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Débat : Pourquoi les communistes haïtiens restent-ils des subalternes sur l’échiquier politique ?

I - Des ancêtres du communisme en Haïti *

Par Anil Louis-Juste [1]

Soumis à AlterPresse le 17 décembre 2004

La « chimérisation » contemporaine de la société haïtienne ou la mise en question populiste de l’ordre bicentenaire d’injustice sociale, d’exploitation économique et de discrimination culturelle, doit interpeller la conscience communiste en Haïti ; il ne suffit pas de se donner bonne conscience en argumentant sur l’inexistence d’une bourgeoisie nationale dans le pays. Il faut penser consciemment l’inefficacité qui caractérise le mouvement communiste haïtien. L’immobilisme politique du communiste haïtien n’a d’égal que dans sa mobilité sociale au moyen des organisations dites non-gouvernementales. Cette problématique sociopolitique est d’une actualité telle qu’il nous semble pertinent de revisiter des textes fondateurs d’organisations communistes haïtiennes pour comprendre les retards accumulés depuis la lutte des esclaves et marrons de St Domingue pour la réalisation de la liberté pleine en Haïti.

Nous estimons plus que nécessaire de lire aujourd’hui et de manière critique, les deux principaux textes laissés par les fondateurs communistes haïtiens : le manifeste du Parti d’Entente Populaire et l’analyse schématique de 1934. Deux ressources théorico-historiques vont nous guider dans ce dialogue qui se veut être horizontal : il s’agit de la gnoséologie de Karl Marx et de la praxis des producteurs de liberté dans la colonie de St Domingue.

Du nationalisme à l’immobilisme du PEP

Le PEP a ouvert son manifeste sur la nécessité d’exploiter la question d’unité nationale comme arme de lutte politique, en s’arc-boutant derrière la thèse de l’indivisibilité de l’intérêt national :

« Il faut enfin nous unir en partis politiques à formes d’organisations précises, correspondant aux classes sociales diverses que doit cependant rassembler l’intérêt national indivisible » (p. 1)

Cette référence implicite au caractère anti-impérialiste de l’organisation, est d’une métaphysique à nulle autre pareille : d’une part, elle n’a pas bien rendu le contenu économico-politique du texte « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » qui a, en quelque sorte, synthétisé la relation dialectique entre l’économie et la politique dans une conjoncture mondiale spécifique : celle du début de l’hégémonie du capital financier dans le monde ; mais aussi, elle a nié l’expérience de la déviation de la Révolution de 1791 : les deux ailes de l’oligarchie haïtienne se sont entendues au cours de l’histoire, pour s’approprier les moyens de production du pays, et contrôler du coup, les richesses produites par le paysan ; elles se sont toujours alliées au capital français ou états-unien pour lutter contre des mouvements sociaux paysans.

Alors, revendiquer l’identité collective du travail dans la marre idéaliste de l’intérêt national indivisible, ne dépasse pas pour autant l’individualisme méthodologique que le PEP voulait combattre :

« Nous sommes le Parti des travailleurs parce qu’eux seuls n’ont pas d’intérêts privés pouvant s’opposer de manière foncière à ceux de toute la Nation, parce qu’eux seuls pouvant unifier sous leur direction les intérêts des diverses catégories sociales tels qu’ils se manifestent sur le plan historique contemporain, parce qu’eux seuls sont assez désintéressés et assez combatifs pour conduire notre peuple entier sur la route du bonheur » (pp. 2-3)

La première manifestation concrète de l’ « intérêt national » s’est produite à l’Arcahaie, dit-on, le 18 mai 1803 ; elle apparaissait au moment de la lutte contre le retour à l’esclavage. La seconde, mettait aux prises, la guerilla de Péralte-Batravaille contre la première invasion militaire états-unienne d’Haïti. Dans le premier cas, sitôt conquise, l’Indépendance allait être une nouvelle condition d’esclavager les descendants des soldats-cultivateurs ; dans le second, les classes dominantes du pays accueillaient l’occupant. Le nationalisme du PEP s’apparente alors à celui des classes dominantes latino-américaines qui revendiquèrent l’Indépendance pour mieux asseoir leur hégémonie locale ; la libération populaire semblait ne pas s’inscrire à l’agenda sociopolitique du PEP, alors que sa composition comprend des ouvriers, des paysans, des chômeurs, des travailleurs manuels et intellectuels (p. 3).

