Par Charles Tardieu, Ph.D*
Soumis à AlterPresse le 28 juillet 2016
Le concept de « scolarisation universelle » exprime dans les sociétés modernes une volonté politique d’éduquer et de desservir tous les enfants en âge d’aller à l’école avec une attention particulière pour les populations traditionnellement tenues hors des circuits scolaires. C’est en 1990 que 155 nations réunies à Jomtien en Thaïlande proclament les objectifs d’Éducation pour tous (EPT) [1] à l’échelle planétaire.
Dans la foulée de ce mouvement, Haïti entreprend, immédiatement après Jomtien, d’élaborer son propre Plan national d’Éducation qui culmine, en janvier 1996 après une consultation nationale, avec les États généraux de l’éducation. C’est dans ce contexte de la mouvance démocratique et égalitaire de construction des bases du développement humain en quête d’une société plus juste, que pour la première fois dans l’histoire de l’éducation haïtienne des gouvernements décident d’œuvrer à la scolarisation universelle.
En fait, le concept de scolarisation universelle développé à partir de Jomtien est synonyme de progrès et porteur de culture en général, de culture scientifique, et de développement économique et social pour l’ensemble des populations. De plus, depuis 1987, la scolarisation universelle est devenue en Haïti une exigence constitutionnelle, outil de modernité et de démocratie. Cette nouvelle exigence constitutionnelle fixe un nouveau cadrage de « l’École républicaine » qui, comme le proposent Barrère et Martucelli [2], doit œuvrer à l’unité de la nation et se placer « au service de la promotion des talents disséminés dans tout le corps social ». Cette nouvelle éducation républicaine forge « des individus disposant d’un esprit critique » et, à partir des années quatre-vingt, elle doit répondre à « une exigence de rentabilité des diplômes en termes d’insertion professionnelle et, plus récemment, un rôle pilote dans le maintien de l’autorité. »
S’inscrivant dans cette perspective nationale et internationale de l’Éducation pour tous, les gouvernements d’Aristide (1994-1996 et 2001-2004) puis de Préval (1996-2001 et 2006-2011) approuvent la création au sein du ministère de l’Éducation [3] de structures spéciales qui s’adressent chacun à des aspects différents et complémentaires de la problématique de la scolarisation universelle. C’est ainsi que naissent les premiers projets de scolarisation universelle PIENASECO (Programme d’Implantation d’Écoles dans les Sections Communales), PSU (Programme de scolarisation universelle), PAE (Programme accéléré d’Éducation) et PRONEI (Programme National d’Éducation Intégrée) [4]. Ils restent toutefois limités à quelques départements, soit le Centre, le Sud et la Grand’Anse, auxquels seront ajoutés plus tard le Nord-Ouest, le Sud et l’Ouest. Ces projets, malgré leur ampleur, se réalisent sans un plan et une volonté d’Éducation pour tous intégrés à l’intérieur d’une vision nationale englobant tous les ordres et niveaux d’enseignement et d’apprentissage du préscolaire à l’université, en passant par l’enseignement technique et professionnel et l’éradication de l’analphabétisme.
Depuis les années 1980, le système d’éducation a connu de nombreuses tentatives de réformes en profondeur conçues et mises en place par des citoyens partageant, entre eux, une vision d’avant garde. Ils proposaient une offre éducative plus démocratique, de meilleure qualité et un aménagement linguistique plus approprié à la réalité socio-culturelle haïtienne. On peut citer : la réforme Bernard dans les années 1980, le Plan national d’Éducation (1996), le Plan national d’Éducation et de formation (1998), la stratégie nationale d’Éducation pour tous (SNA/EPT : 2008), le Symposium pour une éducation de qualité (2014), le Pacte national pour une éducation de qualité, (Octobre 2015). Elles échouent toutes par une combinaison de facteurs dont on peut identifier les principaux : la force du statu quo portée par les classes dirigeantes ; l’absence d’une force de support socioéconomique nationale, ces efforts étant pour la plupart supportés par des fonds externes et dirigés par des experts étrangers ; l’absence de motivation et de mobilisation interne pour les appuyer.
Les citoyens qui ont proposé ces tentatives de réformes radicales n’ont malheureusement pas été en mesure de vaincre la puissance du statu quo et d’imposer les mécanismes de suivi et de poursuite des innovations au delà des gouvernements qui avaient concédé tant bien que mal l’espace pour réaliser ces expériences.
