Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 7 octobre 2016
Tout le mouvement qui a été mis en marche pour faire partir Martelly, créer la Commission Indépendante d’Évaluation et de Vérification Électorale (CIEVE), annuler les élections frauduleuses du 25 octobre 2015, changer le Conseil Électoral provisoire (CEP) et financer les nouvelles élections par des ressources financières locales, tout cela ne saurait en aucune façon servir à remettre en selle les Tèt Kale qui ont dilapidé le pays au cours des cinq dernières années. Les Haïtiens ne sont pas fous et savent bien le mal orchestré par cette bande de dégénérés. De plus, Hillary Clinton a d’autres chats à fouetter et ne va pas s’immiscer dans les affaires haïtiennes comme elle l’avait fait en 2010-2011 sous le gouvernement Préval. L’imposition du président de carnaval Michel Martelly a permis toutes sortes de manigances (shenanigans) en Haïti, comme l’explique le Wall Street Journal [1]. Le verdict est sans appel : « Le bénéficiaire principal de l’argent octroyé par les Etats-Unis après le tremblement de terre s’est révélé être le gouvernement des Etats-Unis. Il en va de même pour les donations des autres pays [2]. »
Haïti devait avoir un président de carnaval à la tête vide pour réaliser un tel projet de dilapidation. Le rôle joué par Martelly s’est donc révélé crucial pour entretenir le vide idéologique dans la jeunesse et ainsi justifier tous les dérapages. Le projet de continuer cette dilapidation avec le PHTK demande la vigilance. En effet, les nouvelles générations sont en plein désarroi avec les échecs du noirisme françoisiste duvaliériste et de son successeur le mulatrisme jeanclaudiste en 1986, puis du communisme international en 1990-1991 et enfin du nationalisme haitien en 2004. Ce vide idéologique ne risque-t-il pas de renforcer le système mafieux des san manman qui ne reconnaît aucun droit à des millions d’individus ? L’enquête menée dans l’Artibonite par la Commission Justice et Paix du diocèse de Gonaïves, publiée le 17 décembre 1989, indique bien que des milliers d’enfants qui naissent n’ont même pas un baptistère (acte de naissance) délivré par un officier d’état civil [3].
L’existence de plus d’un million d’Haïtiens sans baptistère donne une idée du processus d’exclusion à l’œuvre dans la vie administrative, y compris dans le processus électoral. Cette enquête lève un coin du voile sur l’exploitation honteuse des masses populaires : « Elle relève la pratique consistant à déclarer plusieurs naissances sous le même numéro d’enregistrement (à Saint-Michel de l’Attalaye, en 1989, 1500 actes de naissance sous le n° 76270 D et plus de 500 sous le n° 63050 I...), ce qui retire toute crédibilité aux statistiques. L’enquête fait également apparaître l’ampleur de la corruption des officiers d’état civil dont le marchandage des certificats de naissance permet à certains d’empocher en un an "plusieurs dizaines de milliers de dollars au nom du service public". L’affaire des certificats de naissance donne la mesure de l’inexistence pratique d’un Etat digne de ce nom [4]. »
Le travail de base à faire
L’enjeu des prochaines élections, c’est bien la création d’un vrai État. Le CEP peut y arriver en faisant une évaluation rationnelle des dégâts et du temps nécessaire pour faire les réparations afin que les centres de vote soient opérationnels. Par exemple, prenons le département de la Grande–Anse qui a été le plus ravagé par le cyclone Matthew. Il est clair que les 106 centres de vote dans les 12 communes de Jérémie, Abricots, Anse d’Hainault, Beaumont, Bonbon, Chambellan, Corail, Dame-Marie, Les Irois, Moron, Pestel et Roseaux ont été détruits. Il importe de déterminer le nombre de jours de travail pour faire les réparations par centre de vote afin que les électeurs puissent voter dans un endroit sécurisé. Il importe aussi d’inclure les travaux nécessaires pour reconstruire les routes, les écoles, centres de santé et autres infrastructures, fournir l’eau potable et l’électricité, et réhabiliter les plantations, etc.
