Par Garry Olius [1]
Soumis à AlterPresse le 23 décembre 2004
Haïti est une entité ingouvernable, se plaisent à dire certains membres influents de la communauté internationale. Et ceux qui le disent semblent être bien imbus des causes de cette ingouvernabilité. Le mystère de cette affaire c’est que les gouvernants comme les gouvernés ne sont pas capables de prouver le contraire. Le pays marche de crise en crise, comme si chez nous personne ne tient la commande des choses. Pourtant, nous avons des dirigeants, les uns plus orgueilleux que les autres. Tantôt ils se cachent derrière une arrogance technocratique tantôt derrière une suffisance « populocratique » et, tout ceci, pour nous amener au summum du chaos, là où tout contrôle de leurs malversations et de leurs menées corruptrices avec les étrangers est pratiquement impossible.
Nos dirigeants nous promettent toujours un développement économique et social conditionné par le support financier des bailleurs de fonds internationaux. Ces derniers, à leur tour, nous traînent par le bout du nez en répétant la même rengaine : "toute aide au développement d’Haïti reste assujettie à la stabilité sociopolitique". Et, ce qui est paradoxal, ce sont les proconsuls envoyés par la communauté qui piègent le pays en disséminant par-ci par-là des graines d’instabilité, aidés qu’ils sont par nos élites qui leur préparent bien souvent le terrain. Nous avons connu des exemples retentissants au cours des quinze dernières années. Ce qui est train de se passer au CEP (NDLR : Conseil Electoral Provisoire) est un cas d’école que l’histoire se doit de retenir. Dans cet article, nous allons porter notre attention sur le nouveau décret électoral pour dévoiler les éléments nourriciers ou porteurs d’instabilité que les techniciens étrangers y ont dissimulé, sous couvert d’assistance technique aux neuf membres d’un conseil qui ne maîtrisent pas les b-a-ba d’un processus électoral.
On a dû attendre plus de six (6) mois pour voir le CEP rendre public le décret électoral de 2004 [2]. On ne peut pas élucider le mécanisme de production de ce texte, mais ce qu’on sait c’est qu’il n’est pas l’oeuvre des conseillers qui étaient trop occupés dans des batailles rangées pour avoir le contrôle des ressources humaines et financières de l’institution et dans des chamailleries pour attribuer les contrats les plus juteux à leurs amis. Mais, on sait aussi que l’équipe d’assistance technique des Nations Unies est en place depuis plus de quatre (4) mois et que ses membres ne sont pas ici pour se bronzer au soleil, comme certains imprudents pourraient le penserÂ…
Se rappelant de ce qui s’était passé en avril 1997, en mai et novembre 2000, on s’attendait à ce que les autorités électorales initient des débats de haut niveau sur les questions qui ont donné naissance aux crises successives comme la question des votes blancs et celle de la détermination des gagnants dans les élections pour les trois postes de sénateur. Il n’en est rien. On a fait comme si les problèmes constatés étaient uniquement liés à la mauvaise fois d’Aristide et que, réellement, il n’y avait aucun aspect technique à reconsidérer. Pourtant, peu après ces élections, le quotidien "Le Nouvelliste" a publié trois articles qui ont étalé au grand jour l’ampleur de la difficulté que recèle la question de vote simultané pour trois sénateurs. Les membres de ce CEP n’ont certainement pas lu ces articles. Toutefois, s’ils avaient un réflexe de professionnels, ils pourraient au moins s’interroger sur les pourquoi des crises électorales antérieures. Ce qui ne manquerait pas de les inciter à adopter une démarche heuristique et consultative, susceptible de les conduire sur des pistes de solution.
Les élections n’étant pour eux qu’une question d’argent et de pouvoir, ils font peu de cas des aspects techniques et, pour produire quoique ce soit, ils s’abandonnent à la remorque des "Advisors" des Nations Unies, tout en investissant périodiquement les ondes pour donner l’impression au grand public qu’ils travaillent à quelque chose. Dommage, les produits livrés les trahiront toujours.
Dans le décret électoral de 2004 certains articles sont des copies conformes de lois électorales en vigueur à l’étranger et ne correspondent pas aux réalités haïtiennes. A titre d’exemple, citons les articles 27, 32, et 103. L’Article 27 dit que pour s’inscrire tout intéressé doit fournir sa signature et ses empreintes digitalesÂ…et dans le cas où une personne ne peut écrire son nom ou fournir ses empreintes digitales, un constat à cet effet sera établi au moment de l’inscription. Ce prescrit prend-il en compte les innombrables analphabètes du pays ? Si vous répondez par l’affirmative c’est que vous n’avez pas bien lu le contenu de l’article. Quand on parle de personne ne pouvant écrire son nom ou fournir d’empreintes digitales, manifestement on fait allusion aux gens qui, par accident ou autre événement malheureux, ont perdu leurs deux bras ou leurs dix doigts. Si à vos yeux, on parle ici de nos analphabètes, demandez-vous combien de constats un bureau d’inscription aura à rédiger par jour, car le texte prévoit qu’il faudra en dresser un pour chaque personne ne pouvant pas écrire son nom ou fournir ses empreintes digitales. Pour ne pas trop allonger notre texte, nous laissons aux lecteurs le soin de déterminer par eux-mêmes l’inadéquation des contenus des articles susmentionnés avec la réalité du pays. Car nous ne pouvons pas dans l’espace de ce petit article commenter tous les péchés capitaux du dernier décret électoral.
