Par Claude Joseph*
Soumis à AlterPresse le 13 aout 2016
La question de l’intégration de la diaspora telle qu’elle se développe présentement offre un exemple classique du modèle « séquentiel » en analyse des politiques publiques. Cette approche veut qu’une fois objectivement identifié ou subjectivement construit par des entrepreneurs de cause (c’est-à- dire des mouvements sociaux, intellectuels, lobbies, etc..), un problème public doit suivre une série d’étapes avant de devenir une politique publique. Une fois que la première étape, celle qui consiste à transformer un fait social quelconque en un problème public, soit effective, la deuxième phase consiste à inscrire le problème d’abord sur l’agenda systémique et ensuite sur l’agenda institutionnel. L’agenda systémique est le lieu où le problème est discuté par tout le monde ; il comprend tous les problèmes perçus par les membres d’une société comme méritant l’action publique, alors que l’agenda institutionnel – gouvernemental, législatif ou judicaire – est le lieu où le problème est pris en charge par les autorités publiques. Ces dernières peuvent décider soit de développer des actions publiques pour solutionner le problème soit de continuer à l’ignorer. Par exemple, quand un problème est inscrit sur agenda législatif, il revient aux législateurs de décider de légiférer en faveur de la cause ou de procéder autrement. Dans les deux cas, le problème est devenu une politique publique, étant donné qu’une « politique publique est tout ce qu’un gouvernent décide de faire ou de ne pas faire ». En d’autres termes, et l’action et l’inaction gouvernementale par rapport à un problème se trouvant sur l’agenda institutionnel constitue une politique publique. Ainsi, l’identification d’un problème, son inscription sur l’agenda et le développement d’un programme d’action publique visant à le résoudre constituent les trois premières phases de la grille séquentielle en analyse des politiques publiques. Ensuite viennent deux autres phases : l’implémentation et l’évaluation.
La nouvelle proposition de loi sur la nationalité déposée à la chambre basse par le député Jerry Tardieu est une preuve que l’inadmissibilité de la double nationalité à certains postes à pouvoir en Haïti est identifiée par des entrepreneurs de cause comme un problème qui requiert l’attention des autorités publiques. Les deux premières phases du cycle (identification et la mise sur agenda) étant complétées, la troisième phase sera effective si la loi est votée dans les mêmes termes par les deux chambres du Parlement haïtien et acceptée par le président de la république. Ce serait une victoire pour les nationaux vivant à l’extérieur qui légitimement se sentent lésés par des dispositions leur interdisant certains droits politiques. Dans son exposé des motifs, le député de Pétion-ville interpelle ses collègues sur la nécessité d’agir. Il croit qu’ « il est du devoir urgent de la cinquantième de poser cet acte historique visant à finalement doter le pays d’une loi sur la nationalité conforme à la constitution et qui vient dissiper définitivement tous les doutes et les interprétations confuses en rapport à la question de la nationalité ». Cette nouvelle loi, ajoute t-il, rendra justice à la communauté haïtienne vivant à l’étranger dont un grand nombre a dû prendre les chemins de l’exil pour des raisons économiques ou socio-politiques tout en restant attachés à l’alma mater.
Cependant, il faut admettre que le chemin de l’intégration politique de la diaspora comporte des écueils non moins redoutables. C’est un combat difficile, sinon il aurait pu être gagné une fois pour toutes par les amendements à la Constitution de 1987. En dépit de l’abrogation de l’article 15 qui stipulait que « la double nationalité haïtienne et étrangère n’est admise en aucun cas » et nonobstant la disposition de l’article 12 selon laquelle « aucun haïtien ne peut faire prévaloir sa nationalité étrangère sur le territoire de la république d’Haïti », force est de constater que les articles 91 et 96 maintiennent que pour être élu Député ou Sénateur, respectivement, il faut être haïtien d’origine, n’avoir jamais renoncé à sa nationalité et ne détenir aucune autre nationalité au moment de l’inscription. Les dispositions constitutionnelles sont en effet souvent très générales entrainant par conséquent des interprétations toutes différentes les unes des autres. C’est pourquoi des lois organiques sont prévues pour compléter et préciser les textes constitutionnels. Sur la question de la nationalité haïtienne, l’article 10 de la Constitution de 1987 stipule que « les règles relatives à la Nationalité Haïtienne sont déterminées par la Loi ». Cependant, il arrive que la seule disposition normative traitant la question de la nationalité haïtienne est le décret du 6 novembre 1984 signé par le président Jean Claude Duvalier. En son article 26, ce décret formule que « la nationalité haïtienne se perd par la naturalisation acquise en pays étranger... ». Quoiqu’il précède la constitution de 1987, ce décret est toujours en vigueur faute de nouvelle loi sur la nationalité. Le problème demeure donc quasi-entier. À preuve, le nom de l’ancienne première dame Sofia Martelly fut exclu de la liste des candidats agréés à participer aux élections législatives d’août 2015 pour, entre autres, des raisons de nationalité.
Donc, la proposition de loi du député Tardieu portant révision du décret du 6 novembre 1984 sur la nationalité haïtienne est une initiative louable méritant l’accompagnement des groupes organisés de la communauté diasporique haïtienne. L’inscription d’un problème sur l’agenda législatif ne met pas fin au travail des producteurs de revendications. Les groupes directement concernés par la problématique de l’intégration de la diaspora doivent continuer la croisade en vue d’orienter le vote des parlementaires dans le sens voulu. Néanmoins, ce n’est pas une mission impossible mais difficile étant donné la polarisation de la 50e législature. Il faut s’attendre à des conciliabules parlementaires qui résulteraient de la peur ou de la jalousie de permettre à l’instigateur de la loi de légitimement récupérer le dividende politique. Autant dire qu’avec la proposition de la loi Tardieu, la réalisation du rêve d’intégration de la diaspora est si proche et si lointaine. Donc, il y a encore du pain sur la planche.
