Español English French Kwéyol

L’Université d’État d’Haïti : Entre progrès indéniables et déficit de gouvernance (II)

Par Fritz Deshommes*
Soumis à AlterPresse le 31 mars 2016

II- Le déficit de gouvernance

Mais direz-vous, professeur Govain, avec tous ces progrès, comment expliquer ces crises à répétition ? Pourquoi ne se passe-t-il pas une seule année sans que n’apparaissent ou ne réapparaissent des revendications dont les protagonistes croient devoir satisfaire à coup de protestations bruyantes, de fermeture de facultés, de jets de pierres, de violence verbale et même physique ?

La réponse que vous avez suggérée tient la route, entre autres : le déficit de gouvernance. Même si, sur ce point aussi, nous ne partageons pas la même vision.

Pour vous, « le plus grand problème de l’Université en Haïti (de manière générale) est qu’elle n’est guère dirigée par des universitaires mais souvent par des politiciens, voire des gens d’affaires ». Et « la plupart d’entre eux ne sont pas tout à fait conscients de leur mission ». Comme exemples de mauvaise gouvernance, vous citez :

-  La création de la Maison de la Recherche qui ne serait qu’un simple doublon de la Direction de la Recherche, donc objet de gaspillage et de mauvaise gouvernance ;

-  Le traitement des perturbations survenues à l’IERAH à l’occasion de la « Quinzaine Présidentielle » avortée qui aurait vu le Conseil Exécutif revenir « sur une décision qu’il a lui-même prise après délibération d’une Commission composée d’éminents professeurs dont des doyens à propos d’un acte répréhensible qu’ils ont reproché à un étudiant ». Cela constitue « une erreur grave de gouvernance qui dévoile le coté ondoyant et divers de ce Conseil. ». Pis encore, « ceci me semble gravissime ! Dans certaines cultures intellectuelles, cela devrait conduire normalement à des démissions » ;

-  « La plupart des dirigeants d’entités, inconscients de leur rôle, se prennent pour des super chefs » ;

-  Les membres du Conseil Exécutif qui, à l’occasion de leur campagne électorale, s’étaient engagés à réaliser la Réforme de l’Université mais qui, une fois élus, ont vite fait d’oublier leurs promesses.

Puis vous en arrivez à la crise actuelle dont la solution selon vous passe par :

-  Le dialogue avec les occupants du Rectorat qui ont menacé de s’immoler si la police s’avisait à venir les déloger ;

-  L’arrêt du processus électoral, en attendant de créer le climat de sérénité nécessaire ;

-  La tenue des états généraux de l’UEH pour résoudre les problèmes de gouvernance et amorcer la réforme.

J’ai déjà clarifié le rôle de la Maison de la Recherche.

Précisons d’entrée de jeu que ce n’est pas le Conseil Exécutif qui a adopté les récentes dispositions relatives « à un acte répréhensible qu’ils ont reproché à un étudiant » mais bien le Conseil de l’Université (CUEH). Et les sanctions prononcées au mois d’octobre 2015 et leur suspension momentanée adoptée en février 2016. Et il n’y a pas eu de « commission de professeurs dont des doyens » à avoir recommandé lesdites sanctions. Vous avez été mal renseigné sur les faits et mal conseillé sur la suggestion de démission du Conseil Exécutif

Bien poser la question de la gouvernance et de la Réforme

De toute façon, je poserais autrement la question de la gouvernance et de la Réforme. Dans une conférence prononcée en février 2014 et reproduite dans mon ouvrage « Débats sur la Réforme de l’Université d’Etat d’Haiti [1] », j’en ai mentionné quelques déterminants et indicateurs en me référant aux travaux de la Commission de Réforme. Je les partage avec vous :

-  Mauvaise qualité des relations avec les pouvoirs publics ;

-  Le système est fermé sur lui-même, sans beaucoup d’interactions avec les secteurs vitaux de la société et de l’Etat ;

-  Le mode de désignation des dirigeants ne garantit nullement que ce sont les meilleurs qui seront choisis ;

-  Le système fait montre d’un déficit flagrant d’organes de gouvernance et de régulation ;

-  L’organe suprême de l’institution, le Conseil de l’Université (CUEH), comporte de graves lacunes nuisibles à son fonctionnement harmonieux et à son développement. Citons notamment : sa composition ; les incompatibilités des fonctions de ses membres ; son caractère fermé, tourné sur lui-même ; sa nature et ses attributions réelles qui font qu’il joue à la fois plusieurs rôles pouvant se révéler contradictoires : Conseil d’Administration, Conseil Académique, Conseil d’Arbitrage, Conseil Consultatif, etc.… ;

-  L’excès de démocratisme qui : a) conduit à élire au sein du Conseil Exécutif ou du Conseil Décanal des dirigeants sur des programmes séparés, de telle sorte que l’entente devient très difficile au moment de la mise en œuvre ; b) dote les étudiants d’un poids excessif que le clientélisme des uns, la précarité des autres transformeront en une force de pression susceptible d’être préjudiciable au bon fonctionnement du système.