Dans cette optique, il faudra bien mesurer la capacité des entités qui vont intervenir sur le terrain, particulièrement dans les cinq départements géographiques de la Grande Anse, du Sud, des Nippes, du Sud-Est et du Nord Ouest représentant 25% de l’électorat. Un plan précis doit être formulé avec des dates butoir et des mécanismes de suivi indiquant que les reconstructions seront terminées avant la date des élections. Un inventaire des bureaux d’étude, des entreprises d’exécution et des firmes de supervision doit être établi avec rigueur et en toute transparence. Enfin, les firmes d’audit nécessaires pour réaliser des audits trimestriels ou semestriels doivent être identifiées pour mettre en confiance les parties concernées. Si les choses ne sont pas claires dans nos têtes, elles ne le seront pas dans la pratique.
Sur un autre plan, il importe aussi de s’arrêter aux électeurs dont le plus grand nombre est sans logement et moyens d’existence. Des programmes doivent être mis en place pour résoudre les besoins de base de ceux et celles qui ont tout perdu, y compris leur carte d’identité. L’ONI devra être mobilisée particulièrement pour donner des cartes d’identification nationale aux électeurs et électrices, permettant ainsi un retour à la citoyenneté et à la normale pour ces citoyens. Le financement de ces interventions exige une coordination spéciale. Les 20 millions de dollars qu’Haïti va recevoir du Caribbean Catastrophe Risk Insurance Facility (CCRIF) ne sont qu’une goutte d’eau par rapport aux besoins. Les programmes de reconstruction du genre « argent contre travail » doivent être promus afin d’intégrer la population locale pour que celle-ci puisse remplacer ses moyens de production perdus (semence, outils, bateaux, filets).
Il y a donc du travail de base à faire en préparation de véritables élections. Nous pouvons y arriver sans inviter des troupes américaines à fouler le sol de Charlemagne Péralte. Ce qui en son temps a laissé bien des patriotes sans voix et renforcé le vide idéologique utilisé pour combattre les valeurs universelles des droits de la personne humaine sous le fallacieux prétexte qu’il faut éviter le chaos. Par contre, l’aide humanitaire et logistique américaine sera bienvenue. Il faut également sortir de la logique du « Singulier petit pays » où l’ajournement de la démocratie se fait depuis 212 ans. Les intérêts des factions politiques en lutte pour l’hégémonie s’accordent sur les postes dans la fonction publique et dans l’armée comme objectifs des luttes politiques. En effet, à un moment où les généraux se promenaient à cheval, le journal Le Soir du 19 novembre 1902 écrivait que pour être président d’Haïti, il suffisait de « savoir monter à cheval » [5]. D’où les multiples désordres des soulèvements militaires auxquels est venu mettre fin l’occupation américaine de 1915-1934 au profit du mulatrisme.
Après le départ des marines américains, la Garde militaire devenue l’armée d’Haïti a été mise en place pour assurer la continuation de l’agencement installé par les forces militaires américaines et reporter aux calendes grecques tout changement démocratique. Emmuré dans cette configuration, le mouvement de 1946 n’a pu sortir de ce sentier balisé. Les empreintes démesurées du colorisme (mulatrisme/noirisme) avaient déjà fait des ravages dans les cerveaux. La dictature des Duvalier a été maintenue systématiquement pendant près de 30 ans de 1957 à 1986 pour sauvegarder cet ordre cannibale. Aussi bien, à droite qu’à gauche, l’impunité est assurée pour garantir la reproduction du désordre consacrant l’absence de toute justice pour les faibles. Pour différer le changement, les militaires fascistes sont intervenus de 1986 à 1994, puis en 2004, avec une machine de répression, mettant à profit la corruption du mouvement populaire par le brigandage des pratiques populistes exécrables encouragées à dessein par des agents provocateurs.
