Par Charles Tardieu, Ph.D*
Soumis à AlterPresse le 28 juillet 2016
Dès octobre 2011, le Programme de scolarisation universelle gratuite et obligatoire est lancé à travers huit départements géographiques, à l’exception de ceux de l’Ouest et de l’Artibonite [1]. Les composantes logistiques et financières de ce programme sont pensées et mises en place à partir des « bureaux » du Président et du Premier ministre en dehors des normes gouvernementales et des structures hiérarchiques et administratives du ministère de l’Éducation. Celles-ci sont toutefois mises à contribution sur le terrain pour l’exécution et la supervision pédagogique du projet, les aspects administratifs et surtout financiers étant gardés sous la compétence de la présidence et de la Primature.
Voulant légaliser les opérations financières autour du PSUGO, le gouvernement propose au Parlement une loi sur le Fonds national pour l’éducation en juin 2012, un an après le début des prélèvements. Elle est votée tel que présentée à la Chambre des députés vouée à la cause du gouvernement, mais bloquée au Sénat qui exige un audit des fonds. L’analyse [2] de cette proposition de loi révèle que le Fonds national pour l’éducation participe d’une vaste opération d’affaiblissement de l’État et d’une tentative caractérisée de dénationalisation de ses fonctions régaliennes. En effet, il consacre la privatisation de l’offre éducative en détournant des fonds publics importants vers le secteur privé pour mieux en assurer la prévarication ; il renforce l’affaiblissement du ministère en soustrayant un nombre important d’écoles du contrôle strict de l’État ; il valide la dilapidation de taxes d’une valeur estimée à plus de 510 millions $ US ; enfin, il soustrait ces taxes du contrôle du Parlement. Par contre, il ne prévoit aucun dispositif susceptible de renforcer les structures privées ou publiques du système actuel ou la qualité de l’offre.
De nombreuses organisations et regroupements comme le REPT (Regroupement Éducation Pour Toutes et Tous), le PROCEDH (Programme Collectif pour le Développement de l’Éducation), le Kolektif K-ap Sipote Lwa FNE, la CNEH (Confédération Nationale des Éducateurs Haïtiens), l’UNNOH (Union Nationale des Normaliens Haïtiens ) ont dénoncé la version de la proposition de loi du FNÉ votée par les députés en 2012. Appuyant la recherche de fonds pour supporter le développement du système éducatif ils demandent au Sénat de ne pas approuver cette loi dans sa présentation actuelle. Ils réclament une refonte de la loi accordant notamment une plus grande participation citoyenne et un plus grand rôle pour les collectivités territoriales tel que prévu par la constitution.
Les modèles d’organisation du PSUGO ont été conçus de façon à créer une source de rente facile au profit des proches du gouvernement, sans se soucier du renforcement des structures étatiques d’offre scolaire. Pour ceci, il fallait imaginer comment gonfler le plus possible le nombre d’écoliers inscrits dans des écoles privées et publiques pour justifier les montants à détourner au profit des amis et alliés du gouvernement. Ainsi on a mis en place plusieurs stratégies de création de ces écoles et de recrutement des écoliers.
Premier cas de figure, le « promoteur » crée une école PSUGO qu’il va loger gratuitement dans un bâtiment d’une école publique. Les deux établissements fonctionnent l’un à côté de l’autre sans aucun lien. Les écoliers ont des horaires différents, ceux de l’école PSUGO n’ont généralement pas d’uniforme tandis que ceux de l’école publique en portent. Ils ont chacune un personnel différent, directeur et enseignants, celui du PSUGO n’ayant ni les qualifications requises par le MENFP ni l’expérience les habilitant à gérer une institution comme une école. Les deux écoles ont un horaire et des heures de récréation différents. Dans la réalité, il s’agit d’une nouvelle « école borlette » logée dans un local d’école publique.
