution haïtienne qui est souvent décriée par de nombreux haïtiens remplit pleinement la première limitation. Elle devient un frein à la diffusion de l’idéologie démocratique basée sur les processus uniquement électoraux que certains veulent nous vendre. En effet, la communauté internationale cherche à vendre au peuple haïtien depuis de nombreuses années, les processus électoraux comme synonymes de démocratie. Il y a eu déjà plusieurs attaques sur la constitution haïtienne. Beaucoup lui reproche de prévoir trop d’élections. Beaucoup ont compris que pour plomber le système, il faut rendre les Haïtiens "accros" à l’argent et provoquer des coûts importants dans l’organisation des élections, ainsi l’état haïtien n’aura pas le moyen d’assumer le coût. La citation de M. Bongo prend sa place : la communauté internationale organise des élections en Haïti pour ne pas les perdre.
Avenir, des lourdes responsabilités sur le CEP, les candidats aux élections, le peuple haïtien, les dirigeants actuels…
Les dates du 20 novembre 2016 (1er tour des élections) et du 29 janvier 2017 (2ème tour des élections) [8] constituent une alternative historique dont chaque haïtien, chaque haïtienne doit prendre conscience et soutenir d’une manière ou d’une autre :
s’approprier le processus électoral
accomplir son devoir de citoyen
participer à l’organisation
comprendre et expliquer l’importance de cette démarche
En effet, l’arrêté présidentiel du 27 avril 2016 créant la CIEVE [9] est un acte hautement symbolique. C’est l’une des premières fois que, par la voie démocratique, nous pourrons résoudre un conflit sans confrontation par les armes.
La première phrase de la conclusion du rapport de la CIEVE : « À partir de la méthodologie technique et scientifique utilisée et les résultats obtenus, la Commission indépendante d’évaluation et de vérification électorale (CIEVE) arrive à la conclusion que le processus électoral était entaché de sérieuses irrégularités, d’incohérences graves et de fraudes massives. »
Recommandation
« Conformément au mandat de la CIEVE consistant, pour l’essentiel, à épurer le processus dans le but d’y rétablir la confiance des acteurs politiques, elle recommande la reprise du processus, tout en prenant les dispositions qui s’imposent pour garantir le respect du droit de vote des citoyens et celui des candidats (droit de se faire élire). »
Nous pouvons être pour ou contre le président provisoire Jocelerme Privert mais les haïtiens et les haïtiennes ne peuvent pas être par essence contre les intérêts d’Haïti.
En cas de réussite du processus électoral, nous aurons un précédent comme modèle, par conséquent, il n’est pas certains que tous les « pays amis » d’Haïti la souhaitent. Il serait naïf de croire qu’il n’y aura pas de violence mais elle peut être évitée si la transparence, l’honnête sont les mots d’ordre de tous les acteurs. Publier les résultats de chaque bureau de vote dans la synthèse de la tabulation est une des solutions. Dans un processus aussi long, il est possible de le faire.
Conclusion
Sachant que la République d’Haïti tente d’organiser des élections et « on n’organise pas des élections pour les perdre », nous souhaiterions que ce soit le peuple haïtien qui gagne. La terre d’Haïti a toujours donné des grands Hommes à l’humanité, elle continuera à en donner encore, mais, nous fabriquerons nos grands Hommes lorsque nous arriverons à saisir chaque opportunité de l’Histoire. Et, il y en a une dans cette période, il appartient à tous ces acteurs d’être enfin à la hauteur !
[1] Louis-Joseph Olivier, Le Nouvelliste, « Des militaires dominicains déployés sur le sol haïtien », paru le 13 octobre 2016.
http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/164355/Des-militaires-dominicains-deployes-sur-le-sol-haitien
[2] Radio Kiskeya, « Le chancelier haïtien et l’ambassadeur dominicain en Haïti démentent la présence de militaires dominicains », paru le 14 octobre 2016.
http://www.radiokiskeya.com/spip.php?article10799
[3] Le Nouvelliste, « Les juges de la Cour de cassation réclament le fauteuil présidentiel », paru le 18 octobre 2016.
http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/164490/Les-juges-de-la-Cour-de-cassation-reclament-le-fauteuil-presidentiel
[4] Haïti-Référence
http://haiti-reference.com/pages/plan/arts-et-culture/litterature/proverbes-et-dictons/
[5] gp, AlterPresse, Haïti-Élections : « Nous avons le droit de ne pas soutenir ce avec quoi on n’est pas d’accord », déclare Peter Mulrean, paru le 06 juillet 2016.
http://www.alterpresse.org/spip.php?article20358#.V-7s9SusVjM
[6] Citations Démocratie (citation du discours de Mme Benazir Bhutto)
http://evene.lefigaro.fr/citations/mot.php?mot=d%C3%A9mocratie
[7] Jean-Pierre Bat, « Gabon : élections présidentielles, contestation et répression depuis 1990 », paru le 18 septembre 2016.
http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2016/09/18/gabon-elections-presidentielles-contestation-et-repression-depuis-1990/
[8] CEP (Conseil Electoral Provisoire) /Calendrier électoral 2016 - 2017 révisé
https://www.cephaiti.ht/files/Doc_off/CALENDRIER_ELECTORAL_2016-2017_REVISE.pdf
[9] Haïti Libre, CIEVE (Commission indépendante d’évaluation et de vérification électorale)
http://www.haitilibre.com/docs/rapport_CIEVE.pdf