Dans ces conditions, les initiatives entreprises ne sont pas suffisamment appropriées par la communauté ; elles sont souvent mal connues, mal exploitées. Elles sont même parfois mal comprises, quand elles ne font pas l’objet de désinformation, quand elles ne renforcent pas les suspicions. Combien d’entre nous, professeurs et étudiants, savent que l’UEH dispose d’un Plan Stratégique pour la période 2011-2020, élaboré juste apres le séisme de 2010 dans des conditions de pleine participation, lequel a été approuvé par le CUEH lui-même ? Que le taux d’utilisation du budget de fonctionnement de l’UEH est passé de moins de 60% en 2003 à plus de 99% aujourd’hui ? Que le projet de campus pour les Facultés de Port-au-Prince (pouvant loger non seulement des salles de cours mais aussi des résidences pour professeurs et etudiants, des espaces de sport et de loisir, entre autres), caressé comme un rêve par plusieurs générations, n’a jamais été aussi avancé dans sa conception ? Que la Faculté d’Agronomie produit et distribue ce super- aliment naturel appelé spiruline ? Que le Colloque International « Penser avec Jacques Roumain », organisé par l’UEH en 2007, était la plus grande manifestation nationale et internationale du centenaire de l’écrivain haïtien le plus traduit et le plus connu ?

Combien d’entre nous ont pu utiliser la Bibliothèque Numérique de l’UEH qui contient plusieurs centaines de milliers d’articles, d’ouvrages, d’études sur tous les domaines d’études de l’UEH alors que nous nous plaignons chaque jour de l’état de nos bibliothèques ?

Comment comprendre, par ailleurs, que la plupart des problèmes de salaire et de conditions de travail des membres du personnel et des professeurs, les déficits de matériel et d’infrastructures pour la formation et la recherche, la plupart des difficultés confrontées en termes de ressources soient mises sur le dos du Rectorat alors que tout le monde connait les conditions dans lesquelles le budget de l’UEH est octroyé par l’Etat, distribué par le CUEH et réparti par les Facultés ? Quand on se rappelle toute la détermination des protestataires, toute la récurrence des crises liées à des problèmes de ressources et toute la violence qui s’y met parfois, on se demande pourquoi l’on se garde de s’adresser au vrai interlocuteur, à celui qui peut vraiment résoudre le problème, l’Etat ? Imaginons que l’Université se mette debout comme un seul homme et réclame du Gouvernement et du Parlement, aussi souvent et avec la même détermination qu’on le fait contre le Rectorat (moins les violences bien entendu), l’amélioration de ses conditions générales de fonctionnement, y compris du salaire de ses professeurs et employés ! Il y a de fortes chances que beaucoup de problèmes, à l’origine de beaucoup de nos crises, seraient déjà résolus. L’expérience de 2012 est là pour nous le rappeler. Pourquoi ne la refait-on pas ? Encore une fois, problème de gouvernance, lequel est de nature à occulter et même à dénaturer les efforts entrepris et les progrès accomplis.

Le Front anti-Réforme au CUEH

Revenons à la conférence évoquée plus haut et au débat sur la Reforme. J’y ai également repris les propositions essentielles de la Commission de Réforme pour une gouvernance à la mesure de l’essence et des ambitions de notre université. Une fois encore, je vous réfère à l’ouvrage susmentionné et à deux articles sur la réforme de l’UEH parus l’un dans Le National du 29 février 2016 et l’autre dans Le Nouvelliste du 15 mars 2016.

Ces propositions ont été présentées au CUEH depuis juillet 2012 par la Commission de Réforme de l’UEH, créée par le Conseil Exécutif en avril 2008 en conformité avec les promesses électorales que justement vous évoquiez. Et depuis, certains membres du CUEH se sont donnés pour tâche systématique de ruiner toutes les propositions de réforme et de garder le statu quo même si l’expérience de ces 30 dernières années montre clairement que le système, tel qu’il fonctionne, comporte de sérieuses lacunes qui nuisent au fonctionnement efficace de tous ses organes à tous les niveaux de l’Universite en général. Ils y sont parvenus en se forgeant une « majorité automatique » sur la base d’accords ponctuels, pas toujours convergents, pas toujours structurants, pas toujours salutaires. Ils se sont systématiquement opposés à l’intégration du personnel administratif à l’organe suprême, (Conseil de l’Université ou Conseil d’Administration ou Assemblée Générale) à l’ouverture de cet organe suprême à d’autres secteurs de la société dont l’Etat et la société civile, à l’introduction de mécanismes permettant l’unité de vision et de commandement au sein du Conseil Exécutif et des décanats. Ils ont aussi refusé la mise en place de modalités permettant d’arriver à l’élection des candidats les plus capables, la réforme de la composition de l’organe suprême de manière à éviter les incompatibilités de fonction, la dilution des responsabilités et la confiscation de la volonté des mandants.

