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Haiti : Coup d’œil sur la politique économique du gouvernement transitoire et le secteur privé

Par Alain Saint-Victor [1]

Soumis à AlterPresse le 26 novembre 2004

La ministre du commerce, de l’industrie et du tourisme, Madame Danielle St.-Lot, a exposé grosso modo, au cours d’une rencontre en novembre dernier avec la communauté haïtienne de Montréal, le plan de développement du gouvernement provisoire de Gérard Latortue, plan censé faciliter la croissance économique d’Haïti.

D’entrée de jeu, la ministre fait savoir que son gouvernement considère que le développement économique du pays passe nécessairement par le secteur privé. « Le secteur privé, déclara-t-elle, est le moteur du développement en Haïti » ; de là , toute la question de trouver des voies et des moyens pour faire sortir Haïti des ornières du sous-développement, de la misère quasi généralisée se réduit à une politique consistant à promouvoir ledit secteur.

Et, selon la ministre, cette promotion, le gouvernement l’entend réaliser selon essentiellement trois axes bien définis : 1) recapitalisation des micro, moyennes et grandes entreprises, 2) intégration d’Haïti dans les marchés régionaux et mondiaux, 3) développement d’une politique commerciale favorisant l’importation et l’exportation ; ces axes étant régis, bien sûr, par la doctrine économique néo-libérale.

Il serait important de regarder de plus près ce projet de développement mis en avant par le gouvernement Latortue, surtout à un moment de notre histoire où l’avenir de notre pays semble de plus en plus compromis. Les questions concernant le rôle de l’Etat et celui du privé dans le développement du pays et celles traitant du rapport de l’Etat au privé ne sont pas nouvelles : le régime des Duvalier a institué dans sa forme parfaite un Etat prédateur qui laissait, surtout dans les années 70, de plus en plus de place à l’initiative privée (ce que Baby doc appelait sa révolution économique), laquelle consistait à favoriser l’installation dans le pays des compagnies de sous-traitance.

De 1970 à 1984, ces compagnies se sont installées à un rythme croissant : « Au nombre de 13 en 1966, elles ont connu un développement rapide en quadruplant leur nombre pour passer à 55 en 1971, à 128 en 1978 et ont atteint le nombre d’environ 200 en 1984Â… » [2]. L’installation de ces entreprises a généré peu d’emplois (60 000 au maximum) et a conforté la structure de dépendance économique dans laquelle se trouve le pays depuis Boyer. Il est important de rappeler qu’aucun processus d’accumulation du capital (principal moteur de la croissance économique) ne peut être entamé au profit du pays par l’entremise de la sous-traitance, ce processus se fait uniquement « au profit d’acteurs étrangers du centre industrialisé, donc ne peut qu’aggraver la dépendance d’Haïti vis-à -vis des puissances capitalistesÂ… » [3].

Aujourd’hui, les industries nationales, c’est-à -dire les industries qui fonctionnent pour satisfaire la consommation locale, font face à de plus en plus de difficultés de fonctionnement. Et cela malgré qu’elles aient contribué de manière significative, de 1967 à 1985, à la croissance de la production manufacturière, passant de 35 à 80 millions de dollars américain [4]. Plusieurs de ces entreprises ont fait faillite, victimes, depuis les années 70 et particulièrement depuis le début des années 80, de la concurrence déloyale que leur font les compagnies étrangères (particulièrement américaines) au moyen de produits subventionnés, qu’on trouve à bas prix sur le marché local.

Certes, l’industrie nationale haïtienne n’a jamais bénéficié d’un plan de développement à long terme, l’économie du pays étant toujours insérée dans une structure néocoloniale qui ne laisse aucune place à un développement autonome et autocentré. Cependant si cette destruction accélérée, durant ces trente dernières années, des entreprises nationales est de toute évidence le résultat de cette structure néocoloniale, celle-ci aujourd’hui se présente sous une forme particulière : celle de la mondialisation. L’objectif visé, à ce stade, est de faire table rase de tout projet réel de développement national dans les pays dominés de sorte que graduellement la principale activité économique du secteur privé de ces dits pays est confinée dans la sous-traitance, qui est avant tout et essentiellement une activité économique dépendante, activité qui ne peut être à la base d’aucun projet réel de développement national.

Aussi, on s’interroge sur la raison pour laquelle le gouvernement provisoire voit dans le secteur privé « le moteur du développement économique » du pays. L’Etat haïtien est-il arrivé à un stade de déchéance si avancé qu’il ne peut envisager aucune autre forme de politique économique que celle qui, sous prétexte de faire diminuer le chômage, préconise l’établissement d’une multitude de compagnies de sous-traitance dans le pays ? Est-on arrivé à un moment de notre histoire où tout espoir semble perdu d’avance, où prévaut seulement une mentalité de survie, où toute question concernant le développement économique réel du pays - développement dont puissent bénéficier les masses haïtiennes - semble dépassée et utopique ?

