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Réflexions sur la persistance des pratiques dictatoriales en Haïti : Deuxième partie *

Par Jhon Picard Byron [1]

Soumis à AlterPresse le 1er décembre 2004

Facteurs politiques

La dictature est un phénomène qui relève du politique. Mais pour en parler, « les progressistes haïtiens » n’ont jamais cessé d’avoir recours de manière exclusive à l’économique ou au social. S’enfermant dans une certaine lecture du marxisme, ils pensent que les rapports sociaux de production et d’échanges déterminent directement les rapports de pouvoir. Ces positions nullement théorisées transparaissent dans l’action de certains groupes. De telles approches sont fort éloignées de celle de Laà« nnec Hurbon qui accorde une grande attention au politique. Ainsi, dans son texte sur « La dé-symbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers », essaie-t-il de trouver une explication à l’insécurité qui transite à travers le populisme, et permet-il de saisir, dans le moment daté qui est le sien, quelques « fondements » des pratiques dictatoriales mises en œuvre dans le populisme (lavalassien).

En Haïti, la dictature comme forme de pouvoir absolu relève également d’un autre facteur, celui, selon Laà« nnec Hurbon, de la nature propre de l’Etat haïtien ou du pouvoir politique. Aussi l’analyse de sa nature doit-elle précéder l’analyse du populisme. Il appartient essentiellement à L’Etat haïtien, dans sa configuration disponible de donner invariablement naissance à un pouvoir dictatorial, ou d’exister lui-même dans cette forme. Le populisme ne fait qu’amplifier la dictature ou lui sert de « légitimation ». La nature de cet Etat est appréhendée chez Laà« nnec Hurbon à travers les caractéristiques suivantes qu’on peut présenter schématiquement ainsi :

-  « L’indifférence à la problématique de la liberté » ;
-  « L’indifférence à la problématique du droit » ;
-  « La confusion entre le privé et le public » ;
-  « Le refus du pluralisme politique » ;
-  « Le refus du débat contradictoire et de la pratique argumentative »

Ces caractéristiques que développe Laà« nnec Hurbon ont été complètement ignorées par certains « progressistes haïtiens [2] ». Bien mieux, les politiques [3] haïtiens de tous bords semblent s’accorder sur le fait que le peuple n’a pour besoin que celui de manger. La liberté viendra alors après. Mais, l’on pourrait tout aussi bien s’en passer. Chez les uns, cela procède tout simplement du mépris. Chez d’autres, il apparaît comme une bienveillance. Cette bienveillance est aussi une exclusion semblable à celle que Jacques Rancière désigne comme l’« exclusion par l’hommage », ou comme l’exclusion par « la compassion ». Les développements de Laà« nnec Hurbon sur la nature de l’Etat haïtien attestent dans le cas de Jean Bertrand Aristide ce que Michel Rolph Trouillot [4] a déjà établi dans le cas des Duvalier : ces régimes ne sont pas des accidents de l’histoire d’Haïti. Ils représentent, chacun sous leur habillage, des régimes populistes. Aristide, comme Duvalier, est un dirigeant politique qui a eu - il n’y a pas de doute à cet égard- un ancrage populaire. Si Duvalier avait réussi à toucher les masses paysannes, Aristide a eu le même résultat avec le sous-prolétariat, les milieux populaires urbains en général. L’un et l’autre ont eu une grande présence dans la petite-bourgeoisie (les classes moyennes), en particulier les fractions issues des masses et celles proches d’elles de par leurs conditions matérielles d’existence. Ce sont deux leaders charismatiques auxquels les masses se sont identifiées. Dans leur exercice du pouvoir, ils ont tout fait pour écarter ces couches sociales qui les avaient portés au pouvoir. Mais ils ont su utiliser les frustrations des masses, les ressentiments des couches les plus démunies et manipuler « diverses contradictions qui traversent les rapports sociaux en Haïti » pour garder une certaine popularité.

