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Haiti : Le coumbitisme du Contrat Social des 184

Par Anil Louis Juste [1]

Soumis à AlterPresse le 13 janvier 2005

Depuis quelque temps, d’anciens modes de pensée resurgissent dans la vie sociale contemporaine. Ainsi en va-t-il de la société civile, du contrat social, de l’Etat de droit, etc. Mais là n’est pas le problème. La question demeure s’il s’agit d’une restauration, d’une renaissance ou d’une reconstruction. Dans l’un ou l’autre cas, la raison n’est pas explicitement évoquée. Pourtant, la presse n’a cessé de propager ces idées comme s’il s’agissait d’exorciser tout autre mouvement social alternatif.

Ces pensées me sont venues à l’esprit quand je me suis mis à lire le texte de Roger M. Michel : « Contrat social ou coumbitisme ? » [2] Autant dire que la pratique de raisonnement linéaire amène toujours à considérer l’identité comme le seul mode de pensée et empêche donc de pénétrer les médiations qui ouvrent l’accès à la compréhension de la réalité. C’est cette rationalité positiviste qui porte l’Agro-économiste Michel à ne pas se rendre compte du coumbitisme contenu dans le contrat social du Groupe des 184.

La question de contrat social est aussi vieille que la Grande Révolution politique européenne. On luttait contre le droit divin, seul détenu par quelques familles ; l’arme de lutte s’appelait alors liberté, égalité et fraternité. Le principal théoricien du Contrat social, Jean Jacques Rousseau, voulait contribuer à la lutte contre la tyrannie et promouvoir l’autodétermination des peuples, même si sa thématisation se fondait sur la liberté naturelle et la mise en commun de volontés individuelles abstraitement conçues. Etant nés libres, les hommes mettent ensemble leur volonté, de manière à éviter la dictature des uns et l’intransigeance des autres. Mais, depuis 1830, avec la domination de la bourgeoisie, la liberté est devenue de plus en plus nette et concrète : il s’agit de la liberté citoyenne soumise au capital. Le respect de l’humanité, la lutte contre l’oppression et l’exploitation, et la reconnaissance de la liberté de développement de chacun sont passés au second plan du contrat où l’on prétend que les participants sont égaux, alors que cette égalité repose seulement sur la séparation public/privé : on est par exemple contraint de vendre sa force de travail, tandis qu’on est libre de voter pour le candidat de son choix. Le contrat social en vigueur depuis le triomphe politique de la bourgeoisie, promeut donc la scission de l’individu en deux entités : l’une politique, l’autre économique.

Pourquoi un contrat social en Haïti ?

Le contrat social du Groupe des 184, mentionne un ensemble de dispositions constitutionnelles, telles la liberté syndicale, la défense des intérêts supérieurs de la nation, le droit à l’éducation, etc. La reconstruction de notre espace de vie doit s’opérer selon le Groupe des 184, sous la norme de l’égalité des chances et le principe du respect de la propriété privée. L’engagement du pays dans un processus de développement durable, reste la finalité du contrat. Mais, il est à noter que le groupe des 184 n’a pas proposé d’alternative aux rapports de production qui dominent en Haïti. La raison communicationnelle pourrait être à l’origine de cette négligence, sauf que les tenants du groupe consentent encore à bénéficier de la joie que leur apporte la raison instrumentale, en s’appropriant privativement les richesses produites dans le pays.
Depuis la déviation de la Révolution de 1791, résultant de l’appropriation des meilleures terres par des oligarques en puissance, au lendemain de l’Indépendance, est rompu le contrat de liberté signé à l’Arcahaie, par la création du bicolore national. De même, la conquête de la liberté réelle reste un projet social éminemment populaire, étant donné que la majorité des descendants des marrons et esclaves de St Domingue vit encore dans la privation. Aucun contrat social ne peut libérer l’explicitation des individus à partir des potentialités de la société, puisque les classes dominantes ne sont pas naturellement vouées à la cessation de leurs privilèges culturels, politiques et économiques. La reconnaissance des différences non-essentielles comme réalités humaines développementales, présuppose une entente qui s’opère par la renonciation à la force, la dénonciation de l’exploitation et l’énonciation de l’humanisation. Le contrat social est incapable d’annoncer la rencontre des individus et de la collectivité, en vue de la réalisation de la joie de tous. La solidarité humaine est inconnue des régimes sociaux qui sont fondés sur l’exploitation, à moins qu’il s’agisse d’hypocrisie témoignée à l’occasion de catastrophe. Car la vraie solidarité humaine s’assimile à la libre expression ou à la libre manifestation de liens sociaux signifiant la rencontre de l’homme avec lui-même. L’intérêt de tous et l’intérêt de chacun se joignent donc à la réalisation de la liberté. L’engagement est alors immédiatement désintéressé.