Autre cas de figure, le promoteur crée une école nouvelle. Il trouve un local, généralement non approprié pour loger une école. Il recrute des écoliers et présente sa demande de financement au gouvernement accompagnée d’une liste d’écoliers. Souvent, ceux-ci proviennent d’autres écoles privées ou publiques où la direction réclame des frais d’écolage ou des frais scolaires (contribution pour l’acquisition de fournitures de classes).
Troisième cas de figure, les écoliers dans certaines écoles publiques ou privées refusent désormais de payer tout écolage et encore moins les contributions aux frais scolaires arguant que le gouvernement finance entièrement les frais de scolarisation de tous les enfants haïtiens.
Dernier grand cas de figure, un « promoteur » d’école PSUGO monte une liste fictive d’écoliers qu’il soumet, à travers des circuits mafieux, aux bureaux du programme à la Primature ou à la Présidence. Cette liste ne correspond à aucune école : c’est ce qui a été baptisé les « écoles dans les valises ». L’Initiative de la société civile (ISC), qui a enquêté sur ce programme, témoigne : « Le PSUGO crée des écoles valises ». Selon son enquête [3], plusieurs écoles figurant sur la liste officielle du MENFP ne sont pas fonctionnelles. « Elles ont leur licence de fonctionnement, soumettent des listes de classe, mais n’ont pas de local. Ces écoles, en dépit de leur dysfonctionnement, reçoivent leur subvention comme toutes les autres. « L’existence de ces écoles se limite à la valise de leur propriétaire » précise l’ISC qui exige l’instauration d’un système de vérification, de contrôle et d’inspection pour protéger le PSUGO contre les pratiques de fraude et de corruption.
Autre cas, le gouvernement ajoute les listes d’écoles publiques qui fonctionnaient avant le PSUGO aux statistiques de celle-ci afin de gonfler ses résultats en termes de scolarisation universelle et de tenter de justifier le FNÉ. Dans sa livraison no 236, du 6 au 8 mai 2016, le quotidien "Le National", citant un rapport déposé à la chambre des députés, titre en première page : « Haïti/Education/PSUGO, 60% des établissements privés impliqués sont des écoles bidon ! »
Ainsi donc, la publicité tapageuse et mensongère du gouvernement a un effet dévastateur et de déstabilisation de la gouvernance d’un système scolaire déjà très déficient. « L’école gratuite, un bon programme à repenser » selon l’Initiative de la société civile (ISC) [4] qui y relève des erreurs administratives graves.
Le programme PSUGO accentue l’éclatement des réseaux scolaires en favorisant la multiplication d’écoles avec des effectifs restreints : sur 37 écoles recensées à La Gonâve [5], par exemple, on observe des effectifs moyens de 36 écoliers par institution et de 10 écoliers par salle de classe. Ce type d’écoles ne peut pas accéder à des enseignants et à des directeurs qualifiés et il est impossible au ministère ou à toute autre structure d’accompagnement de les aider. Affichant généralement un niveau de qualité des plus déplorables, il ne sera jamais possible d’améliorer la qualité de l’éducation qui est offerte dans ces écoles. Les écoliers sont donc condamnés par le gouvernement à l’échec scolaire à travers ce type d’écoles encouragé par le PSUGO.
Il faut objectivement saisir le PSUGO sous sa double dimension politique d’un instrument idéologique et culturel, et d’une structure de formation chargée de bafouer les aspirations populaires à une éducation universelle de qualité afin de maintenir l’apartheid éducatif et culturel indispensable à la survie de l’économie de rente.
Lorsque le gouvernement incite ses citoyens à la fraude massive à travers un programme comme le PSUGO il participe au développement et à l’implémentation systématique de cette culture de la corruption qui s’installe déjà depuis assez longtemps dans le curriculum caché de l’École haïtienne [6].
