Par Roody Edmé
Spécial pour AlterPresse
La parution, cet été, du premier numéro de la revue « Trois Cent Soixante » vient enrichir les rares forums d’expression d’une pensée haïtienne encore à la recherche de lieux de diffusion.
Ce nouveau né de la presse littéraire et sociologique haïtienne est d’une grande richesse, en raison de la diversité des contributeurs et des champs multiples qui s’ouvrent au lecteur.
Le feu roulant des événements, les expressions diverses et complexes du réel haïtien et d’un monde en mutation perpétuelle réclament une prise de distance, des lieux de débats, pour une meilleure saisie de nos rapports à nous-mêmes et à l’universel.
Trois cent soixante vient par sa présence, encore fragile mais significative, offrir aux intellectuels et à un lectorat élargi, plus ou moins avisé, un espace d’exposition et de confrontation d’idées.
La revue se propose suivant le mot de son éditorialiste Mehdi Chalmers : d’« abolir dans le domaine de l’information culturelle et scientifique toute caricature isolée d’une soi-disant insularité, tout en remettant en cause l’illusion d’un monde sans frontières ».
Il s’agit donc là d’une double postulation, d’une enrichissante dialectique entre l’ici et l’ailleurs, les colonnes de la revue étant d’ailleurs ouvertes à des contributeurs étrangers, pour baliser les chemins d’une universalité plurielle.
Il s’agit de faire face, de se frotter aux réalités à travers des cris, des chants, des caricatures : toute une palette d’expressions alimentée par des artistes, photographes, slameurs, écrivains qui cherchent à faire le tour de nos existences selon la perspective indiquée dans la ligne éditoriale.
Ce numéro ouvre largement une fenêtre sur le frétillement de nos émotions, nos indignations, nos révoltes, bref sur la colère face à un monde qui enrage !
Dans cette première livraison, « Trois Cent Soixante » aborde le thème de la colère à travers une diversité de points de vue, dans un « kaléidoscope de perspectives…pour s’en saisir librement…s’y plonger, s’en arracher ».
Comprendre les mouvances du monde, accepter le paradoxe de la permanence et l’instabilité du changement, mais aussi éviter la dilution, l’effacement de nos traces dans une quête renouvelée de nos repères semble constituer le grand angle adopté par les concepteurs de la revue.
À ce propos la colère joue un rôle structurel car elle constitue le fil d’Ariane qui unit nos émotions en quelque bord de la planète ou nous nous trouvons, elle passe des dieux aux hommes, des tyrans aux victimes et parce qu’elle est volubile et puissante dans sa contagion, elle colore à l’encre vive nos destins.
Et les victimes peuvent devenir bourreaux dans leur effort d’éradication de l’ordre ancien, dans leur tentative désespérée d’affirmer le primat de la violence révolutionnaire sur celle de l’oppresseur.
La colère est souvent vécue comme un sentiment négatif. Un élément d’autodestruction et d’anéantissement d’autrui… certains philosophes prônent sa disparition et la considèrent comme un obstacle à l’illusion du bonheur. Le commun des mortels se questionne sur son utilité. Mais il y a dans la colère quelque chose de vitale, une énergie tellurique génératrice de renouveau. Elle est une forme d’affirmation de soi contre toute tentative de soumission. Une éruption de la conscience face à la nuit de l’esclavage et de l’exploitation de l’homme par l’homme. Il y a dans la colère, une puissance libératrice.
Elle allume le feu de nos révolutions, pimente nos scènes de marché, inspire nos chansons de révolte. La colère, cette « courte folie » Horace est le thème transversal, robuste et provocateur qui ne pouvait pas mieux tomber en ces temps de rage et de désespoir.
Mais la revue n’est pas qu’un cri ! Dans sa composition élégante, elle passe de l’analyse historique à l’enquête sociologique, pour aboutir à la création pure et brute. Des poèmes en forme de médaillons, des extraits de nouvelles, des conversations à bâtons rompus, des récits croisés, des photographies fournissent un sommaire aussi enrichissant que varié.
Nous souhaitons signaler parmi un ensemble de textes intéressants : Un article de Pierre Buteau qui fait un diagnostic de nos errances durant ces longues années de transition et une critique du manque de perspective théorique de la crise haïtienne. L’auteur souligne in petto que « les ressentiments, les blessures et le bonheur de la liberté démocratique retrouvée, ont pu brouiller le travail de réflexion sur l’action politique et le pouvoir d’État ».
Une absence de réflexion qui a donc laissé un grand vide théorique dans lequel sont venues s’engouffrer nos convulsions politiques.
Une entrevue édifiante avec Fanny Bugnon, l’auteure des Amazones de la Terreur, ouvre une toute autre perspective sur la violence politique exercée par des femmes, de groupes « terroristes » de la Fraction Armée Rouge à Action directe. Un mouvement qui emprunte son nom à la théorie anarchiste de l’action directe et qui a marqué l’actualité française, à la fin des années 70.
Ce livre paru, en mars 2015, aux éditions Payot, lève le voile sur un sujet quelque peu tabou et politiquement incorrect.
L’auteure explique les conditions et les raisons pour lesquelles elle a travaillé sur ce sujet, d’abord son intérêt pour les femmes en situation de marginalité politique, tant du point de vue à la fois du droit, que des normes culturelles. Ensuite en tant que détentrice d’une chaire en Études des genres elle a fini par faire ce constat sans concession : « On a plein de discours sur les femmes, plein d’éléments sur ce qu’elles font mais on a rarement accès à leur parole brute »
À travers une étude comparative du texte de Fanny Bugnon et ses propres recherches sur les femmes miliciennes à l’époque des Duvalier, la sociologue Sabine Lamour dresse un portrait de la violence sous sa forme révolutionnaire, celle des « femmes-terroristes » d’Action directe, et son expression totalitaire avec les miliciennes de papa Doc. Le rapport des femmes avec la violence doit être compris non d’un point de vue essentialiste, mais à travers les conditions sociales et politiques de production de cette violence.
Claude Carré nous fait découvrir les dessous du Free jazz comme d’une esthétique de la colère, une manifestation de l’aspiration des noirs à la désaliénation dans le contexte des luttes pour l’émancipation.
Il y a aussi « Attentes » un récit D’Henri Kénol teinté de violence et d’érotisme ou l’on passe l’espace d’une jouissance de l’intention de violence à la fusion sensuelle des corps ; de la sensualité torride aux pulsions de mort.
Une entrevue avec la romancière libanaise Georgia Markhlouf qui visite Haïti sur les traces de son père et qui tente à travers sa découverte des lieux et dans la brume de ses souvenirs de composer un roman sur la saga des premiers syriens arrivés au pays. C’est vrai que « parfois le réel fait un peu plus que le roman »
L’actualité n’est pas en reste avec la confrontation de deux visons de la condition des noirs aux Etats-Unis dans le contexte des exécutions sommaires de ces derniers mois.
Trois Cent Soixante est une initiative rafraîchissante qui mérite le support de tous et qui vient contribuer à sortir de l’espace restreint des salons et de nos trop rares salles de conférence, une pensée haïtienne qui a besoin d’un grand bol d’air.
*Educateur, éditorialiste