Par Alain Philoctète
Soumis à AlterPresse le 6 septembre 2016
L’auteur a déjà publié un texte sur le néolakou (Les fondements d’une alternative au capitalisme globalisé : les néolakous) paru dans Haïti-Liberté, vol. 9, n°45. Ce deuxième article reprend le concept du néolakou, en mettant l’accent particulièrement sur la question de l’organisation du travail au sein du néolakou, déterminée par un temps fondamentalement différent de celui du capital. Ce temps de production matériel dans le néolakou est, selon l’auteur, émancipateur parce qu’il n’est pas soumis au temps abstrait, au temps linéaire qui gouverne le mode de production capitaliste. ASV
On dit que le temps a une valeur marchande, le temps c’est de l’argent. Dans le capitalisme, le temps s’est constitué comme celui de la création de plus-value, de survaleur. Mais, il n’a pas toujours été ce qu’il est aujourd’hui, à savoir une mesure abstraite de la quantité de travail.
En Haïti, au XXIe siècle, coexistent deux formes de temps : le temps abstrait du capital et le temps concret du monde paysan. Le capitalisme, dans sa phase de subsomption formelle, c’est-à-dire quand un processus de travail prémoderne est employé et dominé par le capital, tend à s’approprier, en le colonisant, le temps concret.
Ici, l’enjeu concerne le rapport au travail considéré sous l’angle de l’émancipation du travail vivant, dans le cadre du temps libéré des néolakous, des ékolakous ou ce qu’on appelle en occident des écovillages [1].
La domination du temps abstrait
La dynamique historique du capital est intimement liée à une forme de temps qui s’est développé avec l’utilisation de l’horloge en Europe au moyen-âge. Ce temps de l’horloge [2] est caractérisé par l’abstraction, c’est à dire que les unités de temps : heures, minutes et secondes sont abstraites, séparées du processus social naturel et s’expriment de manière quantitative. Par exemple, une heure est en quelque sorte une invariance, toujours égale à elle-même, indépendamment du lieu, de la « latitude ».
C’est pour cette raison que l’on peut dire que le temps de l’horloge indique un temps abstrait, mathématique, « purement quantitatif ». Ainsi, le temps horloge est marqué invariablement par la linéarité, il avance du passé vers le futur, sans aucune possibilité de retour en arrière, de saut en avant, c’est le temps de « Newton et de sa physique ».
En ces termes, il est une variable indépendante dont rien ne peut modifier l’écoulement. Les évènements, les transformations qui se produisent dans le monde sont établis en fonction du temps abstrait, de la marche indépendante du temps, pas l’inverse.
Localisé au cœur du travail industriel, le temps dirige le processus taylorien, fordiste, toyotiste de rationalisation de la production capitaliste [3]. La spécificité de ce mode de production réside dans le fait qu’il n’est pas destiné à produire des valeurs d’usage, de la richesse matérielle, en vue de satisfaire les besoins humains ; mais plutôt à ordonner la production de plus-value, de profits.
Dans le capitalisme, le temps de travail est séparé en deux : le temps de travail nécessaire qui correspond au travail effectué par le prolétaire pour assurer la satisfaction de ses besoins et se reproduire (nourritures, vêtements, logement, etc.). Le temps de surtravail est du travail effectué par le travailleur au-delà du temps de travail nécessaire, c’est à dire du travail réalisé gratuitement pour l’employeur, possesseur de capital qui a acheté la force de travail.
Donc, le temps de travail se présente comme un facteur incontournable de la production capitaliste. Le temps est créateur de valeur parce qu’il est métamorphosé en valeur par le travail. Ce qui revient à dire que le temps abstrait est intrinsèquement lié à l’organisation du temps social par la logique productiviste. Ainsi, dans le capitalisme globalisé, la forme-marchandise, forme structurante de la vie sociale, produit par le travail, fait que le temps abstrait impose sa tyrannie à l’ensemble de la société et du monde contemporain. [4]
Le temps libéré des néolakous
Le néolakou ou ekolakou se veut être une « réappropriation » du lakou traditionnel qui subit les agressions du mode de production capitaliste, de la société marchande. Le lakou traditionnel est un espace d’appartenance socio-culturelle organisé autour d’un ensemble résidentiel pour les membres des familles fondatrices. S’y pratique le rassemblement familial de resserrement des liens de cohésion entre les membres du lakou lors des activités festives annuelles. La coopération constitue un des piliers sur laquelle se construit le vivre ensemble et le partage fraternel. Il est le lieu de la cristallisation de l’identité culturelle haïtienne où la vie s’anime dans les pratiques spirituelles du vodoun dirigées par une mambo (femme) ou un hougan(Homme).
Le néolakou ne se laisse pas définir par rapport à l’agression capitaliste. Ce serait faire le jeu de l’adversaire, réagir à partir de ses propres critères axés sur la violence permanente. Il se définit plutôt par rapport à la quête de liberté et de bien-être des combattants antiesclavagistes, anticolonialistes qui ont proposé le projet de libération de l’humanité de toute forme de domination et d’exploitation.
