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Haïti-Université : Pour un arrêt des activités électorales à l’UEH et vers les états généraux de l’institution

Par Renaud Gauvain*

Soumis à AlterPresse – mars 2016

Des étudiants, des collègues de l’Université d’État d’Haïti (UEH) m’ont demandé d’exprimer ma position sur ce qu’il convient de considérer comme la grande crise de gouvernance de l’UEH. Ma réponse, à chaque fois, est que je ne comprends pas assez les contours de la situation pour oser en parler publiquement. J’avoue que je ne la comprends toujours pas, mais je me risque quand même à placer un mot car son état de pourrissement me l’enjoint. Ce qui m’empêche de comprendre ce lugubre état de fait, c’est notamment cette cécité qui caractérise la démarche électorale qui avance le nez dans le guidon dans cet « adelante » en passe de devenir la panacée haïtienne, en oubliant que l’élection et notamment le débat électoral public qui est sensé la précéder doivent se faire à l’UEH, dans un cadre serin, propice à la discussion et l’échange, avec/par/pour les acteurs de l’UEH. Je concède d’avance que mon propos peut être un peu superficiel vu mes limites évidentes dans la compréhension du problème. Ma démarche est spontanée et ne fait référence à aucune autre proposition sans toutefois prétendre à une quelconque originalité. Ce que je livre ici, c’est une brève tentative de réflexions sur ce qui se passe dans ce qui devrait être la plus grande université haïtienne, qui m’a formé et pour laquelle je consacre les trois quarts de mon temps.

Les missions de l’université en question

Il est un lieu commun que le fonctionnement optimal de toute université se caractérise par trois missions spécifiques que sont la recherche, l’enseignement et des services à la communauté. Comme il n’y a pas d’université sans formation, il n’y a pas non plus d’université sans recherche. L’enseignement est le fruit de recherches : l’un ne va sans l’autre. La formation nourrit la recherche et celle-ci la féconde. L’enseignement est d’ailleurs moyen et objet de recherches et de réflexions. Car la formation n’est pas l’exposé de recettes toutes faites ou l’exploitation aveugle de ce qui est expérimenté dans des contextes particuliers qui peuvent ne pas être tout à fait adaptés à tous les milieux, même si la science a la réputation d’être universelle. Il est bien d’exploiter ce qui est expérimenté ailleurs après contextualisation, mais il est meilleur de partir de données du terrain en question en vue de mieux comprendre son problème, l’évaluer, l’analyser, le résoudre.

La recherche en question

En décembre 2007, le problème de la recherche, la bonne gouvernance et la question de la diplomation ont connu une certaine vogue à l’occasion des élections ayant dû élire le nouveau conseil rectoral de l’UEH d’alors. Ces éléments ont constitué la toile de fond des programmes de campagne électorale des candidats dont les anciens membres dudit conseil. Les deux vice-recteurs, à la recherche et aux affaires académiques, allaient être réélus avec le nouveau recteur Jean-Vernet Henry.

Lors d’une interview à Le Nouvelliste du lundi 10 décembre 2007, publiée sous le titre « La recherche, défi de l’UEH ? », le vice-recteur à la recherche Fritz Deshommes, alors candidat en pleine campagne à sa propre succession, a soutenu que la pénurie de recherche était due au fait que la plupart des facultés de l’UEH ont été créées de manière ponctuelle et dispersée pour résoudre des problèmes spécifiques. Un autre problème lié à la recherche est celui des bases et structures institutionnelles qui sous-tendent le fonctionnement administratif et académique de cette institution d’enseignement supérieur public. L’absence d’un cadre général officiel réglementant le fonctionnement de l’UEH à quasiment tous les niveaux est aussi une évidence à la base de la plupart des crises en cascade que connait notre université. Ceci est manifestement le signe d’un déficit de réflexions fécondes et de décisions dans le sens de la bonne gouvernance, après plus d’un demi-siècle d’existence institutionnelle formelle ! Ainsi, la question de la réforme (objet de cogitation derrière lequel se cachent la plupart des beaux-parleurs du système) reste et demeure depuis environ deux décennies la principale actualité de l’UEH.