Voulez-vous connaitre l’identité des fers de lance du mouvement anti-réforme ? Simple. Consultez les journaux (Le Nouvelliste et Le National), de décembre à nos jours, retrouvez les émissions de radio et de télévision, cherchez les articles et les interventions sur l’UEH. Ils se retrouvent systématiquement parmi la plupart de ceux qui se présentent comme des réformateurs convaincus, des pourfendeurs du statu quo, contre les conservateurs, les traditionnalistes que représenteraient l’actuel Conseil Exécutif, certains doyens et autres membres du CUEH. En vérité, je vous le dis, Professeur Govain, vous ne croyez pas si bien dire lorsque vous affirmez que la question de la Réforme constitue un « objet de cogitation derrière laquelle se cachent la plupart des beaux parleurs du système ». Sauf que les « beaux-parleurs » auxquels vous pensiez ne se situent pas là ou vous croyez.

« Vous êtes en train de vous engager dans une alliance contre-nature »

Si vrai que, lorsque j’ai lu votre proposition d’arrêter le processus électoral, je n’ai pu m’empêcher de penser que vous êtes en train de vous engager dans une alliance contre-nature. Et dans la substance. Et dans la manière. Dans la substance : vous êtes un vrai enseignant-chercheur. Vous faites votre travail consciencieusement. Vous avez de réels soucis pour vos etudiants. Vous avez de réelles préoccupations de recherche. Dans la manière : vous ne diffamez pas ; vous n’avez pas peur des débats ; vous ne les empêchez pas de se tenir. Vous ne poussez pas à la délinquance. Vous n’utilisez pas vos etudiants comme chairs à canons. Vous ne menacez de perturber le fonctionnement de l’Académie du Créole Haïtien.

Serait-ce que vous vous êtes laissé embarquer dans une aventure dont vous ignorez les tenants et aboutissants ? Les vraies motivations et les vrais enjeux ?

Dans la même veine, vous ne demandez pas formellement la démission du Conseil Exécutif sur les mêmes bases que les leaders du Front Anti-Réforme. Mais vous l’avez quand même suggérée en utilisant des informations incorrectes sur l’affaire de l’étudiant auquel est « reproché » un « acte répréhensible ». Vous n’appelez pas ouvertement à un Conseil intérimaire. Mais si les élections ne se tiennent pas avant le 31 mars, comment voyez-vous la gouvernance de l’UEH ? Plaideriez-vous pour la prorogation du mandat du Conseil Exécutif, comme cela a été le cas à chaque fois qu’il a été question de renouveler ce Conseil, notamment en 2002, en 2007, en 2012 ?

Ou, seriez-vous en faveur d’un Conseil de transition. Auquel cas, sur quelle base le désigneriez-vous ?

Sortiriez-vous du cadre règlementaire régissant l’UEH et approuveriez-vous l’aventurisme qui en découlerait ? Pensez-vous que ceux qui voient dans la réforme de l’UEH une menace pour leur pouvoir au sein de l’instance suprême et qui s’y sont toujours opposés, qui l’ont même boycottée, vont l’entreprendre vraiment ? Pensez-vous que ceux qui se sont opposés aux débats dans les facultés sur l’Avant-Projet de Loi Organique vont vraiment organiser les Assises que vous proposez ? Et que certains d’entre eux ont même eu à proposer avant vous récemment ?

Non pas que les assises de l’UEH ne soient pas une bonne idée. Au contraire. Des réflexions et des débats sur l’UEH, sur la Réforme, sur ses multiples déficits, sur sa gouvernance, sur son organisation académique, sur sa mission, sur la recherche, sur la loi organique, sont certainement souhaitables et même nécessaires. Le Conseil Exécutif s’est battu pour qu’ils se tiennent. Et c’est d’ailleurs à ce point qu’était arrivée la Commission de Réforme lorsqu’elle avait soumis en 2012 l’Avant-Projet de Loi Organique. Et c’est justement la raison pour laquelle cette commission avait été « déposée », sans crier gare, à l’instigation de cette « majorité automatique » formée d’ailleurs à cette occasion. Et tout au cours du processus de révision de l’Avant-Projet de Loi, qui a duré 18 mois, cette « majorité » s’est toujours opposée aux débats dans les entités.