Le point de vue du capital chez le PEP, paraît être assez ambigu :

« (...), il faut fonder l’expansion économique nécessaire à la poursuite des activités des couches dirigeantes sur la démocratie nationale sociale, sur la liquidation du féodalisme rural et étranger, sur l’indépendance économique et politique rigoureuse de notre pays. »(p.3)

Qu’est-ce que le PEP entendait par « démocratie nationale sociale » ? L’organisation politique prônait-elle l’alliance du travail avec le capital contre le féodalisme ? Si telle fut la proposition, les rédacteurs du Manifeste du PEP n’auraient pas eu compris que le capital a subalternisé les rapports de production agricole non-capitalistes pour mieux se reproduire dans la société haïtienne dépendante, injuste et inhumaine. Cette alliance capitalo-féodale s’était tissée contre les intérêts matériels et spirituels de la majorité des travailleurs d’alors, à savoir des paysans.

L’ambiguité de la vision du PEP, apparaît au grand jour quand il définit ses possibles alliés :

« Nous sommes disposés à faire place dans nos rangs à tous ceux qui nous sont proches par la pensée, par les actes ou par le coeur » (p.3)

Le Manifeste du PEP a introduit ici, une dichotomie entre la pensée et l’acte. L’emploi de la conjonction « ou », suggère une gamme de qualités exclusives de partisans possibles. Or, nous savons que le matérialisme dialectique revendiqué par l’organisation, a plutôt prouvé l’unité entre la pensée et l’acte. Autant que l’acte témoigne de la force de la pensée chez l’acteur, de même la pensée s’active dans les pratiques quotidiennes, pour diriger l’action. Dans ces conditons, la conscience ne peut être qu’une forme de médiation entre la pensée et l’acte. Par ailleurs, l’amour de l’autre ne se reconnaît pas en dehors de ses comportements dans les relations humaines ; ce sentiment est constamment nourri de l’humanisme de sa pensée et du radicalisme de ses actions. La Révolution de 1791 reste la plus claire illustration de cette vérité : la prise de conscience des relations esclavagistes avait radicalisé les actions d’esclaves et marrons de St Domingue, mais les actions radicales de ces derniers avaient raffermi la conviction en la pleine liberté de tous les individus. Aussi avaient-ils posé des actes dits héroïques pour briser les chaînes de l’esclavage.

L’appel à l’alliance du travail avec le capital, semble être fondé sur une analyse identitaire du féodalisme et du messianisme :

« Sur le plan général, il est facile de comprendre que dans un pays semi-féodal où le pouvoir personnel s’exerce traditionnellement sans aucun contre-poids, les individus ont beaucoup plus de tendance à s’attacher à des ’sauveurs’ qu’à des idées politiques précises et à la lutte de masse structurellement organisée » (p.4)

Nous devons relever une certaine incohérence dans l’analyse de la formation sociale haïtienne d’alors : à la campagne dominaient des rapports de production dits féodaux, et dans les villes, le salariat semblait prédominer. Alors, le PEP avait introduit la logique fractionnaire pour caractériser la société, comme quoi le salariat urbain aurait égalé la prédominance rurale des rentes non-capitalistes. Le PEP avait oublié qu’une société résulte d’une unité dialectique : dans toute formation sociale, une relation de production est souvent hégémonique par rapport aux autres. La fraction de classes dominantes qui dicte sa loi de régulation des relations sociales, dirige en fait la société et subordonne les autres à ses intérêts économique, politique et culturel. Ailleurs, nous avons plutôt caractérisé le capital haïtien comme doublement dépendant de la production non-capitaliste de denrées et de la distribution monopolitiste des produits manufacturés étrangers. Donc, il serait enfantin de faire l’économie de l’hégémonie dépendante du capital haïtien pour caractériser le pays comme étant semi-féodal. La non-modernisation politique du pays participe, dans la réalité, de l’ensemble des rapports de dépendance personnelle dictés par les intérêts du capital tant national qu’étranger dans la société haïtienne.

Artificiellement, le PEP tentait de séparer le capital national du capital étranger :

« En somme, tant que la crise générale du système politique féodaliste haïtien lié à l’impérialiste n’était pas parvenu à son pont ultime, il était difficile de voir des partis politiques durer en Haïti » (p. 4)

Ce plaidoyer pour l’instauration de parti politique en Haïti, est fondé sur la stratégie dissociative du capital qui, pour dominer, ne fait que séparer des contenus étroitement liés. D’une part, le grand propriétaire terrien réunit les denrées agricoles régionales et les achemine à la maison commerciale du bourgeois ; l’argent ou un produit manufacturé lui sert de moyen d’échange. D’autre part, il redistribue à la campagne, les marchandises importées par le bourgeois du bord de mer. L’Etat est chargé d’aménager des institutions rurales et urbaines propres à la réalisation du profit par le capital.

Il n’y a donc pas lieu d’opposer de manière antagonique, la bourgeoisie nationale au grand propriétaire terrien et au capital transnational états-unien. Alors, il est un peu incohérent d’affirmer qu’en 1915, par fatigue de la guerre féodale continuelle, la bourgeoisie haïtienne n’a pratiquement pas combattu l’impérialisme américian (p. 20). Dans les conditions objectives de la production de richesse et de la réalisation de profit, la bourgeoisie dite nationale pouvait-elle avoir une option anti-impérialiste ? Le libéralisme économique prôné par le PEP pour la libération de notre pays (p.20), pouvait-il mobiliser la bourgeoisie dite nationale pour cette finalité politique ?

