En réponse au texte "De la misère du coumbitisme écosocialiste" [1] de Anil Louis-Juste [2]
Par Marc Antoine Archer [3]
Soumis à AlterPresse le 13 decembre 2004
Cher ami, je continue à apprécier dans vos textes un entêtement qui finira par vous déboussoler. Rien de plus dure que la perte de stabilité idéologique pour un dogmatique, et vous devez le savoir. Voilà ce qui peut supposer un tiraillement et non pas ma quête d’explications, mon envie d’assister ou de participer à une redéfinition des rapports sociaux en Haïti, sur la base du consensus. Il est logique que ma formation de physicien me pousse vers la recherche d’un cadre formel me permettant d’aboutir à une conclusion claire et précise, car ce qui semble logique ou raisonnable n’est pas forcément réel. En ce sens, je suppose déjà que vous et moi n’allons jamais pouvoir nous comprendre, un monde de différences nous sépare. Je croyais que l’on pourrait arriver à un terrain de convergences mais je vois trop lointaine cette possibilité. Aussi devrais-je clore cette polémique qui ne nous mène nulle part.
Cher professeur, j’ai du mal à assimiler que vous recherchez de façon aussi viscérale d’emprisonner un mouvement de libération , de lutte contre l’assujettissement de l’être humain dans une vision étroite de la société. En plus, votre représentation de la réalité se fait dogmatique et s’ancre dans le marxisme le plus intransigeant. Cela me pose problème car la coumbite, notre coumbite, réaction de solidarité interclasse de notre PAYSANNERIE n’a rien à voir avec une vision marxiste de la société, d’autant plus que le mouvement paysan n’a jamais retenu l’intérêt de la pensée marxiste, sauf, peut-être de façon marginale, dans les courants modernes. La question écologique non plus et, ces deux éléments représentent les grands défis pour un renouveau de la pensée marxiste en ce XXI ème siècle.
Ceci dit, cher ami, notre coumbite, antérieure à la pensée marxiste, nos marrons, précurseurs des guérilleros, ont beaucoup à nous apprendre sur la façon de gérer notre espace individuel et collectif. C’est l’action avant la lettre, dit-on. Vouloir en faire un instrument idéologique au service exclusif de votre vision politique de la société est un manque de probité intellectuelle. Comprenez bien que l’utilisation adéquate des valeurs traditionnelles est la seule façon d’initier un vrai démarrage dans la société haïtienne.
J’ai donc réellement du mal à répondre à votre dernier texte qui tantôt prétend élaborer un discours scientifique, tantôt un discours idéologique mais qui en fait n’est qu’une passerelle de propagande. Vous parlez de tiraillement et de confusion dans mon univers philosophique en vous basant sur mon utilisation du terme « idéologie » qui dans un cas serait « une distorsion de relations sociales » et dans un autre « évoquerait une vision du monde ». Une idéologie - je n’arrive pas à comprendre l’obsession de la part des marxistes- est « un ensemble de connaissances articulées qui définit une situation donnée et qui, inspirée par certaines valeurs, indique aux individus et aux groupes sociaux une direction à suivre et des comportements à adopter. » On trouvera donc autant d’idéologies que de situations à définir. Nous parlerons donc de domaines idéologiques en fonction des acteurs mis en présence. En ce sens, notre coumbite, intervenant sur plusieurs domaines, et mettant en présence plusieurs acteurs, peut causer méprise et incompréhension, même chez ceux qui croient disposer d’instruments idéologiques suffisants.
1- Notre coumbite est une idéologie sociale
Elle propose différentes interprétations des relations entre les acteurs sociaux : la paysannerie et les classes possédantes.
2- Notre coumbite est une idéologie nationale
Elle contient des référents purement nationalistes de la vision de l’Etat, visant à assurer la primauté d’un développement endogène.
Notre coumbite est cependant une vision du monde assez simple et qui peut être transformatrice des structures mentales et comportementales afin de « réinventer des stratégies coopératives où POUVOIR n’est qu’un verbe auxiliaire appelant nécessairement un complément ou, en d’autres termes, un effet levier de projets donnant aux citoyens l’envie de se remettre debout et de s’auto-organiser collectivement ». La coumbite incite alors à une citoyenneté active.