L’histoire est un perpétuel recommencement, dit-on souvent. Lors des élections de 2011, nous avons assisté au même discours. Le recteur et le vice-recteur à la recherche, candidats à leur propre succession ont été réélus mais les problèmes évoqués plus haut ont demeuré les mêmes. L’ancien vice-recteur aux affaires académiques ayant abandonné sa carrière universitaire au profit de la politique en devenant tour à tour ministre du commerce et de l’industrie, puis de l’économie et des finances.

Des efforts en matière de recherche sont certes remarqués. C’est un constat pouvant conduire à une certaine énumération. Une maison de la recherche est créée même si, logiquement, on est en droit de se poser la question de savoir s’il était nécessaire et opportun de créer une maison de la recherche avec un personnel administratif à temps plein alors qu’il y a une direction de la recherche dépendant du vice-rectorat à la recherche. Quelle est l’incidence de ce doublon sur le budget de l’UEH qui, croit-on souvent, est toujours à cours de budget ? La question de la bonne gouvernance va aussi jusque-là. Car la gestion des sous est un élément-clé dans cette question.

En outre, ont été créées deux revues dans le cadre de l’UEH : Chantiers consacrée aux publications en sciences de l’homme et de la société et RED (Recherche, Etudes, Développement) consacrée aux publications en sciences pures et appliquées. Les éditions de l’UEH ont été lancées depuis 2008 mais fonctionnent d’une manière telle qu’il est difficile de comprendre en quoi elles peuvent bien être des éditions universitaires : en une dizaine d’années, elles n’ont pas publié une cinquantaine d’ouvrages originaux.

Mais aussi il se pose le problème de la qualité des produits publiés par ces revues en termes d’exigence académique et éditoriale pour la teneur scientifique de ces publications. Le problème de la qualité est aussi posé même pour la présentation matérielle des livres des éditions, qui ne se retrouvent même pas sur des sites de vente/achat en ligne : Amazon par exemple. Ces outils de recherche ont été créés mais cela ne suffit pas. La question de la qualité et de la capacité à répondre à leur mission respective doit aussi être posée sans passion et reçue sans animosité. Car ils ne doivent pas être des objets de décoration mais de vrais outils devant servir à inciter les collègues à la recherche, ce qui valorisera notre université, nos universités haïtiennes et le savoir haïtien de par le monde.

Revenons sur la question de la bonne gouvernance

Mais l’on oublie trop souvent que tout cela ne peut se matérialiser qu’à travers l’exercice de la bonne gouvernance dans les diverses entités qui composent toute université digne de ce nom. J’en arrive même à hisser la bonne gouvernance au rang d’une mission au même titre que les trois premières sus-évoquées. Elle est indispensable pour le bon équilibre entre les différents utilisateurs des services de l’université. Le service à la collectivité est déjà compris dans la recherche : une recherche dont les résultats ne rendent pas service, peu ou prou, à la communauté, qui n’amène pas un nouvel apport dans la compréhension d’une certaine partie de la vie dans la cité est une recherche dont la nécessité et l’opportunité sont à discuter.

Que le Conseil exécutif de l’UEH soit revenu sur une décision qu’il a lui-même prise après délibération d’une commission composée d’éminents professeurs dont des doyens à propos d’un acte répréhensible qu’ils ont reproché à un étudiant est, de mon humble avis, une erreur grave de gouvernance qui dévoile le coté ondoyant et divers de ce Conseil. Ceci me semble gravissime ! Dans certaines cultures intellectuelles, cela devrait normalement conduire à des démissions. Deux brèves explications sont possibles à cette décision qui s’apparente à une dérive : ou bien le Conseil en arrive à l’évidence qu’il était induit en erreur par la commission qui a délibéré contre le contrevenant et, ainsi, avait fait du tort à l’étudiant et dans ce cas, l’honnêteté voudrait qu’il lui présente des excuses publiques ; ou bien il cède en croyant que cela pourrait apaiser l’ardeur des occupants des locaux du rectorat et ceux qui sont contre le processus électoral qui pourraient se fermer les yeux sur ce qu’ils lui reprochent. Et le sérieux administratif et académique dans tout cela ?