On ne retrouve donc pas ce choix de société unanimement partagé par les décideurs, les politiciens, la société civile en général et les populations qui seul peut garantir la pérennité de ces projets et leur financement à partir de fonds nationaux, avec un support international, et non le contraire. Ainsi, fragilisés dès le départ, ils seront progressivement détournés de leurs objectifs de scolarisation universelle avant d’être éliminés par les gouvernements qui succèdent à ceux d’Aristide puis de Préval.
Cependant, la société haïtienne, dans sa globalité, n’a pas encore ressenti le besoin d’élever ses ressortissants à la dimension de cette citoyenneté nationale moderne à la fois unique et plurielle qui exigerait un système d’éducation pour tous. Les classes possédantes et dirigeantes, tout au contraire, s’estiment satisfaites de l’état de fonctionnement du système éducatif colonial [5] qui maintient la plus grande partie des populations dans un état de dépendance économique, sociale, culturelle et politique tout en offrant au petit groupe des privilégiés constitué par leurs progénitures une formation presque digne des économies avancées de l’Occident. La société haïtienne reproduit ainsi le modèle d’éducation coloniale à deux grandes vitesses qui sert les intérêts d’une économie de rente en place depuis la colonie de Saint Domingue [6].
Un système éducatif qui élèverait la majorité des Haïtiens à une meilleure compréhension de leur situation générale et leur transmettrait les outils pratiques, intellectuels et idéologiques pour s’en sortir œuvrerait à l’encontre de ce système d’économie de rente qui domine l’espace socioéconomique haïtien [7]. Est-ce pourquoi les classes dominantes combattent subtilement tout effort d’alphabétisation et de scolarisation des masses, tandis que celles-ci en font une de leurs principales revendications. Cette économie de rente ne nécessite aucune force de travail qualifiée. Et les classes dirigeantes savent, depuis l’époque coloniale et la rencontre des grandes civilisations, que l’Éducation élève les hommes à la liberté. Ainsi donc, elles feront tout en leur pouvoir pour que les masses haïtiennes aient un accès le plus limité possible à l’éducation et à la formation technique et professionnelle, et cette philosophie de la domination par « l’ignorance » dure encore, jusqu’à nos jours. Ceci explique le rejet, par les classes possédantes et dirigeantes, de toutes formes d’éducation et de formation proposées à travers les nombreux projets comme les réformes Dartigue, Bernard, le PNE (Plan national d’Éducation), le PNEF (Plan National d’Éducation et de Formation), l’EPT (Éducation Pour Tous), etc. et toutes les tentatives autour des établissements de formation professionnelle [8] J.B. Damier, l’École Élie Dubois et l’INFP [9].
Un regard sévère sur le PSUGO : pourquoi ?
La demande d’éducation et de formation de qualité n’a cessé d’augmenter de manière exponentielle après le départ de la dictature en 1986. Malheureusement, malgré les prescrits de la nouvelle constitution de 1987, les dirigeants haïtiens qui se sont succédé au pouvoir de 1986 à aujourd’hui (exception à concéder aux intermèdes Aristide et Préval [10]) ont préféré conserver le statu quo et ne pas augmenter l’offre publique d’éducation. Il s’agit là d’un choix délibéré des classes politiques et possédantes. Trente ans après le départ de la dictature, l’accès à l’éducation de qualité perçu par les populations comme la meilleure voie, si non l’unique, vers un mieux être social et économique reste un objectif inaccessible. La tolérance exercée face à la privatisation de tous les niveaux et ordres d’éducation et de formation correspond à un choix de société fondé sur cette forme d’apartheid éducatif où dominent des taux restreints de scolarisation et la médiocrité de la majorité des établissements d’enseignement. Une manière d’enseigner et de justifier symboliquement la médiocrité et la culture de l’échec aux populations.
Aussi, lorsqu’en Haïti, un candidat à la présidence propose de donner un accès universel gratuit à l’école, il obtient immédiatement l’adhésion d’un nombre important d’électeurs. Lorsque président, il prétend mettre sa proposition de campagne à exécution, les familles applaudissent. C’est ce qui s’est passé avec le candidat Sweet Micky, devenu le Président Michel Joseph Martelly.
