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L’ l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) en panne de vision et de leadership

Débat

Par Carly Dollin*

Soumis à AlterPresse le 24 aout 2016

Pour être la plus importante entité de formation supérieure en Haïti en termes de légitimité et d’effectif (environ 27 mille étudiants et un millier de professeurs), l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) aurait dû être en mesure de canaliser certaines grandes décisions devant engager cette nation qui croupit depuis des lustres dans une précarité multiforme (économique, intellectuelle, sociale, …). Loin de répondre à ses attributions, tel que relaté par notre ami Thomas Lalime dans sa chronique publiée dans Le Nouvelliste du mardi 7 juin 2016, cette noble institution (de nom) nous fait assister de préférence, par l’effritement de ses valeurs, à sa déchéance et à une perte de crédibilité fulgurante au cours de ces dernières décennies.

Que deviennent les prestigieux instituts et facultés des années 80 et des années 90 de l’UEH ? Je n’en étais pas témoin, mais quelques lectures et quelques informateurs clés m’ont renseigné sur la beauté et la compétitivité même sur le plan international qui caractérisaient par exemple l’Institut National d’Administration, de Gestion et des Hautes Etudes Internationales (INAGHEI). Ils m’ont informé de la rigueur, de l’excellence et du niveau envieux de la Faculté d’Agronomie et de Médecine Vétérinaire (FAMV), de la Faculté des Sciences (FDS), de la Faculté de Médecine et de Pharmacie (FMP), etc.
Que sont devenues ces précieuses entités de l’UEH ?

D’aucuns vont prétexter que c’est un problème systémique. C’est le pays qui, en entier, traverse un périple difficile. Ce serait une réponse irresponsable et trop facile. Cette décrépitude résulte d’un manque, voire d’une absence de vision et de leadership de ceux qui dirigent cette précieuse et grande institution caractérisée aujourd’hui par une inefficience accrue et dont les curricula ne sont plus adaptés aux besoins et exigences de l’ère moderne.

Des voisins/concurrents qui font les choses autrement

S’il est vrai que les portes de beaucoup d’entités de formation supérieure privées méritent d’être fermées faute de respect des normes de toutes sortes, nous devons souligner qu’il en existe qui se positionnent stratégiquement pour damer le pion à l’UEH. Bien qu’il y ait certains aspects à améliorer, l’Université Quisquéya (Uniq) constitue quand même un exemple patent d’entité d’enseignement supérieur gérée, dirigée et administrée par des gens qui ont une vision plus ou moins claire de l’université.

Les résultats de cette dernière décennie l’ont prouvé : une meilleure qualité d’éducation, un staff professoral solide (ils recrutent leurs professeurs parmi les jeunes professionnels revenus au pays et issus de très bonnes universités Nord-Américaines, Européennes, etc.), des programmes bien préparés, des pratiques mimées des meilleures universités (Evaluation des profs par les étudiants, attribution de codes aux étudiants, cahiers d’examens munis de codes, exigences de syllabus, supervision du travail effectué par le prof pour suivi et évaluation, …). C’est grâce à ces bonnes pratiques que cette entité rivale de l’UEH est parvenue à décrocher d’importants partenariats avec des institutions techniques et financières locales et internationales qui la supportent dans des projets académiques de grande envergure, des projets d’entreprenariats et de recherches sociales. Vous imaginez ce que serait le niveau de compétitivité de l’Uniq si son ratio d’admis était aussi faible que ceux observés aux facs de l’UEH ?

Lorsque parmi 4000 à 6000 inscrits, une faculté de l’UEH ne recrute que 200 à 300, elle ravit aux autres entités de formation supérieure la Crème de la Crème. Toutefois, en raison de l’inefficience et de l’inefficacité de l’UEH qui n’encourage pas la culture de l’excellence et de la compétitivité (programmes minables, mal conçus pour la plupart, cours non harmonisés, sans syllabus, sans bibliographie, cours d’Informatique sans ordinateurs, cours assurés dans certains cas par des professeurs non qualifiés), cette Crème de la Crème risque de se transformer en produits avariés.