La crise à l’UEH est une crise de gouvernance

Ce que nous sommes en train de vivre à l’UEH actuellement n’est autre chose qu’une crise de gouvernance qui se manifeste par une incompréhension de part et d’autre du fonctionnement réel de l’université et de la mission de chacune des instances dirigeantes de la macrostructure universitaire y inclus les décanats, départements et staff professoral. Cela étant, on peut comprendre pourquoi le système politique du pays est dans cet état car les dirigeants, à quelque niveau que ce soit, sont généralement le produit de cette université. Souvent, ceux qui forment dans les universités privées sont, aussi, le produit de l’UEH qui depuis un certain temps patauge dans une piteuse situation qui fait penser au fait qu’elle risque de connaitre un sort que personne n’aurait souhaité mais qui n’est fomenté que par ses propres dirigeants, étudiants employés. Or, en l’absence de structures solides, l’UEH ne sera jamais à la hauteur d’idées en matière de recherche. Et si elle devait, en tant qu’institution d’enseignement supérieur, montrer le chemin à prendre dans le cadre de l’imbroglio électoral qui caractérise la vie sociopolitique haïtienne depuis des mois, voire des années ?

Le plus grand problème de l’université en Haïti (de manière générale) est qu’elle n’est guère gérée par des universitaires mais souvent par des politiciens voire des gens d’affaires. Cela étant, la plupart d’entre eux ne sont pas tout à fait conscients de leur mission. La plupart des dirigeants d’entités, inconscients de leur rôle et donc des relations à cultiver avec les autres collègues, se prennent pour des super-chefs alors qu’un recteur, ou un vice-recteur, ou un doyen, ou un chef de département n’est ni plus ni moins qu’un collègue à qui d’autres collègues reconnaissent la capacité d’agir pour eux et en leur nom en lui déléguant une mission à cette fin.

Ce problème de gouvernance est systémique à l’échelle de l’UEH. Un coup d’œil synchronique sur le fonctionnement de chacune des facultés et écoles membres de notre université est capable de rendre raison de cette gangrène de gouvernance. Je ne prendrai pas d’exemple. Sinon, il faudrait que j’applique le proverbe qui consiste en ce que « charité bien ordonnée commence par soi-même ».

Que les concernés se montrent responsables !

Ce mardi soir, j’ai entendu un reportage à la radio où des occupants du rectorat de l’UEH (RUEH) dont j’ignore l’identité ont indiqué au journaliste que des agents de la police auraient exercé de fortes pressions sur la barrière principale du rectorat en vue de la forcer à s’ouvrir. En réponse, ces occupants illégaux du RUEH ont laissé entendre que si la barrière parvenait à céder à l’exercice de la force des policiers, ils s’immoleraient plutôt que de se laisser « saisir ». Devrait-on attendre des cas d’immolation pour voir s’entamer un dialogue entre les responsables du RUEH et la communauté universitaire, en particulier les étudiants qui ont pris d’assaut le rectorat et la Direction des études post-graduées ? Est-il plus facile de déplorer que de chercher à discuter en vue de savoir comment, ensemble, sortir de cet imbroglio administratif ?

Pour mémoire, je voudrais rappeler qu’en 2014, en Algérie, dans la ville de Chlef, au nord-ouest du pays, un homme dans la trentaine qui avait annoncé qu’il s’immolerait publiquement par rapport au problème du chômage et devant les difficultés de la vie de la masse est passé à l’acte devant un centre universitaire. Comme personne n’avait tenté de le dissuader de commettre ce terrible acte qu’il avait pourtant annoncé, on était venu volontiers consterner devant sa « carcasse ». Et si les occupants illégaux des locaux, les responsables du REUH et ces policiers (si c’est bien vrai ce que j’ai entendu à la radio) persistaient dans leur entêtement et que pareille expérience venait à se produire dans le cas de cette crise ? À Dieu ne plaise !