Le contrat social des 184 veut seulement renouveler le processus d’exploitation des masses populaires sous base consensuelle, continuer celui de discrimination sous fond de collaboration de classe et poursuivre celui de la domination sous couvert de participation citoyenne [3]. En ce sens, le coumbitisme du contrat social des 184 tient au fait que le groupe n’intègre pas l’esprit de la Révolte de 1791 à la lettre de son contrat : l’oppression, la discrimination et l’exploitation ne sont pas condamnées comme pratiques sociales anti-liberté ; l’assassinat de Dessalines s’y tait comme expression de la volonté d’appropriation privative des richesses du pays. Le coumbitisme du contrat social des 184 escamote le processus d’appauvrissement des paysans et celui de la déforestation du pays.

Le contrat social des 184 pour la « démocratie et le développement durable » de notre pays ?

La rationalité aménagiste de Michel semble se déployer dans un vide déconcertant. Nous avons rappelé quelques lacunes historiques et sociales dans la conception du contrat social des 184, telles par exemple la lutte des classes qui motivait la position des théoriciens de contrat social. Maintenant, il serait nécessaire de questionner les positions sans aménagement de l’aménagiste qui veut nous construire une politique territoriale sans fondement social [4], car il faudrait retrouver le lien organique entre le contrat social des 184 et la politique d’aménagement de Michel.

D’abord, nous devons rappeler à Michel que le coumbitisme dépasse en contenu, le concept de développement. Le coumbitisme est, originellement, une philosophie, une vision du monde qui voit le développement des individus sous le prisme de la solidarité véritablement humaine. De nos jours, à travers les politiques de l’Internationale Communautaire, de l’Etat, des ONGs, etc., la solidarité coumbitique est inversée sous le masque de la collaboration de classe, pour servir des intérêts oligarchiques et monopolistiques. Au lieu du libre épanouissement de tout un chacun, le développementisme met en avant le transfert de technologie et de capital, en vue de maintenir l’inégalité, l’injustice et l’impunité.

La pratique réelle de la solidarité ne saurait donc pas réduire à un « concept de subsistance ». C’est vrai que « cette forme de relation de travail se caractérise, (...), en échange de journée par laquelle les cultivateurs de moyen modeste s’entraident » et que « dans bon nombre de cas, les cultivateurs aisés s’approprient de cette force de travail en négociant avec un petit groupe de cultivateurs influents qui mobilisent les autres pour le compte d’un propriétaire », mais on doit se garder de confondre la perversion d’une pratique avec la pratique originelle. Au contraire, on devrait questionner l’histoire pour remonter au développement génétique de la pratique pervertie. Au mieux, le coumbitisme serait donc une forme de vie résistante à la domination totale.