Pourtant un minimum d’analyse montre que le secteur privé ne peut offrir aucun projet viable de société sans remettre ses pratiques en question ; sa survie demeure plus que jamais dépendante du capital étranger et sa volonté obstinée de se présenter comme groupe organisé (le groupe 184) offrant une alternative semble trahir plus une inquiétude face à la crise que traverse le pays qu’elle ne dévoile un désir de changement réel. Et il devient de plus en plus apparent, malgré le fait que le secteur privé dissimule ses véritables intérêts sous le manteau d’une idéologie égalitariste, truffée de formules abstraites (contrat social), qu’essentiellement l’objectif qu’il poursuit est double : développer des activités liées principalement à la sous-traitance en profitant du coût très bas de la main d’œuvre et pressurer l’Etat à développer une infrastructure appropriée (routes, électricité, etc.) et surtout à mettre en place une institution policière capable de maintenir « l’ordre ».

C’est pourquoi sa stratégie politique ouverte consiste depuis la lutte pour renverser Aristide à culpabiliser l’Etat, jugé corrompu, inefficace et responsable de tous les maux du pays. Faisant l’économie d’une analyse historique du rôle joué par les classes dominantes dans la destruction du pays, ce secteur réduit toute la problématique du développement économique à la question de la gestion positive de l’Etat. Selon lui, l’appareil d’Etat doit se transformer, combattre la corruption, offrir un environnement sécurisé et propice à l’investissement.

Cependant, vu la déchéance de l’Etat haïtien, résultat de deux siècles de corruption et de domination étrangère, la constitution actuelle d’un Etat fort, responsable, capable de mettre en place l’infrastructure nécessaire au développement économique du pays dans le contexte de la mondialisation est difficile sinon impossible, et cela le secteur privé le sait parfaitement. Sa contradiction se situe entre son discours (qui reflète une politique de changement, de conscience nationale, de tèt ansamb, etc.) et ses intérêts objectifs liés au capital étranger (qui renforce la dépendance et le sous-développement du pays).

L’idéologie égalitariste mise de l’avant par le secteur privé ne pourra pas pour longtemps dissimuler cette contradiction, ce qui explique peut-être son rapport ambigu avec la politique : tout en étant pour l’instant contre l’idée de former un parti politique qui pourrait défendre ses intérêts, il met néanmoins tout son poids pour porter l’Etat à prendre ses « responsabilités », ce qui signifie avant tout pour ce secteur de sécuriser ses intérêts et de mettre en place un environnement propice à la bonne marche des affaires.

La question de la zone franche

à€ une question concernant les conditions de travail des ouvriers dans la zone franche de Ouanaminthe, Madame St.-Lot répond que les ouvriers ne subissent aucune exploitation et que les problèmes liés aux conditions de travail soulevés par différentes organisations sont purement et simplement de la propagande. Une telle déclaration, surtout sortant de la bouche d’une ministre, est étonnante lorsqu’on sait que plusieurs démarches ont été faites auprès du gouvernement pour dénoncer les conditions infra humaine dans laquelle travaillent les ouvriers de la zone franche.

Une lettre [5] ouverte adressée au Premier Ministre, signée par les membres de plusieurs organisations de base et récemment publiée relate un fait choquant qui devrait préoccuper tout gouvernement responsable : la santé des ouvriers de la zone franche s’est détériorée rapidement après qu’un vaccin leur a été administré, vaccin dont on ignore jusqu’à présent la nature.

De plus, plusieurs interventions [6] eurent lieu pour dénoncer l’exploitation outrancière et le mauvais traitement, dont sont victimes les ouvriers de la zone franche.

Jusqu’à présent aucune réaction de la part du gouvernement. Pourquoi ce silence ? Doit-on comprendre que le gouvernement, dans sa lutte pour « stabiliser » le pays, pour combattre les derniers sbires du régime lavalassien, soit indifférent à toutes formes de revendications mettant en question un système social qui perpétue l’injustice sociale, l’exclusion et la marginalisation des masses haïtiennes ? S’il est important de critiquer les pratiques politiques du gouvernement lavalas, pratiques que sous-tend le pire des populismes (chimérisation du pouvoir, crimes et corruption), il est également important de remettre en question toutes formes de politique économique (particulièrement celle que sous-tend le néolibéralisme, défendue pourtant par le gouvernement lavalas) qui met en péril l’avenir et le développement économique réel du pays, c’est-à -dire un développement économique dont puisse bénéficier la majorité des Haïtiens.

Certes, la concrétisation d’un tel développement est ardue et il ne pourra se faire sans la participation concrète du peuple haïtien. C’est pourquoi les luttes de revendication sont essentielles : lutte contre l’exploitation, lutte contre l’exclusion et l’injustice sociales, lutte pour un salaire minimum décent, lutte pour protéger notre environnement, notre agriculture et nos industries nationales, lutte pour transformer l’Etat, lutte pour un syndicalisme combatif, lutte pour que la grande majorité du peuple haïtien puisse enfin jouir de ses droits de citoyensÂ…

Alain St-Victor, Montréal le 22 novembre 2004


[1Journaliste à Konbit Flanbwayan sur la radio communautaire CIBL de Montréal, partenaire d’AlterPresse

[2Doura, Fred ; Economie d’Haïti, dépendance, crises et développement, p.141, Editions DAMI, Montréal, 2002

[3Ibid. p. 142

[4Samedy, J.B., Mutation et persistance de la structure sociale de St.-Domingue-Haïti, p.149, Edition LEGAS, 1997

[5Lettre ouverte au Premier Ministre Gérard Latortue, 21 septembre 2004

[6Plateforme haïtienne des droits humains (POHDH), Rapport sur la situation dans la zone franche