Pour l’arrêt du processus électoral et la recherche, même a minima, d’un modus operandi

La Faculté de Linguistique Appliquée (FLA) de l’UEH a déjà reçu, autant que je sache, 4 visites (les unes plus violentes que les autres) de gens se présentant tantôt comme des étudiants, tantôt comme des membres du personnel administratif des différentes entités de l’UEH. Lors des deux premières visites (28 et 29 janvier 2016), ils réclamaient la solidarité des membres de l’institution au regard de la lutte des membres du personnel de l’UEH dans leur lutte revendicative consistant, entre autres, en l’obtention de meilleurs traitements salariaux, de meilleures conditions de travail, et de leur intégration au conseil de l’UEH.

Les deux dernières ont eu lieu les 8 et 9 mars courant. Les membres de la délégation ont battu, à chaque fois, les ténèbres, à la barrière du piteux bâtiment de notre institution, obligeant ses occupants à arrêter toutes leurs activités durant leur présence. La barrière à chaque fois fait les frais de leur colère. Objectif de ces visites suivant ce qu’ils disent à chaque fois : rencontrer le doyen de la FLA qui est le président de la commission électorale devant organiser les élections pour élire le recteur et les vice-recteurs à la recherche et aux affaires académiques. Ils souhaitent, entre autres choses qu’ils affirment, qu’il démissionne comme président de ladite commission.

Devant la situation qui prévaut à l’UEH, il est logique que si les membres de la commission électorale font un travail pour le bien de l’UEH ils sentiront la nécessité de surseoir momentanément au processus électoral. Une raison simple et évidente qui pourrait déjà les amener à cette décision est que les élections ne peuvent et ne doivent pas avoir lieu sans que les candidats dûment agréés ne présentent leur projet de politique général pour le développement de l’université et un plan de régularisation pour la durée de la mandature qui leur sera confiée. À moins que la commission ait fait, d’avance, le choix d’enfoncer l’UEH dans une crise encore plus profonde que celle dans laquelle elle patauge. Cette commission serait-elle contaminée par la spirale de l’« adelante » du Conseil électoral provisoire de M. Opont ? Mais ce dernier, je ne le rappelle à personne, en a bien fait les frais en sortant par l’étroite petite porte !

Conclusion : pour les états généraux de l’UEH

Pour cautériser cette crise qui date de je ne sais combien de temps et qui est due à un problème de gouvernance, je conseille que la communauté universitaire de l’UEH parvienne à organiser ce qu’il convient de considérer comme les « états généraux de l’UEH » où en deux ou trois journées pleines, l’ensemble des catégories des usagers de l’institution : le rectorat, les enseignants, les étudiants, les responsables administratifs, etc. vont poser tous les problèmes auxquels est confrontée l’institution : les problèmes structurels comme les problèmes conjoncturels. Chaque groupe aura un ou des porteurs de dossiers et leur présentation donnera lieu à des débats constructifs, sans passion, sans animosité, sans agacement. Mais des équipes seront établies dans chaque entité pour identifier les problèmes, les évaluer, les analyser en avançant des propositions de solution en vue de mettre l’UEH sur les rails de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Ces états généraux seront l’occasion de poser en termes clairs, démocratiques et précis quelle université nous voulons pour le pays et comment orienter l’université afin qu’elle puisse répondre à ses missions fondamentales. Mais on ne pourra organiser ces manifestations de réflexions que si l’université se remette au travail car des états généraux se préparent à tête reposée, dans la concertation. Chaque catégorie de disciplines se mettra ensemble pour préparer les actions afin d’éviter de partir dans tous les sens. Ces états généraux, c’est l’affaire de toute l’UEH et de tous ses membres ! Les élections pourront avoir lieu après ces états généraux. Elles constitueront déjà un élément central car dans les documents régissant les élections il y a déjà des scories à enlever.

Vive l’UEH pour un enseignement supérieur de qualité en Haïti ! Que la raison se fasse sentir de part et d’autre !

*Linguiste
FLA - UEH