La confusion consistant à assimiler la démocratie à la promotion de la médiocrité [6] a rendu le processus du changement encore plus complexe. D’un côté, les forces intérieures ne sont pas toujours déterminantes dans le changement sans la contribution des forces extérieures. On l’a vu avec les Jésuites abolitionnistes appuyant Boukman lors de la cérémonie du Bois-Caïman le 14 août 1791. Soulignons que la tête coupée du curé Philémon du Limbé fut posée à côté de celle de Boukman sur la place du Cap-Haitien. On l’a encore vu avec le Pape Jean Paul II déclarant le 9 mars 1983 que les choses doivent changer en Haïti, appuyant ainsi les démocrates luttant contre la dictature duvaliériste.
De l’autre, la puissance de feu des réactionnaires est telle que souvent ces derniers arrivent à retarder le changement. Sur ce registre des armes, on ne saurait oublier le rôle joué par une poignée de mercenaires pour renverser le gouvernement haïtien en 2004. L’humanité aurait donc atteint le stade de la fin de l’histoire avec la monopolisation de la violence par quelques mercenaires ? L’éternel renvoi du changement est ainsi assuré. Avec les armées privées dont disposent les chefs de guerre et qui dépassent la capacité de l’État haïtien.
Le duvaliérisme a façonné le comportement de la classe politique de telle manière à enlever tout caractère et toute personnalité à ses membres. Le droit à la dignité comme droit de la personne est bafoué. La lâcheté prédomine et peu de gens ont le caractère pour démissionner d’un poste dans la fonction publique en signe de protestation contre un abus exercé par le pouvoir ou un supérieur hiérarchique. La précarité encourage la culture de la fausseté qui s’est développée. Bouche nen’w pou bwè dlo santi (On se bouche les narines pour boire une eau puante).
Le gouvernement de la mort
Haïti a dû attendre 1986 pour voir des individus afficher leur intégrité, refuser de se plier devant l’arbitraire et démissionner au lieu d’accepter une forfaiture sans avoir à gagner une ambassade et prendre l’exil. On se rappelle la démission de Gérard Gourgues, ministre de la Justice du Conseil National de Gouvernement (CNG), le 20 mars 1986, soit 42 jours après avoir accepté son poste. Celui-ci protestait contre la complicité des autorités du CNG qui avaient permis la fuite de l’ex-colonel Albert Pierre (dit Ti-Boulé), un tortionnaire connu ainsi que d’autres criminels notoires du régime des Duvalier.
Depuis la grève des étudiants de 1960 en Haïti, des professeurs ont été obligés de continuer à faire des cours alors que leurs collègues et élèves avaient disparu. Ils ne pouvaient protester comme le fit le professeur mathématicien Laurent Schwartz, de l’École Polytechnique de Paris en 1960. Homme de gauche, ce dernier avait protesté contre la disparition de Maurice Audin, un de ses élèves qui militait contre la guerre d’Algérie. Le ministre Pierre Messmer avait riposté en le révoquant. Le poste du professeur Schwartz est resté vacant pendant trois ans car personne n’avait osé se présenter pour prendre sa place. Le dos au mur, le ministre Messmer a été contraint de le réintégrer à son poste [7]. Un tel niveau de conscientisation est absolument nécessaire en Haïti.
La peur et la corruption se sont liguées pendant des décennies pour orienter les comportements des individus et les forcer à s’éloigner de leur conscience et de leur dignité. Malgré les changements politiques, les mauvaises habitudes reviennent au galop. La terreur est utilisée à droite comme à gauche. Selon la Commission nationale de Vérité et Justice [8], la violence observée sous le gouvernement Aristide de 1991 et de 1994-1995 est de 5 assassinats politiques par mois tandis que ces mêmes statistiques pour la junte militaire de Cedras sont d’une moyenne de 25 victimes par mois pour la période 1991-1994. Le pouvoir de Martelly se révèle carrément le gouvernement de la mort avec les homicides qui augmentent à 65 cas entre septembre et décembre 2011. À ce propos, le journal Haïti Liberté devait écrire le 14 mars 2012 un article intitulé « La montée spectaculaire de l’insécurité en Haïti ». Cette violence atteint un chiffre astronomique de 83 personnes tuées par mois [9] pour la période des 12 derniers mois du gouvernement Martelly allant de mars 2015 à février 2016. Cette terreur vise la modification des comportements. La jeunesse est encouragée à ramper et à se mettre à genoux littéralement devant les détenteurs du pouvoir. C’est le cas avec le député Luckner Noël de Ouanaminthe se mettant à genoux le 14 mai 2013 devant le président Martelly. On baise la main qui manifeste son hostilité à votre endroit. On enseigne aux jeunes Haïtiens à flatter et à refuser toute verticalité.