Lorsque le Président Martelly lance, à grand renfort de publicité, le PSUGO (Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire) et qu’il mobilise des ressources financières innovantes colossales pour le supporter, des institutions comme l’UNESCO [11] sont prêtes à y croire et les populations démunies y voient la planche de salut tant attendue. La promesse d’accès gratuit porte de nombreux parents à délaisser les écoles privées payantes que leurs enfants fréquentaient pour les inscrire dans ces classes du PSUGO. Pour résumer, des attentes considérables jaillissent de partout suite à ces promesses du politicien en campagne et plus encore du candidat devenu Président !
Les propagandistes du régime Martelly affirment : « En incorporant un stock de savoir aux enfants issus des familles économiquement et socialement défavorisées, le programme de scolarisation universelle du Président Martelly va impacter positivement divers secteurs d’activité. » Ils affirment que ce projet constitue « un véritable appui à la promotion sociale des enfants d’origine modeste » et prévoient des « effets de socialisation, de transmission et de création de savoirs pluriels institués et de cultures ». Enfin, ils prédisent des « effets économiques et sociaux » importants sur les communautés de base. [12]
Cinq ans plus tard, la débâcle est totale et immense :
1) on constate que le PSUGO est gangréné de multiples scandales administratifs et financiers qui sapent complètement sa crédibilité ; [13]
2) il est impossible de savoir le nombre réel d’écoles et/ou d’écoliers ayant bénéficié du Psugo parce que toutes les statistiques sont falsifiées à la base avec complicité des responsables ; [14]
3) les programmes et contenus de formations véhiculés par le PSUGO ne répondent aucunement aux profils des écoliers qui y sont inscrits et il est évident que leur bien être éducatif et psychologique ne fait pas partie des préoccupations des dirigeants [15].
L’échec monumental de cette expérience porte un coup de massue aux rêves de centaines de milliers de familles qui avaient choisi de faire confiance à leur président. Plus que pour les autres dérives de son mandat et les promesses non tenues, le Président Martelly et ses collaborateurs doivent porter la responsabilité pleine et entière pour ce fiasco que constitue le PSUGO face aux aspirations légitimes des familles haïtiennes et pour le coût social, économique et institutionnel que la société devra payer suite à la faillite totale de ce projet.
Exigence politique, la scolarisation universelle, instrument de développement économique, social et culturel ne pourrait être cette coquille pédagogique creuse utilisée à des fins de propagande politique afin de masquer cette arnaque magistrale organisée par les « bandits légaux », que certains qualifient de « crime économique » [16] dont le seul objectif est de s’enrichir le plus vite possible aux dépens de la République et de ses citoyens.
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* L’auteur – Ancien ministre de l’éducation nationale, docteur en éducation comparée et internationale de l’Université de Montréal, Charles Tardieu a également étudié aux universités Concordia et McGill. De retour en Haïti, il a travaillé comme spécialiste et analyste de systèmes éducatifs et en formation professionnelle, en encadrement et développement des collectivités territoriales. Entre 1992 et 1996, il a dirigé le projet d’élaboration du Plan national d’éducation ayant abouti en 1996 aux États généraux de l’éducation préparatoires au Plan national d’éducation et de formation (PNEF). Il a enseigné à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti, à la Faculté des sciences juridiques de Jérémie, à l’Université publique de l’Artibonite aux Gonaïves et à l’Université Quisqueya où il a mis en place et structuré la Faculté des sciences de l’éducation. Il enseigne actuellement à l’ISTEAH (Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti) où il encadre des étudiants de maitrise et de doctorat. Depuis 1983, il est éditeur de manuels scolaires pour l’École fondamentale aux Éditions Zémès.
Notes
[1] « Déclaration mondiale sur l’éducation pour tous », lien : Unesco : http://www.unesco.org/new/fr/education/themes/leading-the-international-agenda/education-for-all/the-efa-movement/jomtien-1990/ ; document de référence : « Répondre aux besoins éducatifs fondamentaux : une vision pour les années 90 », lien : http://unesdoc.unesco.org/images/0009/000975/097552f.pdf
[2] Barrère Anne, Martuccelli Danilo, La citoyenneté à l’école : vers la définition d’une problématique sociologique. In : Revue française de sociologie, 1998, 39-4. pp. 651-671, lien : http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1998_num_39_4_4836.
[3] MENFP, 2007, La stratégie nationale d’action pour l’Éduction pour Tous, Septembre 2007, Miméo.
[4] MENFP, 2015, Dans le budget 2014-2015, le PRONEI (PIENASECO + PAE) figurent à côté du PSUGO pour un montant de 100 millions de gourdes.