M. Louis-Juste, je m’attendais à une attitude beaucoup plus prudente de votre part, mais, l’utilisation d’un langage du genre : « Il semble que la logique de produit qui marque de manière indélébile, le raisonnement du physicien, ne lui a pas permis sans doute, de comprendre le questionnement fondamental de l’ordre bourgeois, exprimé par le texte. Cette même attitude intellectuelle a transformé notre cher physicien en propagandiste de l’ordre néo-libéral » démontre le contraire. Cela montre votre prédisposition, M. Louis-Juste, vers l’intolérance et les préjugés, chose qu’actuellement beaucoup d’Haïtiens semblent cultiver. On ne peut pas être à la fois néo-libéraliste et coumbitiste, ce sont des champs d’actions différents. Puisque vous montrez quand même des lueurs de sagacité et que vous semblez quand même apprécier mes lectures, je vais vous recommander deux joyaux : The small is beautiful (Schumacher) et l’Utopie (Thomas More).
Cher ami, plus je vous lis, plus je découvre chez vous cette même représentation de cet univers mental qui fait tant de tort au pays. Je découvre, à travers vos écrits, l’amertume de celui qui se sent prisonnier d’une pulsion incontrôlable, sous la pression d’une réalité personnelle violente et qui a le regret de ne pas faire partie de ce groupe d’hommes qui ont pillé le pays, ont monopolisé et capitaux et moyens de production, qui ont corrompu les hommes politiques, ou se sont laissés corrompre, qui ont saccagé les caisses de l’Etat, qui ont usurpé le pouvoir, au nom du peuple ou des esprits tutélaires ou à la faveur de tout autre stratagème et ont transformé le pays en ce qu’il est aujourd’hui : un pays déstructuré, ne pouvant offrir aucun avenir à ses fils qui ne voient leur futur qu’à partir de l’obtention d’un visa ... américain, tandis qu’une partie de ses élites se leurre en se livrant à des gymnastiques intellectuelles basées sur des modèles importés sans aucune possibilité en Haïti et pendant qu’une autre partie semble faciliter la transformation d’Haïti en protectorat. Misérabilissime.
Cher professeur, je me donne chaque matin, ce beau conseil : Sois d’abord honnête envers toi-même, puis envers les autres. Il ne s’agit donc pas de luttes pour avoir bonne conscience. NON. Il s’agit de pulsion vitale dans mon cas. Le Nobel Africain de littérature, Wole Solynka, disait dans Aké, « L’homme meurt en nous, à chaque fois que nous gardons le silence face à l’injustice ». La situation en Haïti est injuste, « toute idéologie mise à part ».
Je ne sais plus maintenant si le professeur est pour ou contre le coumbitisme ni sa position réelle car je retrouve des traces d’incertitude émotionnelle. Croyez-vous réellement que le radicalisme dans les idées et dans les actions peut mener le pays vers un certain bien-être pour les quasiment 9 millions d’habitants ?
Cher ami, sincèrement, je pensais trouver un peu plus de rigueur et cela m’a poussé à maintenir la polémique. Mais je suis de plus en plus perdu. Je retrouve malheureusement un discours ténébreux, suranné, d’impossible utilisation en Haïti. Vous m’accusez d’être un néo-libéral convaincu. Comment saurais-je l’être si je prône un modèle populaire visant à renforcer l’Etat, l’Etat haïtien, instaurant une RéInvention de l’Etat haïtien en créant une vraie démocratie basée sur le renforcement des éléments de base :
Principe d’Isonomie : Egalité devant la loi
La loi est la même pour tous
Principe d’Iségorie : Egalité par rapport à la prise de parole.
La participation à la gestion de la Chose Publique est sujette aux mêmes contraintes pour tous.
Principe d’Isocratie
L’accès aux organes de pouvoir est le même pour tous.
L’adhésion à ces principes de fonctionnement reposerait sur 2 prémisses, à savoir :
1- Etablissement de structures de protection des classes populaires contre les classes possédantes pouvant les empêcher d’avoir accès aux organes de contrôle.
2- Etablissement de structures visant à empêcher que les classes possédantes soient soumises à la tyrannie populaire qui aurait pour effet de les annuler politiquement.