Cela dit, pensez-vous qu’il y a contradiction entre la tenue des élections et le renouvellement du Conseil Exécutif d’une part et la tenue de ces Assises ? Entre nous, professeur Govain, je ne vois vraiment pas de contradiction. Et j’ai même tendance à croire qu’elles se passeraient mieux, qu’elles seraient plus fructueuses et plus utiles si elles se tiennent dans un cadre normal, dénué de tout aventurisme.

« Les moments électoraux ne doivent pas nous faire oublier l’essentiel »

Mais, au risque d’allonger cette lettre, il y a deux points qui me laissent perplexes :

1- Vous avez signalé les manifestations de violence perpétrées à la FLA et vous ne les avez pas condamnées. J’avais pensé que, quelles que soient les justifications évoquées, votre première réaction aurait été une condamnation sans appel des perturbations, des violences, des risques encourus par vos collègues, par vos etudiants, par le personnel et par les dirigeants. Il me semble que vous le devez à votre Alma Mater ;

2- Je n’ai retrouvé aucune manifestation de solidarité envers votre Doyen, le Doyen de la FLA, votre Alma Mater. Non pas en tant que « chef », comme vous vous vous en plaignez des responsables d’entités mais simplement en tant que collègue, membre de la « FLAmille », objet de menaces, pour s’être simplement mis au service de la communauté universitaire. Professeur Govain, quelles que soient les dissensions internes, les différences de points de vue et même les intérêts contradictoires, il y a des principes et des valeurs qui s’imposent à nous, des comportements qu’on attend de nous, surtout quand nous sommes des éducateurs, surtout quand, dans notre société en crise, l’on s’ attend à ce que nous soyons des références, des modèles, des exemples. Je vous le dis sans acrimonie. Je sais que nous vivons des moments de grande passion. La FLA connait vit aussi un moment électoral. Les élections pour le renouvellement du Décanat doivent se tenir bientôt. Nous devons veiller à ce que ces moments, somme toutes passagers, ne nous fassent oublier l’essentiel, l’élémentaire. Vous avez déjà été à la direction de la FLA. Un jour probablement vous serez le doyen de la FLA. Je ne vous souhaite pas de vivre cette même situation.

A ce propos, je me rappelle encore votre réaction immédiate, courroucée et vertueuse à la suite des évènements du 12 janvier 2011 lorsque des énergumènes en provenance d’autres Facultés de l’UEH et d’ailleurs, étaient venus perturber la cérémonie du souvenir organisée à la FLA a la mémoire des victimes du séisme de 2010. Vous étiez alors membre du Conseil de Direction de la FLA. A l’époque, je vous en avais vivement félicité. Cette fois aussi, les perturbateurs venaient d’autres Facultés et d’ailleurs.

Le « Plan Stratégique de l’UEH / Horizon 2020 », un instrument de convergences, de cohésion et de progrès

Cher Professeur Govain,

Je me réjouis de l’opportunité que votre article m’a offerte d’entamer avec vous un dialogue autour de la crise. De partager nos vérités. D’avoir pu attirer votre attention sur des points auxquels vous ne pensiez pas en écrivant votre texte, y compris ceux pour lesquels vous avez une connaissance privilégiée.

Il est clair que nous avons des désaccords sur notre vision de l’état de la recherche à l’UEH, sur le bilan du Conseil Exécutif, sur la nature de la crise et sur la meilleure manière de la résoudre.

Mais il est également clair qu’au-delà de nos désaccords, même si nos textes ne le disent pas assez, nos convergences sont plus fortes, plus amples que nos divergences. C’est ce qui nous a permis de travailler ensemble et de réaliser ensemble des actions pertinentes et durables. Et aujourd’hui que notre Alma Mater nous interpelle encore plus directement, notre collaboration ne peut être que plus étroite, plus fructueuse et plus prometteuse.

A ce sujet, je vous invite à consulter le document intitulé « Plan Stratégique de l’UEH/Horizon 2020 », dont l’objectif fondamental est de « faire de l’UEH une université phare pour Haïti et la Caraïbe ». Il a été élaboré avec la participation de toutes les composantes et de toutes les entités de l’UEH et formellement adopté par l’instance suprême en octobre 2011. Il est disponible sur le site de l’UEH à l’adresse : ueh.edu.ht/admueh/pdf/planstrategique2011.pdf. Il pourrait constituer un instrument de première main pour construire notre cohésion, parler d’une seule et même voix et permettre à notre institution de se relever de ses cauchemars, de répondre aux attentes de sa communauté et de la société et de jouer de manière encore plus évidente son rôle de leader et de moteur de l’enseignement supérieur haïtien.

* Vice-recteur à la recherche
Université d’État d’Haiti


[1Deshommes, Fritz, “Débats sur la Réforme de l’Universite d’Etat d’Haiti”, Editions Cahiers Universitaires, Port-au-Prince, 2015 (240 pp).