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Haïti / Radio Kiskeya : La Mecque des militants de la démocratie

Carol Joseph, MBA

Soumis à AlterPresse le 5 mai 2016

Loin d’être une promotion naïve ou délibérée de l’Islam, ou de l’islamisation, cet article s’évertuera plutôt à camper l’équipe du groupe Kiskeya, signaler son importance à travers son combat pour la démocratie et analyser la réponse d’un fragment de la population face aux tentatives de harcèlement subies par Liliane Pierre-Paul, aussi bien que les retombées et impacts de cette attitude de Michel Martelly.

La Mecque et les locaux de Kiskeya en Haïti

Lieu de naissance, selon la tradition islamique, du prophète de l’islam Mahomet (« La Mosquée sacrée »), la tradition musulmane a lié sa fondation à Ibrahim (Abraham), ce qui en fait la ville sainte la plus sacrée de l’islam. L’accès y est réservé aux musulmans. La Mecque est devenu le lieu de pèlerinage qui rassemble annuellement des millions de fidèles des différentes confessions islamiques venus du monde entier. C’est également le lieu vers lequel se tournent pour leurs prières quotidiennes les croyants musulmans. La Mecque est un centre fondamental de la vie religieuse musulmane. Le cinquième pilier de l’islam dispose : « tout croyant doit faire au moins une fois dans sa vie un pèlerinage à La Mecque, s’il en a les moyens ». Ce pèlerinage porte le nom de hajj ou hadj.

D’aucuns pourraient questionner la prétention de vouloir comparer Kiskeya à La Mecque. Il s’agit plutôt d’une métaphore utilisée ici pour établir une comparaison entre le comportement des musulmans qui ont l’obligation de se rendre au moins une fois dans leur vie à ce lieu saint et l’attitude spontanée des militants de la démocratie en Haïti qui défilent dans les locaux de Radio et Télé Kiskeya au moins une fois pour se solidariser avec l’équipe au moindre signe de danger.

Le gratin de Radio Haïti-Inter

Kiskeya est née d’une déconvenue entre la direction de Radio Haïti-Inter et un groupe de journalistes « engagés, vedettes » de ce même média. Parmi eux, Marvel Dandin, Liliane Pierre-Paul, Sonny Bastien, Anthony Pascal (Konpè Filo) qui représentaient l’armature de ce média en vertu de leur originalité et de leur diversité qui attribuaient à Radio Haïti-Inter la plus forte écoute à l’époque. En effet, il convient de relever la valeur de leurs émissions si génialement animées.

Marvel Dadin présentait les nouvelles de six heures du matin. Ses reportages consistants et vivants qui plaçaient l’auditeur sur la scène ou sur les lieux de l’évènement lui valurent l’appréciation des milliers - même millions - d’auditeurs. Plus d’uns demeurent encore nostalgiques de sa présence dans la gloriette des grands reporters haïtiens.

Quant à Liliane Pierre-Paul (Lili pour les intimes) ou « pasteure de l’évangile de 4 trè », elle représentait la force d’écoute de la station tant au niveau de la classe défavorisée que celle de la couche aisée et de la classe moyenne. Qui pouvait se contenir de ne pas tourner le bouton de son transistor aux environs de 3 : 55 P.M. sans prendre le temps d’entendre : « Nan Radio Haïti li fè 4 trè » ? En effet, Liliane Pierre-Paul était reconnue par les gens des classes défavorisées comme « la Pasteure de 4 heures ». Toutefois, le côté le plus cinglant de la journaliste Liliane Pierre-Paul était son style d’interviewer les hautes personnalités. C’est une véritable « Ti landeng ». Feu Professeur Lesly Manigat pourrait en attester. Qui ne se rappelle pas des lamentations de ce dernier quand suite au massacre de la ruelle Vaillant le 29 novembre 1987, il se retrouvait face à cette intrigante et intrépide journaliste qui remettait en question sa fameuse « percée louverturienne » ? « Liliane !!! Liliane !!! Au moins donnez-moi une chance de répondre », scandait l’éminent professeur.