Il conserve certaines caractéristiques spatiales, organisationnelles des formes sociales du travail, des liens sociaux et du vivre ensemble du lakou traditionnel. Il s’y différencie, fondamentalement, d’une part, par le combat pour l’émancipation du travail vivant, le développement de moyens collectifs de production respectueux de la nature et du vivant dans l’écosystème où il s’implante. D’autre part, par la construction de contre-pouvoirs dans la perspective d’un projet antioligarchique, antihégémonique, antiétatique, de libération nationale et de démocratie directe communautaire. Ces communautés de 150 personnes maximum, créées volontairement, visent l’abondance. D’une part, par l’augmentation exponentielle de la production et transformations des produits agricoles. D’autre part, par la mise sur pieds d’unités de productions diverses appropriées au mode de vie des néolakous. Ensuite, par l’utilisation des ressources disponibles et le partage égalitaire des produits de consommation directe. Quand il y a lieu, certaines marchandises (M) seront apportées sur le marché en vue de se procurer de l’argent (A) pour acheter les marchandises (M) non fabriquées dans la communauté.
Cette quête de liberté globale est celle des subalternes, des opprimé.e.s, des damné.e.s de la terre, des esclave salarié.es contre la mondialisation, la marchandisation de l’être humain et de la vie. La perspective d’une prise de pouvoir, par les hommes conscients et les femmes conscientes, sur les aliénations engendrées par le capitalisme globale, constitue la base sociale des néolakous ou écolakous dans leur dynamique de reprendre en mains leur destin, en s’opposant au temps présent caractérisé par cette folie de l’accélération du loup garou capital qui suce l’énergie du travail vivant. Dès lors, le temps qui correspond à cette entreprise de transformation et de construction d’une civilisation qui tend à dépasser la société marchande et capitaliste, récupère le temps comme temps concret, comme temps du travail vivant.
Ce type de temps concret [5] est constitué d’une part par des unités de temps concrètes collées à des transformations concrètes qui confèrent une flexibilité aux unités de temps. Une journée est du temps concret dans la mesure où on la perçoit comme durée de la lumière, ou unité de temps « jour ». D’autre part, il est non-linéaire, car il est saccadé, intercalé de moment apparent de coupure, de modification de rythme comme dans les chants traditionnels vodoun qui peuvent se jouer sur différentes modalités rythmiques en créant une régularité exceptionnelle.
Il est de ce point de vue spiralé en ce sens qu’il cadence les formes sociales du travail à la campagne par des accélérations, des ralentissements, des hauteurs, des mouvements ondulant, toujours progressant vers plus d’harmonie avec l’univers etc. Il est poétique, artistique. C’est le temps de la mémoire, du vécu, immanent aux processus sociaux et naturels. Il est aussi cyclique, la rotation de la terre en est un exemple. En d’autres termes, le temps concret est une variable dépendante des dimensions concrètes, des unités de temps avec leurs variations et plasticités dont la littérature et la peinture haïtienne en expriment les formes multiples, spirales, avec autant de subtilité, telle par exemple le courant spiraliste.
Le temps libéré des néolakous s’articule à une autogestion objective du temps et des plages horaires qui permettent son aménagement au projet, à la situation des familles et à chacun. Axé sur une culture d’autodétermination contraire au système d’exploitation de l’industrie capitaliste, le temps libéré a un impact sur la qualité de la vie, le niveau d’emploi et un revenu social de base distribué aux membres adultes du néolakou.
Conclusion
« La seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature […] et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. » [6].
Cette libération en mouvement du temps mettra à la disposition des membres du néolakou toute une gamme de possibilité et d’activités productives alliant imagination et mise en marche de technologies appropriées. Elle donne du sens par l’accroissement de la prise en main de chaque individu de sa propre condition de vie, de son cadre évolutif etc. Elle encourage le développement d’initiatives qui visent à concrétiser un autre usage du temps en harmonie avec les rythmes biologiques. Elle relativise l’économie en mettant en place un équilibre entre produit marchand et non marchand. Ce tissu social en construction permettra d’atteindre un niveau d’abondance, c’est-à-dire une communauté qui offrira à tous autonomie, sécurité, vie conviviale et libre.
………..
References
[1] Marco Silvestro. Les écovillages comme stratégie holiste de développement durable et d’économie sociale. En ligne :
https://unites.uqam.ca/ceps/info/Silvestroecovillages.pdf
[2] Jonathan Martineau. 2015. TEMPS SOCIAL, MODERNITÉ ET CAPITALISME. Penser les fondements sociaux de l’histoire du temps et de notre rapport au temps. En ligne : http://raisons-sociales.com/articles/temps-social-modernite-et-capitalisme/
[3] Wikipédia. Taylorisme, Fordisme, Toyotisme En ligne :
http://teauma.perso.sfr.fr/taylorisme_fordisme_toyotisme.html
[4] Christian Charrier. À propos de la périodisation du mode de production capitaliste. Introduction. La subsomption formelle et réelle du travail par le capital dans la théorie du Prolétariat. En ligne : http://lamaterielle.chez-alice.fr/TCAufheben.pdf
[5] Jonathan Martineau. 2015. TEMPS SOCIAL, MODERNITÉ ET CAPITALISME. Penser les fondements sociaux de l’histoire du temps et de notre rapport au temps. En ligne : http://raisons-sociales.com/articles/temps-social-modernite-et-capitalisme/
[6] Karl Marx. 1867. Le Capital, livre III, chap. XL Vlll, p. 742. En ligne : http://inventin.lautre.net/livres/MARX-Le-Capital-Livre-3.pdf