Par Claude Joseph, MPA, PhD (ABD)*
Soumis à AlterPresse le 27 mars 2016
Une marionnette est un « petit personnage que l’on fait mouvoir avec la main ou avec des fils » ; c’est aussi une caricature à laquelle on se réfère pour traduire le comportement d’une « personne sans caractère, qu’on fait agir à sa guise ». Toutes les marionnettes ne se ressemblent pas. Leurs mouvements varient en fonction de leurs formes. Par exemple, du fait qu’elle est contrôlée par des fils reliant les différentes parties de son corps, une marionnette à fils est plus flexible qu’une marionnette à tringle – les tringles étant beaucoup plus rigides. Toutefois, quelque soit sa forme, une marionnette n’est qu’un décoratif animé qui meut selon la volonté et la dextérité d’un marionnettiste. En Haïti, avec le temps, les spectacles de marionnettes en pleine rue, comme beaucoup d’autres activités culturelles, disparaissent peu à peu. C’est dommage car un spectacle de marionnettes constituait un bon amusement pour tous. Adieu le bon vieux temps ! Mais quand on dispose d’une législature comme la 50e, a-t-on une raison d’être nostalgique ? Il faut rendre à César ce qui appartient à César. Le Parlement comme une prestigieuse institution a le mérite de se conformer aux standards classiques du théâtre de marionnettes. Contrairement aux spectacles de rues auxquels nous sommes habitués en Haïti, au Parlement, comme dans les théâtres où performent les professionnels émérites, les marionnettistes ne sont pas exposés au vu des spectateurs. Quoique ce ne soit un secret pour personne que les girouettes sont pirouettées soit au moyen des fils ou des tringles, elles peuvent performer tellement bien au point de ressembler à s’y méprendre à de vraies personnes. Après tout, l’objectif de toute performance théâtrale est de faire croire à l’assistance que les acteurs ne sont pas des acteurs et que « les choses sont bien ce qu’elles ont l’air d’être »
Au cours du processus de ratification de la politique générale de l’ancien premier ministre nommé Fritz A. Jean, le pays a assisté à un vaste cirque marqué par des acrobaties les plus inimaginables. Les acrobates, pour effectuer leurs tours, s’arc-boutent tous au bien–être du peuple comme support incontestable. Cependant, en dépit de cet « objectif commun ô combien louable », les « Co dépositaires de la souveraineté nationale » s’accusent mutuellement dans une ambiance non moins redoutable. Ce fut une comédie outrée laissant plus d’un dans une ambivalence émotionnelle : Faut-il rire ou pleurer ? Des arguments, teintés d’accusations et de dénigrements, se coupent et se croisent dans les plus indécentes vulgarités. Mais, tout se défend au nom du peuple : ceux qui vont voter pour, le feront pour le bien du peuple, ceux qui voteront contre s’expriment également pour le bonheur du peuple. Pour prêcher par l’exemple, les députés de PHTK et alliés ont promis d’accompagner les victimes du drame de la ville de Hinche en offrant deux mois de leurs salaires à l’hôpital Sainte-Thérèse. Les acrobaties sont effectuées avec de telles virtuosités que certains ont vite oublié qu’ils assistaient à une performance théâtrale, un spectacle mimé avec des marionnettes qui sont contrôlées et manipulées. Bien sûr les acrobaties oratoires de nos législateurs de la 50e sont trompeuses. Ils ne parlent pas, ils miment. Les sons et les paroles viennent des vrais acteurs ne se trouvant pas sur la scène. Il s’agit des groupes d’intérêt économique spécialisés dans la fabrication de « doublures » pour accumuler leurs richesses.