Plus loin, l’aménagiste Roger M. Michel, malgré son observation historique sur le fait coumbitique, ne peut pas se laisser succomber à la tentation petite-bourgeoise du contrat social des 184, en proclamant : « Miné par toutes sortes de divisions (politique, religieuse, terrienne), on voit très mal le triomphe du coumbitisme dans la logique de revalorisation de la culture haïtienne. On ne voit pas non plus comment on peut partir d’un tel mythe pour aboutir à unifier tous les Haïtiens autour d’une vision commune [5] » N’est-ce pas la volonté d’unification politique de tous les Haïtiens, qui ressorte du mythe, en lieu et place d’une pratique sociale réelle, bien que pervertie ? Avant de nous communiquer sa perle, R. Michel prétend que le coumbitisme ne recèle pas une organisation du travail et de la culture : « Une initiative d’aménagement et de gestion de l’espace forestier requiert la participation de la collectivité nationale sous d’autres aspects d’organisation socio-économique, technique et scientifique qui dépassent de loin une participation spontanée au travail. » Toujours est-il que notre interlocuteur n’a pas compris le processus de discrimination des pratiques sociales populaires, qui est contemporain de ceux de l’exploitation et de la domination. Comment une forme d’organisation populaire du travail peut-elle accéder à un statut scientifique quand le système éducatif l’a rejetée d’un revers de main, pour n’avoir pas pensé à l’étudier systématiquement ? La scientificité d’une organisation sociale tient-elle à sa nature ou à l’ensemble des relations sociales qu’elle exprime et dont on affine les contenus en vue de l’explicitation de toutes leurs potentialités ? Par ailleurs, nous savons que le coumbitisme porte une forme d’organisation du travail et de la vie dont le trait d’union reste la solidarité. Alors quelle autre forme d’organisation socio-économique serait capable de mobiliser des énergies et ressources pour le sauvetage de l’environnement haïtien, aujourd’hui tant dégradé ? Dites-nous donc si la bourgeoisie compradore est disposée à mettre les profits tirés des transferts d’argent des travailleurs haïtiens émigrés au bénéfice de la régénération du cadre de vie en Haïti ? Et l’Internationale Communautaire, serait-elle capable de se solidariser réellement avec les masses populaires haïtiennes, dans la mobilisation de 60 millions de dollars états-uniens pour la restauration des principaux bassins versants d’Haïti [6] ?

Nous aurions pu relever d’autres lacunes dans la proposition de Michel, mais ce qui importait à notre avis, c’était de souligner le préjugé avec lequel il traitait la question coumbitique. De plus, il a avancé des idées sur la démocratie et le développement durable sans prendre la précaution d’exposer les fondements rationnels de son projet d’aménagement. Par exemple, nous savons que le développement durable est inventé dans la lutte contre la sauvagerie du capital, mais que sa réalisation ne dépasse pas les limites fixées par ce dernier. Aussi les principales résolutions prises aux conférences de Stockolm et de Rio de Janeiro demeurent-elles lettres mortes.

La rationalité aménagiste de Michel semble fonder sur la base physique de l’environnement. Dégradée, la physiographie de notre environnement nécessite d’être réparée ; la nécessité de réparation exige l’intervention d’un autre être. Si la dégradation des régions physiographiques s’est produite dans un procès de production orienté par un groupe déterminé d’hommes et de femmes, sans changement de représentation sociale qui symbolise l’égoïsme de ces types d’individus, et sans modification des rapports d’existence qui matérialisent la domination de ces individus sur d’autres, la liberté et la volonté de réparation seront annulées par la raison individualiste qui justifie l’exploitation, la discrimination et la domination. Alors là , le coumbitisme ne peut pas nous offrir la raison solidaire pour dépasser cette contradiction ?

Jn Anil Louis-Juste

janlwi@hotmail.com

10 janvier 2005


[1Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

[2NDLR : Texte publié su AlterPresse à l’adresse www.alterpresse.org/article.php3 ?id_article=2053.

[3Voir "Pourquoi de nouvelles relations sociales ? Le vivre ensemble comme pratique de citoyenneté pleine » in www. Padpa.org

[4Nous devons souligner qu’en dépit de la technicisation de la question d’aménagement de l’espace social, elle reste et demeure une forme de politique territoriale. Comme telle, elle contient des éléments de rapport économique, politique et culturel. Autrement dit, toute politique d’aménagement signifie la matérialisation et la représentation d’intérêts sociaux concrets dans un processus de développement.

[5C’est nous qui avons pris la liberté de souligner la perle à l’intention des lecteurs d’Alterpresse.

[6Suivre l’émission de l’Ing-Agr. Michel sur les ondes la Radio Mégastar !