Qualité de l’éducation et PSUGO
Les projets de scolarisation universelle sous les gouvernements des présidents Aristide et Préval [7] sont diamétralement différents du PSUGO. Dans les premiers cas, on observe une dynamique construite autour d’une participation communautaire obligatoire, de la formation continue et de la professionnalisation des personnels de l’éducation, d’un financement national restreint compensé par des contributions locales, une adaptation des programmes d’enseignement aux besoins et profils des écoliers [8] (aménagement linguistique, par exemple), et à la transmission de valeurs. On ne retrouve aucune de ces préoccupations dans le PSUGO qui est de préférence dominé par des questions d’ordre financier et par des scandales sur l’utilisation de sommes importantes d’argent provenant des taxes prélevées illégalement.
Ce programme est avant tout un désastre éducatif pour les écoliers, leurs familles et les communautés où ils habitent. Une catastrophe qui hypothèque les efforts de scolarisation universelle et d’amélioration de la qualité de l’éducation en Haïti. En effet, les conditions d’accueil des écoliers dans la plupart des écoles ne répondent à aucune des normes édictées par le ministère de l’Éducation que ce soit en terme des infrastructures d’accueil ou en terme du personnel d’enseignement ou de supervision.
La carence d’enseignants qualifiés et l’augmentation soudaine du nombre d’écoles exercent une pression énorme sur la qualité de l’éducation dans les écoles du PSUGO. En effet, les spécificités mêmes du PSUGO qui accueille une proportion importante d’enfants faisant face à des difficultés d’apprentissage requerraient des éducateurs spéciaux qui seraient aptes à les encadrer. Les écoliers du PSUGO devraient comprendre beaucoup de sur-âgés, c’est à dire cette clientèle qui accède tardivement à l’école et qui ne peut pas se retrouver dans les mêmes groupe-classes que les écoliers accusant 3 à 5 années d’âge de moins qu’eux.
Cette clientèle faite essentiellement d’adolescents qui n’ont jamais ou peu fréquenté l’école nécessite des programmes spéciaux [9] comme ce fut le cas sous les gouvernements des présidents Aristide et Préval. Le curriculum des 6 premières années de l’École fondamentale avait été réaménagé pour être couvert en 4 ans et prenait en compte les conditions socio-linguistiques des écoliers et de leur environnement ; les enseignants sélectionnés à partir de groupes de bacheliers suivaient un programme de formation continue et diplômant en pédagogie de niveau universitaire ; les écoliers recevaient des manuels adaptés au curriculum spécial. La réussite éducative et scolaire était la préoccupation première des responsables de ces programmes, des éducateurs impliqués et des parents. Les enseignants inscrits dans un cycle universitaire spécialement conçu à leur intention par le Centre universitaire caraïbe (CUC) y voyaient une opportunité pour acquérir une qualification professionnelle et des compétences reconnues leur permettant d’accéder de plein droit à la profession d’enseignant.
Par ailleurs, laissées à elles-mêmes, les écoles PSUGO ne prévoient aucun dispositif d’aménagement linguistique tenant compte de la problématique des enfants devant faire face à l’usage des deux "langues officielles" dans les écoles à leur détriment au point de vue pédagogique et psychologique. En méconnaissant cette question fondamentale, ces écoles plongent encore plus les écoliers dans le ghetto linguistique et scolaire typique de la majorité des écoles du ‹ système haïtien d’éducation coloniale ›. En réalité, Junia Barreau a bien saisi l’ampleur de la catastrophe annoncée de ce programme : « Outre le désordre caractérisé́ de sa gestion, le plus gros défaut du PSUGO demeure un défaut de conception puisqu’il n’émane d’aucune vision d’ensemble. » [10]
Les écoles du PSUGO, ouvertes à la hâte, sans aucun souci pédagogique ou de réussite des enfants ne semble répondre qu’à un seul objectif : afficher le plus grand nombre d’enfants scolarisés possible, quelque soit la qualité de l’enseignement dispensé ou les conditions d’accueil. On peut conclure que les écoles du PSUGO, précipitant les écoliers vers l’échec, reproduisent les écoles borlettes dénoncées dans les années 1980 par le ministre Joseph C. Bernard et représentent un véritable désastre éducationnel. Ces adolescents poussés frauduleusement vers l’échec représentent un danger pour la nation haïtienne lorsqu’ils réaliseront comment certains dirigeants les ont utilisés à des fins d’enrichissement illicite et seront tentés de verser dans la délinquance.