Un certain positivisme semble hanter l’esprit des rédacteurs du Manifeste du Parti d’Entente Populaire : ils voulaient dissocier le processus de production du processus d’échange ; même quand ils comprenaient bien le processus de détérioration des termes de l’échange, ils s’imaginèrent qu’une certaine bourgeoisie nationale ne jouât le rôle de courtage :

« L’impérialisme a fait que les denrées agricoles et les matières premières se sont sans cesse dépréciées, alors que les produits manufacturés que nous importions et importons de plus en plus massivement ont augmenté et augmentent toujours de prix. Tout le capital qui s’accumulait tant bien que mal selon le procès spontané de l’économie marchande était ainsi drainé vers l’extérieur, pompé par les suçoirs de vampires de l’impérialisme » (p. 9)

Le déploiement génétique du capital haïtien est donc absent du raisonnement du Manifeste du PEP. Aussi proclame-t-il :

« Tout le monde sait qu’à un régime esclavagiste ne peut succéder qu’un régime féodal »
(p. 13)

Plus loin, le Manifeste analyse la société haïtienne en ces termes :

« (...), deux principales [classes] sociales au lendemain de l’indépendance : la classe des féodaux, divisés en deux ailes (la noire et la mulâtre), et d’autre part, la grande masse servile. Quant à l’ancienne couche des négociants consignataires et des marchands blancs, éliminés par le massacre général et l’exode, elle tendait à se reconstituer à partir de l’ancien secteur petit-bourgeois affranchi » (p. 14)

Cette analyse mécanique a en quelque sorte figé l’histoire : la substitution de la féodalité à l’esclavage s’était produite dans l’antiquité ; des conditons historiques particulières avaient accompagné l’émergence de la féodalité, le capital n’ayant pas été en constitution. Mais, dans le cas d’Haïti, le capital présidait à la mise en place de l’esclavage comme forme sociale particulière d’exploitation des ressources naturelles et des forces de travail ; la consolidation du capitalisme européen était la finalité de l’esclavage dans le nouveau monde. Aussi l’aristocratie haïtienne grandit-elle sous l’esprit du capitalisme dépendant ; la psychologie de la bourgeoisie qui s’en est sortie, en est tout à fait imprégnée. Aucune libération du pays ne peut donc se produire sans un changement profond de perception sociale.

L’identification de la société haïtienne à une société purement féodale, résulte d’une séparation arbitraire et non analytique, entre la propriété économique et le contrôle politique :

« D’un autre côté, sur le plan urbain, après l’indépendance, l’économie marchande s’est développée dans le cadre de notre économie féodale, surtout sous Geffrard, (...) » (p. 17)

Comme les grands prorpiétaires terriens contrôlent le pouvoir politique, on en déduit que la féodalité règne au pays. Cette déduction mécanique est aussi présente dans la confusion de l’industrialisme au capitalisme :

« Nos marchands et négociants consignataires ne disposant pas de « villes franches », de « villes consulaires » de « communes » et de cités fortifiées où ils pouvaient s’isoler de la guerre et de l’oppression féodale, bénéficier d’une justice tant soit peu démocratique, toutes conditons qui ont permis la consolidation de la bourgeoisie et de la transformation de l’artisanat en production manufacturière dans l’Europe féodale moyennageuse » (p. 17)

L’absence d’industrie ne signifie nullement l’inexitence du capitalisme dans une société donnée. De plus, le capitalisme s’est instauré avec une mentalité autre. Comment pouvait-on s’attendre à l’industrialisation du pays avec une psychologie dépendante de la bourgeoisie commerçante ? Le PEP identifiait les grands propriétaires terriens comme des forces sociales négatives, et les bourgeois dits nationaux, comme des forces sociales positives. Cette pratique théorique dichotomise la société haïtienne qui, pourtant, ne résulte que de la synthèse du fonctionnement organique du capital commercial, du déploiement génétique de l’alliance terre-capital et de l’antagonisme capital national et international - travail paysan. L’invasion du positivisme dans le matérialisme théorique du PEP n’a d’égal que dans son immobilisme politique [2].

Jn Anil Louis-Juste

Port-au-Prince, 15 décembre 2004

* Nous nous proposons de lire les expériences communistes haïtiennes à partir des textes fondateurs. Nous avons commencé avec le Manifeste du PEP.


[1Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

[2Nous avons pensé à analyser prochainement le programme de la nouvelle indépendance qui, nous semble-t-il, traduit pratiquement la représentation idéologico-politique exprimée dans les principales thèses du PEP.