Cette démocratie, cher ami, articulée autour des valeurs traditionnelles haïtiennes devrait donc intégrer les différentes réalités sociales du pays, ce « bouyon mimi » auquel vous faisiez allusion. Actuellement cher ami, un changement basé sur les éléments auxquels j’ai fait mention, est le seul qui puisse nous permettre d’exorciser nos démons collectifs :
L’incompréhension sociale basée sur les nuances épidermiques
La haine et le mépris Interclasse
L’appropriation des moyens de production par certains secteurs de la société
La pauvreté extrême de nos couches paysannes
La lumpénisation de couches de plus en plus fortes du pays
La perte des valeurs traditionnelles
L’intransigeance politique d’une partie de plus en plus forte de la société haïtienne
J’ai parfois du mal à comprendre le comportement de nos élites intellectuelles singeant à outrance les modèles idéologiques importés. Comment adapter le discours marxiste à la réalité haïtienne :
- La paysannerie avec tout son cortège de complexités
- La classe ouvrière (avec un taux d’occupation inférieur à 15% et des salaires misérables)
- Les hordes de déclassés (sociaux-économiques-politiques) euphémiquement appelés les lumpenprolétariats ou sous-prolétaires.
- Les classes favorisées
- La bourgeoisie
- Mulâtre
- Noire
- Noire et noiriste
- La petite classe moyenne haïtienne
- Intellectuelle
- Economique
Avec un tel conglomérat social et dans un tel contexte, on ne peut pas axer un discours politico social sur les relations productives. Les aspirations des classes paysannes, les exigences de développement, la réhabilitation de l’environnement, la diminution de la vulnérabilité de nos populations sont des éléments que vous aurez à ajouter pour redéfinir votre relation au marxisme.
Dans un tel contexte, M. le professeur, j’ai du mal à comprendre votre obsession pour faire valoir vos idées de confrontation de classes, d’appropriation de capital, dans cette société haïtienne avec des traits très marqués :
1- Une poignée d’hommes et de femmes, surtout d’hommes, qui ont utilisé influence et pouvoir pour monopoliser les moyens de production sans aucune volonté de transformation locale ni de projection internationale. De ce groupe, que nous appelons bourgeoisie, le Dr. Price-Mars disait, au début du siècle dernier : « La bourgeoisie telle qu’elle existe maintenant, n’est plus qu’un symbole, déchu de son rôle historique de conductrice de la nation par veulerie, couardise ou inadaptation. »
2- La paysannerie qui n’a jamais fait l’objet d’un quelconque intérêt pour les élites du pays (intellectuelles, économiques, descendants des anciens généraux ou fils de soldats-cultivateurs ou même d’anciens bossales privilégiés). Elle a toujours été le MONDE D’EN-DEHORS, MOUN Mà’N.
3- Une couche de plus en plus importante d’hommes, d’enfants et de femmes, se retrouve sans attaches sociales, sans retenues citoyennes, sans rêves et sans espoirs, livrée à elle-même en constituant une vraie poudrière sociale.
Voilà pourquoi je crois qu’il nous faut cette coumbite et non pas la confrontation idéologique. Voilà ce qui peut enrichir l’amalgame.
Cher professeur, « Â… Si tout fanatisme est preuve de pauvreté intellectuelle, le fanatisme dans les moyens à mettre en œuvre pour la consécution d’objectifs incertains est preuve de débilité mentale absolue » (The small is beautiful). Actuellement, aucun fondamentalisme ne peut aider Haïti à sortir de son trou, même si on « s’arrêtait de creuser ». Vous êtes suffisamment bien placé pour le savoir, non seulement par votre vécu personnel (social et politique) mais encore par votre préparation intellectuelle - je présume. Essayez donc de vaincre vos contraintes, qui se manifestent sous la forme d’attitude critique, mais qui selon moi restent et demeurent de l’immobilisme, et faites partie de ceux et de celles qui veulent changer Haïti. Je ne vous demande en aucun moment ni de vous mettre au service d’ALLIANCES NUMERISEES ni de « politiciens véreux » mais simplement de faciliter et de participer à la création de cette nouvelle classe d’hommes et de femmes qui, par-delà les différences émotionnelles, pulsionnelles, épidermiques ou autres, vont permettre, dans les dix prochaines années (et pas plus) de transformer Haïti car seul « Un effort intellectuel généreux et magnanime (opposé à la critique geignarde et malveillante) peut permettre à une société de trouver, sinon de façon permanente du moins pour un temps suffisamment long, une voie de réconciliation des pôles opposés sans en dégrader aucun. » (E.F. Schumacher). Voilà ce à quoi je voudrais que cette polémique nous mène M. Louis-Juste. Pourrez-vous vous situer à cette hauteur ?
Barcelone, le 9 Décembre 2004