De son côté, Sonny Bastien était le « maggi » de la station, étant à la fois reporter, présentateur, publiciste, etc. Le fidèle auditeur de l’époque ne pouvait changer de poste de radio sans avoir entendu la rubrique de Sonny qui s’intitulait « Koman nou ye ? Eske nap kenbe pii…rrè…d ? ». Cette rubrique de nouvelles internationales fut tellement éloquente et stylisée à la Sonny, que l’auditeur pouvait croire se retrouver dans une salle de théâtre ou de cinéma. Pourtant, Sonny était sérieux et fournissait les informations avec beaucoup de professionnalisme. Il s’aventurait tout simplement dans le castigat ridendo mores de Molière.

Anthony Pascal (konpè Filo) était la cerise sur le gâteau. Son journal de dix heures du soir en créole clôturait le périple quotidien des nouvelles de Radio Haïti-Inter. La spécificité de ce magazine découlait du risque qu’encourait le journaliste pour présenter ce bulletin à des heures indues. Plus d’uns se demandait quelle astuce a-t-il pu user pour rentrer chez lui sain et sauf après ce journal. Konpè Filo ne se contentait pas de lire un papier préparé par la rédaction de la salle des nouvelles. Les informations étaient assaisonnées de commentaires en vue de rejoindre qui de droit. Avec Konpè Filo « tout moun se ranje chita w ». La personnalité et le style de Filo attiraient la grande écoute. Quiconque se respectait ne pouvait aller dormir sans entendre la synthèse de la journée avec Konpè Filo.

Voilà sans être exhaustif une brève présentation du travail réalisé par ceux-là qui constituaient la pierre angulaire ou le stylobate de Radio Haïti-Inter à côté de Michèle Montas, J.J. Dominique, Jacques Price et naturellement sous la direction du mentor Jean Léopold Dominique. Chacun avait sa propre personnalité, son style spécifique et son tempérament. On peut présumer qu’il y avait des différends internes. Mais tout le monde voyait une équipe solide et imbattable qui se dévouait à informer la population avec objectivité et passion.

De Radio Haïti-Inter à Radio Kiskeya

29 avril 1991. Coup de tonnerre dans la ville ; les différends allaient éclater sur la place publique. Ces professionnels qui réclamaient les meilleures conditions de travail se voyaient refusés toute forme de négociation. Forcés de partir, Sonny, Liliane, et Marvel fondèrent le groupe Kiskeya et louèrent deux heures d’antenne de Radio Plus pour héberger le Journal 4 trè. Tout naturellement les auditeurs du journal 4 trè suivirent le groupe à Radio Plus.

La vision de l’équipe ne s’arrêtait pas à deux heures d’antenne louées à Radio Plus. Ils ambitionnaient de monter leur propre station de radio dénommée Radio Kiskeya. S’il faut répéter Marvel Dadin, l’idée de créer Kiskeya était l’œuvre de Sonny Bastien. En effet, dans une interview accordée à ses collègues de la presse à l’occasion de la disparition prématurée de Sonny Bastien, Marvel déclara : « l’idée de fonder Kiskeya était venue de Sonny Bastien. Il avait la possibilité de le faire seul mais il a décidé de s’associer à eux pour fonder la station ». Il ne faisait aucun doute que les difficultés de tout genre obstruaient la route de ces jeunes patrons et néophytes de Kiskeya. Les défis devaient être fabuleux. Tailler une place de cohabitation et de compétition loyale parmi les grandes stations de radio existantes n’était pas une partie de cartes. Toutefois, l’évidence s’imposait. Après des émissions d’essai ils ont réussi à inaugurer Radio Kiskeya, 910 khz SM, 88.5 MHz FM Stéréo, le 7 mai 1994.

L’importance de Radio Kiskeya dans le combat pour la démocratie

Radio Kiskeya n’est pas seulement une station de radio de plus sur le marché. Ce média est un instrument buriné par les propriétaires pour accompagner le peuple haïtien dans sa lutte pour la liberté d’expression, la démocratie et le changement. En fidèles disciples de l’équipe de Radio Haïti-Inter, le Groupe Kiskeya ne choisit pas la neutralité. Ils sont contre ces inégalités sociales qui rongent le pays. Ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de Kiskeya.