Ces faiseurs de Roi sont omniprésents dans toute l’histoire du pays. Si le terme « doublure » apparait dans le vocabulaire politique du pays à partir de 1844 pour traduire les manœuvres d’un Céligny Ardouin et consorts choisissant de diriger dans l’ombre des potiches comme Phillipe Guerier, Louis Pierrot, Jean Baptiste Riche, la pratique, cependant, date dès la création du premier Parlement haïtien le 31 décembre 1806. Pour donner une apparence d’équilibre après les manœuvres électorales astucieuses concoctées par Alexandre Pétion pour le compte de l’oligarchie des anciens libres, ils ont choisi César Télémaque, un délégué du nord, un vétéran de 66 ans éduqué en France, comme président du Sénat. Il s’agissait bien d’une politique de doublure avant la lettre, car l’assemblée était contrôlée par l’omnipotent Alexandre Pétion. Le premier Parlement haïtien, créé dans les conditions que l’on sait, comporte donc une malformation congénitale qui allait infecter les pratiques parlementaires jusqu’à nos jours. En d’autres termes, ces redoutables pratiques qui caractérisent les actions et les comportements des parlementaires de la 50e législature ne sont pas nouvelles. J’en veux pour preuve les sévères critiques émises par Le Quotidien du 31 mai 1895 à l’égard des députés de l’époque :
Le personnage le plus en vue à présent, c’est le député. Il est de toutes les sauces, il porte redingote, jacquette, coma [chapeau haut de forme] à volonté ; il parle français, charabia, créole, à volonté aussi. Il est pratique. Il ne fait rien pour rien. Il trouve le moyen d’avoir des pots de vin sans même ouvrir la bouche : son silence est « d’or ».
Il est patriote à sa manière. Pour lui, tout est bien, pourvu qu’il se porte bien ; pourvu qu’il « calypsote » [recevoir des pots de vins]. Un contrat n’est jamais onéreux pour lui, quand le concessionnaire a la précaution de lui laisser la liberté d’augmenter le chiffre. Il vendrait même le pays, s’il trouvait un acheteur lui offrant les garanties désirables et désirées. Cela n’est pas étonnant : le Député se vend lui-même [1].
Après plus d’un siècle, les pratiques n’ont pas changé si l’on doit se fier aux rumeurs qui courent les medias sur les bénéfices qu’auraient reçus certains députés pour voter pour ou contre la politique générale de Fritz A. Jean. En somme, le Parlement s’apparente à une gageure où s’affrontent les groupes économiques pour tantôt maintenir leurs contrats luxueux tantôt conquérir de nouveaux. Le malaise est réel. Non seulement l’image du Parlement et des parlementaires n’est pas bonne, le pire c’est que le rôle de parlementaire est mal compris par le parlementaire lui-même. Le processus de ratification de la politique générale de Fritz A. Jean a permis de voir comment les parlementaires ont beaucoup perdu de leur liberté d’appréciation individuelle ; les groupes leur dictent leur conduite usant des moyens en dehors de toutes stratégies classiques du parlementarisme. Tout est permis pour garantir un vote pour ou contre. Le temps de grandes joutes oratoires entre parlementaires semble être révolu car les jeux sont faits avant tout débat. Le mot d’ordre devient : passons au vote. C’est donc un parlementarisme en crise.
Toutefois, il y a des exceptions. Il faut, comme nous dit Mirlande Manigat dans son livre Entre les normes et les réalités. Le parlement haïtien (1806-2007), « rendre justice à des parlementaires qui, de tous temps, ont gardé dignité et honnêteté, malgré les sollicitations diverses auxquelles sont exposés les détenteurs du pouvoir d’Etat ». En effet, il y a des députés qui ne se vendent pas. Raymond Vilaire Cabêche de la 28e législature est un exemple qu’il faut exhumer de l’oubli quand tout le monde assiste avec amertume la vassalisation de l’institution parlementaire qui était censée représenter la pierre angulaire de la démocratie représentative. Sa bravoure face à l’occupant montre que tous les parlementaires n’ont pas toujours été à la merci des forces économiques. Cabêche décida de n’être pas compté comme un vendu, il l’exprima sans demi-mesure à l’occasion de la ratification de la convention haitiano-américaine de 1915 :
Messieurs, quand le peuple haïtien, un jour, aura à gémir dans les fers que vous venez de lui reforger, que les générations futures auront à exécrer la mémoire de ceux qui en ont été les artisans, je n’entends point qu’il soit dit que j’étais du nombre. Je n’entends pas, non plus, que mon nom figure au bas du procès-verbal de cette séance où s’est opérée la vente de tout un peuple par 70 des siens sur 81. C’est pourquoi je dépose ma démission de député de la 28ème législature en m’écriant une dernière fois : je proteste au nom du peuple, de ses droits, de sa souveraineté, de son indépendance, contre le projet de Convention Dartiguenave-Wilson. [2]
En arrachant sa cocarde de député et la lança à l’Assemble, docteur Cabêche, par ce geste de bravoure indignée, montre qu’il est un député à part entière, non une marionnette.