Le Conseil constitutionnel, une autre alternative
Bien sur les amendements à la Constitution de 1987 n’ont pas su offrir une solution concrète à la problématique d’intégration politique des nationaux vivant en dehors du pays, toutefois, les articles 190bis à 190ter.10 traitant de la création et l’organisation du Conseil Constitutionnel permettent de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Le Conseil Constitutionnel serait un atout majeur pour la bataille d’intégration de la diaspora. Outre sa principale fonction qui consiste à assurer la constitutionnalité des lois, cet organe juridictionnel, selon l’article 190ter.7, est également appelé à se prononcer non seulement sur les conflits qui opposent le Pouvoir Exécutif et le Pouvoir Législatif ou les deux branches du Pouvoir Législatif mais aussi sur les conflits d’attribution entre les tribunaux administratifs, les tribunaux électoraux et les tribunaux judiciaires. Donc, tous ceux estimant que leurs droits politiques sont lésés peuvent soulever une exception d’inconstitutionnalité devant un tribunal afin que le conseil puisse être saisi par un organe compétent. En instituant des contrôles [par voie d’action et par voie d’exception, les amendements apportent une innovation juridique non moins importante ne visant pas uniquement à faire respecter les principes de la hiérarchie des normes (contrôle par voie d’action), mais permettant aussi de concrètement protéger les droits individuels (contrôle par voie d’exception).
Pour comprendre l’importance du système mixte de contrôle de constitutionalité, on peut se référer à deux modèles standards de justice constitutionnelle : celui des Etats Unis et celui de la France. Les Etats-Unis, le premier pays à se doter de ce pouvoir en 1803 dans l’affaire de Marbury c/Madison, connaissent seulement un contrôle par voie d’exception. Grace à cette disposition, un individu peut à l’occasion d’un litige portant sur l’application d’une loi soulever l’exception d’inconstitutionnalité devant n’importe quel tribunal américain. Dans ce contrôle a posteriori, il ne s’agit pas d’un procès fait directement à la loi car même s’il est donné raison au requérant, la loi subsiste, elle n’est pas annulée. C’est uniquement son application qui est écartée dans le litige considéré et les autres juges du système ne sont pas liés par cette décision. On dit donc que la décision rendue ne vaut pas erga omnes, c’est à dire qu’elle a l’autorité relative de la chose jugée [1]. Contrairement aux Etats Unis, en France depuis le 4 octobre 1958 jusqu’avant la révision constitutionnelle de juillet 2008, c’était seulement le contrôle par voie d’action qui prévalait. Le conseil est saisi par les autorités compétentes pour vérifier la constitutionalité des lois votées par le Parlement français. Dans le cadre d’un controle par voie d’action, le procès est fait à la loi ; si elle est jugée inconstitutionnelle, elle ne sera pas promulguée. C’est donc un controle a priori envisagé surtout pour purger l’ordre juridique des lois inconstitutionnelles. C’est aussi un controle dit abstrait dans la mesure où le Conseil est appelé à se prononcer sur une loi non encore appliquée. 50 ans plus tard, soit en 2008, après beaucoup de débats et de réflexion sur la faiblesse du système, une révision constitutionnelle introduit le contrôle par voie d’exception ou plus précisément par voie de question préjudicielle qui permet à tout individu, à l’occasion d’une instance où il est partie, de contester une disposition incompatible aux droits et libertés reconnus par la Constitution française. Cette reforme constitutionnelle dotant la France d’un système de controle mixte est considérée par plus d’un comme une véritable révolution juridique.
Aussi, par ces amendements à la Constitution de 1987 instituant formellement le Conseil Constitutionnel, Haïti est entrée dans le concert des nations au rang des pays comme l’Espagne, l’Italie et la France qui, grâce à un système mixte, font de leur texte constitutionnel la propriété de chacun de leurs citoyens. Donc, le député Tardieu doit aussi commencer à penser une proposition de loi qui déterminera, selon l’article 190ter.10, « l’organisation et le fonctionnement du Conseil Constitutionnel, la procédure suivie devant elle, notamment les délais pour la saisine des contestations de même que les immunités et le régime disciplinaire de ses membres ». Si l’article 26 du décret du 6 novembre 1984 n’est pas conforme à la Constitution de 1987, et étant donné que des tergiversations parlementaires peuvent retarder ou bloquer la nouvelle proposition de loi sur la nationalité, donc rendre effectif le Conseil Constitutionnel est une autre alternative viable pour la cause de l’intégration politique de la diaspora. Si le Conseil était effectif, les candidats interdits de participer aux élections d’aout et d’octobre 2015 pour cause de nationalité auraient pu soulever une exception d’inconstitutionnalité afin que le Conseil puisse être saisi sur renvoi de la Cour de Cassation comme le veut l’article 190ter.8 de la Constitution de 1987.
*Adjunct professor – Fordham University
Cjoseph20@fordham.edu
[1] Sauf qu’il faut noter que les décisions émanant de la Cour Suprême, même sans annuler la loi, s’imposent aux autres juges (autorité absolue de la chose jugée).