Les entités de l’UEH n’inspirent pas confiance à la société

Les signaux envoyés par les différents acteurs et entités de l’UEH à la société sont pour le moins désolants : des étudiants prenant en otage l’espace administratif principal de l’UEH, des étudiants bloquant des activités académiques pendant des sessions dans certains espaces de l’UEH, des professeurs qui manipulent indécemment les étudiants, des querelles entre professeurs et doyens, ce sont les nouvelles les plus récentes diffusées sur l’Université d’Etat d’Haïti.

Je dispense des cours tant à l’Université d’Etat que dans le privé. Il est triste de constater que l’on ne puisse donner malgré nous le meilleur de nous-mêmes à l’alma mater. Quand je dois me déplacer pour mon cours à l’Inaghei, il me faut souvent communiquer avec un représentant de l’Institut pour prendre le pouls de la situation de stabilité/d’instabilité qui y règne. A plusieurs reprises, j’ai été averti de ne pas y mettre les pieds ou de ne pas stationner ma voiture dans les parages car les étudiants seront à l’œuvre (brulant des pneus, des voitures privées et surtout des voitures étiquetées SE). On ne saurait offrir un savoir de qualité dans des contextes aussi délétères.

Parallèlement, la probabilité de respecter le nombre d’heures de cours dans le secteur privé (l’Uniq par exemple) est presque certaine pour plusieurs raisons : il y a un minimum de contrôle régulier assuré par des professeurs/superviseurs, il existe un syllabus avec les différentes parties de cours à couvrir, un cahier de présence pour les professeurs, un calendrier de la session clairement défini avec des périodes pour les examens de mi- sessions et examens finals. Pourtant, le doyen de la formation supérieure en Haïti mise sur sa gérontocratie pour empêcher ainsi certaines idées de changement, d’innovation et de bonne gouvernance.

Le suivi et l’évaluation des cours dispensés aux entités de l’UEH ne sont pas assurés. Ajouté au climat d’instabilité et de crise provoquée par les bénéficiaires eux-mêmes qui s’érigent en masochistes ne facilitant pas ainsi de bonnes sessions de cours, on en compte des professeurs animés de mauvaise foi qui se confortent à n’offrir que le tiers ou la moitié du nombre d’heures dévolues à un cours. Résultats : étudiants finissants/professionnels médiocres non munis de la capacité à saisir les nouvelles opportunités d’emplois ou de bourses d’études.

Missions et attributions de l’Université

L’esprit critique, le sens de créativité et de l’innovation, l’attitude non-conformiste et anti conservatrice devraient être les boussoles de ceux qui participent à la formation des générations futures. Les acteurs de l’Université ont la fameuse mission de se positionner en amont des politiques publiques en élaborant des instruments de la bonne gouvernance et en défendant ls projets de respect des lois et des institutions qui consacrent le fondement rationnel et démocratique de toute société moderne.

Si les espaces médiatiques les plus prisés sont fort souvent occupés par des politiciens souvent sans ligne et sans scrupule, c’est en partie parce que l’Université est définitivement absente au sein du pays. Les vrais problèmes de la société devraient être posés à l’Université afin d’en faire des recherches et se référer à des cas pratiques pour y apporter les solutions appropriées.

Pour assurer l’avenir d’une société, comme nous l’a bien rappelé Thomas Lalime, c’est l’Université qui doit donner le ton. En raison de son statut honorifique et des demandes de recherches et d’innovation émanées des institutions et des entreprises, les meilleures têtes des sociétés modernes se trouvent fort souvent mobiliser au sein de l’université. Pour une récupération des valeurs intrinsèques, pour la relance de l’économie et pour donner de l’espoir et de l’inspiration à la jeunesse haïtienne, permettons à cet espace critique et authentique de partage de savoirs de jouer pleinement son rôle d’éclaireur dans la société et d’exercer son leadership en mobilisant les forces vives de la société et en incitant les meilleures ressources humaines à s’y impliquer.

*Professeur à l’Université
Contact : carlydollin@gmail.com