Mais, par-delà cette approche caricaturale de la 50e législature qui fait rire ou qui attriste, il y a lieu de vraiment réfléchir sur la place du Parlement haïtien au cœur d’une société démocratique qui fonctionne effectivement. La Constitution de 1987 n’a pas seulement restitué le bicamérisme qui fut substitué par la chambre unique de Duvalier, elle a également donné un pouvoir ahurissant aux législateurs qui refusent d’en faire bon usage. Certainement, il serait injuste de blâmer seulement les parlementaires quand on sait que les chefs d’Etat haïtiens n’ont jamais hésité d’abuser de leur pouvoir pour entraver les prérogatives des parlementaires. Donc, après 29 ans de dictature, le régime instauré par la Constitution de 1987, en se donnant pour objectif d’enlever « les dents au président de la république de sorte qu’il ne puisse plus mordre », a transféré de larges pouvoirs au Parlement ; par conséquent, loin de préserver le principe de séparation des pouvoirs, ce déséquilibre constitutionnel, justifié à bien des égards, a donné lieu à d’incessantes crises entre l’exécutif et le législatif. Pour contourner les conflits, l’exécutif certaines fois s’est aventuré grossièrement, à l’instar de René Préval, dans la dissolution du Parlement (René Préval, on se le rappelle, a passé le quart de son mandat sans Parlement). Également, l’exécutif peut chercher à récidiver les expériences de 2000 en accaparant frauduleusement tous les postes à pouvoir (du CASEC au Sénat) pour disposer d’un Parlement croupion acquis à sa cause. Toutes ces pratiques se réalisent au détriment de la bonne marche de la démocratie, alors que la séparation des pouvoirs était conçue afin de permettre aux trois branches du pouvoir de l’Etat de trouver des compromis pour le bonheur de tous.
Repenser le Parlement haïtien ne constitue en aucun cas une nuisance au principe de séparation des pouvoirs, dispositif normatif cher aux régimes libéraux. Ardant et Mathieu constatent qu’à travers le monde – c’est tout aussi vrai en Haïti - « le Parlement se présente plus comme l’unique interlocuteur de l’exécutif, ou même son interlocuteur privilégié. Il n’a pas le monopole de la représentation ». En effet, aujourd’hui, à coté du Parlement se sont multipliés et renforcés de groupements qui défendent des intérêts sectoriels et qui interviennent directement auprès du gouvernement pour la satisfaction de leurs revendications. C’est donc un fait qu’en Haïti « les décisions les plus spectaculaires de la vie nationale sont souvent acquises par la pression organisée des forces sociales, quand ce n’est pas de la rue, sur le pouvoir exécutif, plutôt qu’à l’issue d’un débat au sein du Parlement » [3]. La diminution de l’influence du Parlement, phénomène politique constaté dans presque tous les régimes politiques libéraux, introduit dans le champ du droit constitutionnel le concept de démocratie supplétive comme une compréhension du mouvement qui remplace progressivement la démocratie représentative.
Aujourd’hui, se faire représenter ne veut pas dire remettre totalement son destin entre les mains de quelques élus (mal élus pour la plupart) qui souvent défendent des intérêts incompatibles aux intérêts de la population. Sans pourtant remettre en question le rôle du Parlement haïtien qui d’ailleurs est indispensable dans une démocratie, il faut toutefois restituer une partie de cette représentativité pour éviter la mainmise des marionnettistes. Ces derniers peuvent à coup sûr manipuler quelques dizaines de parlementaires, mais ils ne pourront jamais « marionnetiser » plus de 11 million d’haïtiens vivant en Haïti et ailleurs.
* Adjunct professor
Fordham University
Cjoseph20@fordhma.edu
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[1] Cité dans « Entre les normes et les réalités. Le parlement haïtien (1806-2007) », Mirlande Manigat. Université Quisquey, p.
[2] in Bellgarde, D. L’Occupation Américaine D’Haïti : Ses conséquences morales et économiques. Les éditions Fardin 2013.
[3] Ardant P., Mathieu, B. (2016). Droit constitutionnel et institutions politiques. Lextenso éditions, 27e.