La force de Kiskeya

Radio Kiskeya est l’une des rares institutions à but lucratif créée par des jeunes entrepreneurs nègres et négresse à commémorer ses 22 ans sans éclatement. À l’instar de l’orchestre Tropicana d’Haïti, les fondateurs ont adopté une direction collégiale. Au début, on savait que Sonny Bastien était directeur général tandis que Liliane et Marvel ont été successivement directrice de programmation et directeur d’information. Suite au décès de Sonny, Marvel prit la rêne de la direction générale, laissant sa place à Stéphane Pierre-Paul pour assumer la direction de l’information. Deuxièmement, les microphones de Kiskeya sont ouverts tant à ses admirateurs qu’à ses détracteurs. Troisièmement, l’utilisation de la technologie de pointe telles que l’internet, l’intranet, audio now etc. permet à la station de devenir, tour à tour, la radio de l’île puis la radio du monde.

La faiblesse de Kiskeya

La faiblesse de Kiskeya réside dans son allure stoïcienne. Ce média offre la même couverture à des groupes qui critiquent la station ou le staff de direction. On aurait pu prendre l’exemple de Paul Raymond qui attaquait Liliane après les élections contestées du 21 mai 2000. De surcroît, Gérald Gilles qui étrillait Sonny Bastien et Radio Kiskeya. Sans omettre les souillures de Michel Martelly profitant de son statut de chef de l’État pour narguer Liliane et le groupe Kiskeya. Toutes ces balourdises ont été diffusées sur les ondes de la station avec la même rigueur au nom des principes déontologiques du métier.

La réponse de la société haïtienne et le destin de Kiskeya

Les dérives de Fanmi Lavalas entre 2000 et 2003 causant la mise à sac des antennes de la station à Boutillier, les tentatives de harcèlement de Liliane Pierre-Paul par l’ex-Président Michel Martelly, les attaques par balles des locaux de la station en 2015 ont eu pour effet immédiat d’attirer la sympathie de toutes les couches de la société haïtienne. A ces vagues d’absurdité, la communauté démocratique n’a pas attendu pour donner la réplique en faisant de Radio Kiskeya un lieu de pèlerinage. Même les dirigeants de la station ne s’attendaient à cette houle de solidarité. C’était comme une connivence entre une grande partie de la population haïtienne et Radio / Télé Kiskeya créant ainsi une symbiose indéfectible. Un grand nombre de personnalités éminentes aussi bien que de modestes anonymes ont déjà visité les locaux de Kiskeya. Les manifestations populaires ou d’intérêt obligent à plus d’uns à traverser la rue Vilmenay, de s’arrêter devant le siège social de la station et d’honorer au passage les membres du groupe Kiskeya. C’est comme une sorte de reconnaissance d’utilité publique décernée à la station par la population haïtienne.

La mission qui attend Radio / Télé Kiskeya est beaucoup plus exubérante que celle déjà parachevée, car
1.- Si jusque-là cette station était une entreprise privée engagée à but lucratif, la réponse de la population doit inciter les responsables et les membres de l’équipe à cultiver la prudence pour conserver cette palme d’or qu’on leur confie. Ils n’ont pas un chèque en blanc.
2.- Vu la montée du taux d’écoute de la station au fil des ans, le corollaire de cette confiance conduira ipso facto Radio / Télé Kiskeya à améliorer quotidiennement son résultat optimal de rentabilité, de compétitivité et d’efficacité.
3.- Si avant ces événements Radio Kiskeya était une simple entreprise locale en compétition avec des acteurs haïtiens ; aujourd’hui c’est une institution mondiale avec les avantages et les impondérables. De ce fait, la compétition dans une société globalisée est beaucoup plus exigeante que rivaliser dans une ambiance nationale.

À l’occasion de ces 22 ans de Radio Kiskeya, comme une petite pierre dans la construction du « Temple Kiskeya » érigé par des pèlerins, cette publication est une marque de gratitude à Sonny Bastien, Liliane Pierre-Paul, Marvel Dandin et à toute la grande famille de Kiskeya. En fait, ceux qui ont tenté de détruire cette jeune station radiophonique ont provoqué l’effet contraire, en créant involontairement le Mythe Kiskeya. C’est la leçon de l’arroseur arrosé. Les combattants de la liberté d’expression et de la démocratie sont nombreux et vivaces. Ils sommeillent mais ne se laissent pas décimés. Ils se réveilleront et, comme de fait, se réveillent à chaque fois que l’un des leurs est fulminé. Aujourd’hui c’est Radio Kiskeya demain ce sera un autre média si besoin est !

EXCELSIOR KISKEYA

* Spécialiste en Global Management et en Politiques Internationales de la Migration.