Maintenant, venons aux germes de crise dissimulés dans le texte. Ils sont placés là où il le faut, dans les chapitres 7 et 8 qui traitent des fonctions électives, du scrutin, des conditions d’éligibilité des sénateurs et du président. Non datur fatum. Dans l’article 69, il est dit que :" le nombre de sénateurs est fixé à trois par département. A la majorité absolue, le sénateur de la République est élu au suffrage universel exprimé dans la circonscription électorale, selon les conditions prescrites par le présent décret électoral". Nous savons pertinemment que les élections sénatoriales ne sont pas une affaire de circonscription. Bref, passons là -dessus à pieds joints. La porte ouverte à une nouvelle crise se situe réellement dans cette histoire de majorité absolue. Ce vocable peut, dans ce contexte, vouloir dire au moins trois choses 50% +1 des votants, 50%+1 des suffrages exprimés, 50%+ 1 des votes valides. Dans l’un ou l’autre des cas, il faudrait ajouter des précisions supplémentaires pour éliminer toute éventualité de conflits post-électoraux. Pour bien comprendre qu’il s’agit d’un vrai piège, considérons le contenu de deux autres articles similaires. L’article 63 dit :"Est élu DéputéÂ…celui qui a obtenu la majorité absolue (50%+1 vote des votes valides) dans la circonscription électorale à représenter". La première chose qui saute aux yeux, c’est que les rédacteurs du texte ont pris le soin de préciser ce qu’ils entendent par "majorité absolue". Dans la même veine, l’article 76 dit :"Le Président est élu au suffrage universel direct à la majorité des votants, soit 50% plus un vote des votes valides". Encore une fois la précision est donnée. Alors, pourquoi ne l’a-t-on pas fait dans le cas des élections sénatoriales ? Par ailleurs, les rédacteurs utilisent indifféremment les termes votants et votes valides dans le cas du scrutin présidentiel et ils ont tout à fait raison. On ne vote que pour un Président, le nombre de votants correspond automatiquement au nombre de votes valides. Tel n’est pas le cas pour les élections sénatoriales où un électeur ou un votant peut fournir à lui seul trois votes valides.
Mais quelle est la définition retenue dans le décret électoral de "vote valide" ?. L’article 188 répond :"Sont valides et comptabilisés (sic), les bulletins de vote marqués d’une croix, d’un X et de tout autre signe indiquant de façon non équivoque l’intention de l’électeur de voter dans l’espace (cercle, photo, emblème) réservé au candidatÂ… Sont aussi valides et comptabilisés (sic) les bulletins ne comportant aucun choix". Là , on est vraiment en face de critères de validité très problématiques. Les votes blancs devront être comptabilisés comme votes valides, dit-on. Supposons qu’Aristide soit aujourd’hui l’homme politique le plus populaire en Haïti et qu’il le reste jusqu’au jour des élections présidentielles et que, voulant jouer la tactique du "mouchavè" [3], il appelle ses partisans à se rendre aux urnes en masse et à n’effectuer aucune marque sur leurs bulletins (à ne produire que des votes blancs). On se retrouvera dans une véritable impasse démocratique. Si sur chaque 100 votes valides, il y a 40 ou 50 non attribuables, comment un candidat obtiendra-t-il la majorité absolue de 50% + 1 ? à‡a, c’est un premier problème.
Deuxième problème, Monsieur machin va voter aux élections sénatoriales ; dans son bulletin il place correctement deux bonnes croix et, par une maladresse quelconque, il place la troisième croix entre deux espaces réservés à deux autres candidats. Le bulletin tout entier est-il manifestement nul ou uniquement le troisième vote ? Le décret électoral ne permet pas de résoudre ce problème.
Nous allons signaler un troisième problème par le biais d’un exemple simulé. Dans un département, un électorat de 100 personnes doit choisir trois candidats parmi cinq qui sont en compétition. Ces cents personnes génèrent 300 votes valides suivant le procédé prévu dans le décret électoral. A la majorité absolue (50% +1) des votants, il y a le risque d’avoir cinq élus pour trois postes à pouvoir. A la majorité absolue (50% + 1) des votes valides, on sera obligé d’élire les trois sénateurs pendant trois tours successifs. Et que dire si un pourcentage considérable de ces votes valides sont des votes blancs ? L’impasse sera total.
Dans cette transition étalée sur deux ans, on a eu toutes les chances d’organiser de très bonnes élections. Mais en voulant jouer avec virtuosité le jeu de la communauté internationale, le CEP laisse passer le temps sans réaliser de grandes avancées. Il a déjà gaspillé plus de six mois et participe d’ailleurs aux manigances visant à ce que les démembrements du CEP (BED, BEC etc) [4] soient mis sur pied après le carnaval. A cette échéance, on aura déjà consommé plus d’un des deux ans de cette transition. Et pour organiser effectivement les élections il ne restera que sept (7) mois. Etant donnée cette marge temporelle, toutes les décisions du CEP seront prises en URGENCE sans possibilité de faire un quelconque cas des critiques constructives des professionnels du terroir. Parallèlement, les chimères continueront à semer la terreur dans le pays et la MINUSTAH (NDLR : Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haiti) ne se tarira pas de justification pour son inaction et sa tolérance face aux forfaits de ces derniers. Coincée entre la Peur et l’Urgence, la société se verra forcée d’accepter n’importe quoi comme élection, n’importe qui comme élu, et on verra nos institutions défendre des intérêts autres que les nôtres. Il n’y aura pas lieu de contester les résultats et de se rebeller contre les nouveaux élus car le pays sera perçu comme congénitalement instable et dans ce cas de figure on appliquera la solution de réserve qui consiste à mettre le pays sous tutelle pendant vingt ans. Donc, sous les deux angles le mal est infini, c’est maintenant qu’il faut REAGIRÂ…