La Banque mondiale affirme, à juste titre, sur sa page FaceBook : « Quand on parle d’éducation pour tous, l’objectif n’est pas seulement de s’assurer que tous les enfants puissent aller à l’école, la qualité de l’enseignement est indispensable pour que l’apprentissage permette à chaque enfant de développer son potentiel et d’aider sa communauté à sortir de la pauvreté. » Mais la grande question reste intacte, précise-t-elle : « Comment améliorer la qualité de l’apprentissage ? » [11]
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* L’auteur – Ancien ministre de l’éducation nationale, docteur en éducation comparée et internationale de l’Université de Montréal, Charles Tardieu a également étudié aux universités Concordia et McGill. De retour en Haïti, il a travaillé comme spécialiste et analyste de systèmes éducatifs et en formation professionnelle, en encadrement et développement des collectivités territoriales. Entre 1992 et 1996, il a dirigé le projet d’élaboration du Plan national d’éducation ayant abouti en 1996 aux États généraux de l’éducation préparatoires au Plan national d’éducation et de formation (PNEF). Il a enseigné à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti, à la Faculté des sciences juridiques de Jérémie, à l’Université publique de l’Artibonite aux Gonaïves et à l’Université Quisqueya où il a mis en place et structuré la Faculté des sciences de l’éducation. Il enseigne actuellement à l’ISTEAH (Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti) où il encadre des étudiants de maitrise et de doctorat. Depuis 1983, il est éditeur de manuels scolaires pour l’École fondamentale aux Éditions Zémès.
Notes
[1] Jean-Robert Chéry, Le Nouvelliste, Mission de suivi et d’évaluation du programme de PSUGO, 20 avril 2012.
[2] Le REPT critique le FNE et propose..., Le Nouvelliste, 17janvier2014.
[3] Impérieuse nécessité de réformer en profondeur la gouvernance du système éducatif haïtien, Bulletin du SOCAPP (Organisations de la société civile et action des pouvoirs publics, Bulletin Edition # 3 Décembre 2014, Port-au-Prince.
[4] Le Nouvelliste, 16 mai 2012.
[5] Source : Recensement des établissements scolaires du PSUGO en 2013, MENFP, Site du ministère de l’Éducation et de la Formation Professionnelle.
[6] Tardieu, C. 2007, Le rôle du système éducatif dans la construction et la reproduction de la « culture de la corruption » en Haïti, Colloque Scientifique : Vers une stratégie nationale de lutte contre la corruption, Unité de lutte contre la corruption (ULCC), Port-au-Prince, Haïti, 20-23 août 2007.
[7] Les projets PAE (Programme accéléré d’Éducation) et PRONEI (Projet national d’Éducation intégré) répondent aux besoins particuliers des populations d’enfants exclus du système traditionnel.
[8] MENFP/PAE/PRONEI, Le Nouvelliste, 26 avril 2007, L’Etat haïtien pourra-t-il tenir ses engagements de 2015 ?
[9] Pierre Enocque François (opus cité) rapporte une stratégie dynamique consistant à proposer trois parcours éducatifs distincts correspondant à l’âge des enfants à scolariser : les enfants de 6 ou 7 ans intégreraient le cursus normal de 6 ans d’école fondamentale de base, ceux de 8-9 ans passeraient 4 ans et ceux de plus de 10 ans passeraient 3 années à l’école.
[10] Junia Barreau, Sans démagogie, mettre l’humain au cœur du développement en Haïti, Haïti Perspective, vol. 2, No. 2, Été 2013.
[11] Banque Mondiale, Facebook, 16 juillet 2015.