[5] Tardieu, C., 1990, L’Éducation en Haïti, de la période coloniale à nos jours (1980), Université de Montréal, Thèse de doctorat.
[6] Tardieu, C., 2015, Le pouvoir de l’Éducation, Éditions Zémès.
[7] Fritz Jean, 2014, La fin d’une histoire économique, Port-au-Prince.
[8] Les établissements J.B. Damier, l’École Élie Dubois, et l’Institut National de la Formation Professionnelle représentent des exemples d’offres de formations techniques et professionnelles depuis les années 1913-30 qui n’arrivent jamais à percer auprès des jeunes, notamment par manque de support par les gouvernements, les classes possédantes et les entrepreneurs.
[9] MENFP-ID, 2013, Politique et stratégie de la formation technique et professionnelle en Haïti, 22 septembre 2013.
[10] MENFP, 1998, Le Plan National d’Education et de Formation PNEF
, cité par : MENFP, 2007, La stratégie nationale d’action pour l’Éducation pour tous : « vers la fin des années 90 et le début du troisième millénaire, d’un programme de scolarisation universelle [PSU], malheureusement interrompu avant terme, et repris par la suite au travers de deux projets le PIENASECO et le PRONEI, n’a pas permis, étant donné la faiblesse des moyens disponibles et les limites d’une approche essentiellement basée sur l’amélioration de l’accès, de contrer, dans la réalité, le grave problème de la scolarisation de tous les enfants d’Haïti. »
[11] AlterPresse, P-au-P, 15 juin 2011 : « Le Fne constitue un exemple de financement innovant pouvant contribuer dans l’atteinte des objectifs de l’éducation pour tous, engageant entre autres l’Etat, le secteur privé, les entreprises privées, soutient l’Unesco. »
[12] Guichard Doré, Programme de Scolarisation Universelle du Président Michel Joseph Martelly : les effets socioéconomiques attendus du Pwojè Lekòl Timoun Yo, Août 2011. Voir : https://groups.google.com/forum/#!topic/forumculturel/MGkGs8JO6QE
[13] Selon le Bureau de Presse du MENFP : « vu le constat alarmant concernant l’inadéquation entre les chiffres déclarés et les chiffres réels autour de la présence des enfants subventionnés, au regard des enquêtes menées par l’ULCC et les audits internes en cours, certaines interrogations s’imposent » Voir, entre autres : MENFP/PSUGO, Mise au point autour du programme « Pas question de payer de faux effectifs », Bureau de presse/MENFP, 2015, http://menfp.gouv.ht/PSUGO-Mise-au-point.html
[14] Idem. Mais, voir aussi : Francklyn B. Geffrard : « Où est l’argent du Fonds national de l’éducation ? », Haïti Liberté, vol 6, no 28, 23, janvier 2013 ; —« Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (I, II, III) », AlterPresse, 16 et 21 juillet ; 8 septembre 2014 ; — « Le dernier chiffre magique du Programme de scolarisation universelle gratuite et “obligatoire” (PSUGO) - Le PSUGO ou le degré zéro de l’écriture », Le Nouvelliste, 12 décembre 2013 ; « PSUGO, l’UDEPH réclame deux ans d’arriérés de salaire », Le Nouvelliste, 21 octobre 2014 ; « Haïti-PSUGO : des directeurs ont fermé leurs portes », Le National, 28 mai 2015 ; « PSUGO : des écoles impliquées dans des détournements de fonds », Le Nouvelliste, 2 juillet 2015 ; « PSUGO : rapport ULCC - Liste d’écoles exclues » , Le Nouvelliste, 15 juillet 2015 ; Radio métropole, 13 juillet 2015 : « Important réseau de corruption au sein du Psugo »
[15] Le Psugo, une menace à l’enseignement en Haïti ? (I), Un processus d’affaiblissement du système éducatif... , Ayiti Kale Je (Akj), Alter Press, 16 juillet 2014.
[16] Le Nouvelliste, P-au-P, 16 mai 2016 : « À suivre le déroulement des auditions sur la gestion des fonds provenant du programme PetroCaribe, conduite par la Commission Ethique et Anti-corruption du Sénat, on se rend compte à quel point on a affaire à une vaste opération de criminalité économique et financière. » ; la« criminalité économique et financière (désignant) cette branche particulière de la criminalité qui s’occupe des activités économiques et financières illicites. »