La bêtise sans limites
Ainsi, les forces réactionnaires sont actives et utilisent la corruption pour bloquer le processus du changement. Au 20e siècle, ce processus de blocage s’est fait particulièrement avec la récupération de certaines factions des classes moyennes depuis 1946. Pendant longtemps sous la dictature des Duvalier, le Parti Communiste Haïtien (PCH) de Roger Mercier a représenté le symbole de cette récupération. Le désir de justice sociale qu’exprimaient les courants issus du groupe des Jacques Roumain, Christian Beaulieu, Étienne Charlier, Anthony Lespès, Max Sam, etc. est détourné et dévoyé tout en gardant la même phraséologie. La prise de conscience collective des oppressions apportée par ces courants perd de son souffle et ne peut plus servir d’inspiration. C’est là que se situe la genèse de la logique du malaise signalé par Michel Hector [10] consistant à faire de la politique sans idéologie, sans but et sans idéaux.
Le dispositif mis en place donne naissance à des insignifiances qui acceptent avec le duvaliérisme la plongée dans la décadence et le précipice. La bêtise est alors sans limites. Nombre de jeunes tomberont dans le piège et pas des moindres dont l’écrivain Frankétienne qui fut membre du parti PCH de Roger Mercier de 1966 à 1968. Pour ses critiques à Roger Mercier qui volait des terres à Musseau et envoyait à la mort une vingtaine de paysans de la Grande-Anse liés au Parti Unifié des Communistes Haïtiens (PUCH), Frankétienne fut jugé [11]. À ce propos, Frankétienne écrit : « Membre du Parti communiste haïtien dans les années 60, j’ai rompu bruyamment avec le secrétaire général du parti qui était de connivence avec le régime d’alors pour envoyer de jeunes militants à la boucherie » [12]. (à suivre)
*Économiste, écrivain
Source photo : Nations Unies
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[1] Mary Anastasia O’Grady, « More Clinton Shenanigans in Haïti », Wall Street Journal, September 18, 2016
[2] Bill Quigley & Amber Ramanauskas, « Haïti Mais où diable est passé l’argent de la reconstruction ? », Courier international, 12 janvier 2012.
[3] « Baptistère et exclusion en Haïti », Hebdomadaire DIAL, n° 1515 - 26 juillet 1990
[4] Ibid.
[5] Falstaff, « Pauvre élite », Le Soir, numéro 160, 19 novembre 1902 dans Jean Desquiron, Haïti à la Une, Tome II 1870-1908, P-au-P, 1994, p. 205.
[6] Leslie Péan, « La danse des quidams », AlterPresse, 23 octobre 2012.
[7] Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 397-398.
[8] Commission nationale de Vérité et Justice, Si M Pa Rele, Haïti solidarité internationale, 1997, p. 412.
[9] Nations Unies, Conseil de sécurité, Rapport du Secrétaire général sur la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti, 31 août 2016, S/2016/753, p. 4-24.
[10] Michel Hector, « L’effritement des courants politiques : un autre trajet pour un autre projet », Le Nouvelliste, 1er juin 2016.
[11] Leslie Péan, « Entretien avec Frankétienne », Pétion-ville, 27 juillet 2005.
[12] « Rencontre avec Frankétienne », Le National, 15 octobre 2015.