Le peuple ainsi écarté ne remplit qu’une simple fonction de légitimation du pouvoir du dictateur, d’autant que, dans ce monde de plus en plus sécularisé, il est difficile de vouloir donner un fondement divin (ou sacré) au pouvoir que détient quelqu’un ou un parti. Même dans notre société où la religion continue d’exercer une influence sur la politique, le pouvoir doit se présenter comme ayant une source laïque et non divine. Cette justification sécularisée du pouvoir n’en demeure pas moins un discours théologique. C’est ainsi que le concept politique « peuple » peut avoir la même signification et la même fonction politique que le concept théologique « Dieu » (L. Hurbon, Chemins Critiques, p. 45, note 6). On est dans une théologie politique [5] qui ne dit pas son nom. Le pouvoir du roi qui procède de Dieu ne peut être qu’absolu. Il en est de même du pouvoir qui procède du « peuple » (L. Hurbon, Chemins Critiques, p. 56-57). Le peuple dont il s’agit, ici, n’est pas celui qui permet de penser la démocratie en tant que souveraineté populaire. Ce n’est pas le peuple réel qui peut être représenté ou participer à la gestion de la chose publique (res publica). Ce n’est pas le peuple [6] qui exerce sa souveraineté à travers une diversité d’instances (dont la présidence). Ce peuple est, comme Dieu, un principe transcendant. Il fonde la souveraineté sans l’exercer. Il ne saurait l’exercer, car il n’a pas d’existence propre. Le peuple de cette théologie politique s’incarne en la personne du leader charismatique ou populiste. C’est un processus très paradoxal où l’identification du peuple au leader charismatique est d’autant plus grande qu’il se trouve complètement écarté de l’exercice de la souveraineté [7]. Il se trouve séparé du pouvoir qui émane de lui parce que ce pouvoir se veut UN. Il n’accepte aucune cohabitation avec d’autres pouvoirs tels que le législatif, le judiciaire, les institutions indépendantes, Â… sauf dans le cas où ceux-ci acceptent de se subordonner à lui. Or, il n’y a pas de souveraineté populaire quand le pouvoir ne se présente pas comme multiple c’est-à -dire quand la souveraineté ne se réalise pas dans plusieurs instances. Autrement dit, la souveraineté populaire se dissout dès qu’on l’oblige à se réaliser en une seule instance ou une seule personne. La théologie de la libération a plus ou moins rempli cette mission de déification du « peuple » et du leader qui aurait incarné ses aspirations. Elle a marqué le discours électoral d’Aristide. C’était le moment où le peuple de Dieu réclamait le pouvoir pour le prophète. Mais la théologie de la libération n’a pas été jusqu’au bout, jusqu’à entériner la dictature d’Aristide en réclamant le pouvoir absolu pour le prophète au pouvoir. Donc, la mutation de la théologie de libération en théologie politique c’est-à -dire en une idéologie d’Etat (à fondement théologique) n’a pas eu lieu [8].

Pour cette première partie, je reprends l’ossature de la démonstration de Laà« nnec Hurbon qui établit le lien entre populisme et dictature. Je partage sa position très critique vis-à -vis de l’ « opportunisme démocratique ». Car il est un des rares intellectuels à croire nécessaire de mener une lutte pour la démocratie en elle-même. Bon nombre de progressistes ne voient dans la lutte pour l’acquisition des droits démocratiques, des libertés publiques et individuelles qu’un moyen pour poser la question sociale, laquelle serait à leurs yeux l’unique raison du combat politique. Cependant j’estime que l’analyse des modalités lavalassiennes du « recours au peuple » induit de façon implicite dans l’analyse de Laà« nnec Hurbon le sentiment que la légitimation tirée du peuple en elle-même pourrait porter préjudice à la démocratie. La légitimation populaire ne peut jouer que dans le sens de la « désintégration des institutions ». Doit-on la rejeter sans tenir compte des effets positifs qu’elle pourrait produire dans l’économie d’ensemble d’un courant nettement différent du populisme lavalassien ?

En fait, le populaire, à l’épreuve des approches de Laà« nnec Hurbon, se trouve complètement discrédité [9]. Cela se justifie par toutes les dérives que l’on sait. Toutefois, la transformation de l’Etat tant souhaitée par l’auteur ne pourra se concrétiser sans une politique s’appuyant sur une légitimation populaire, la stratégie qui consiste à « accaparer les appareils d’Etat » ayant fait ses preuves. De plus, on ne connaît pas une institution étatique qui pourrait, comme par enchantement, se changer elle-même ou par la conscientisation des éléments qui la composent. Le changement dans ces institutions ne viendra pas non plus des cohortes de fonctionnaires qui les gangrènent [10].

Par ailleurs, à vouloir trop défendre la démocratie, Laà« nnec Hurbon la fait passer pour une panacée. Cette attitude se trouve illustrée dans « La compassion pour le peuple ». Dans ce texte, il affirme qu’« [Â…] on ne peut vraiment apporter la moindre amélioration économique dans les conditions de vie de la majorité de la population, en l’absence de règles, d’un gouvernement des lois, d’une confiance dans les valeurs juridiques exprimant la reconnaissance réelle de l’égalité formelle entre les citoyens qui est l’attendu de tout combat démocratique inauguré avec la chute de la dictature en 1986 [11] ».

Ce n’est pas que cette position ne soit pas juste. Mais elle semble minimiser le poids des conditions socio-économiques. La situation socio-économique du pays a atteint un niveau de dégradation telle qu’elle peut rendre nulle toute action visant à la conjurer, même celle conçue dans les meilleures conditions politiques possibles. Peut-on se permettre d’avoir une « attente trop grande vis-à -vis du politique [12] » quand on n’agit pas sur le social ?

* A l’origine de cet article, une communication faite à la Faculté des Sciences Humaines dans le cadre de la journée de réflexions et de mobilisation contre l’occupation du samedi 20 mars 2004. Le texte a gardé la structure de l’intervention orale, a été développé, remanié et a servi à une conférence au séminaire de Philosophie politique du professeur Juliette Grange à l’Institut de philosophie de l’Université Nancy 2, le 19 octobre 2004 et au séminaire « Philosophie politique, utopie et émancipation » du professeur Patrice Vermeren au département de philosophie de l’Université Paris 8, le 25 octobre 2004.


[1Chargé de cours à l’Ecole Normale Supérieure de l’Université d’Etat d’Haiti

[2Toujours enclins à questionner la dictature d’Aristide, nos progressistes sont toujours frileux quand il s’agit de dénoncer les violations des droits humains à Cuba. Ils éprouvent aussi beaucoup de peine à expliquer l’appui de Cuba à Aristide. Alors qu’il ne faut pas passer par quatre chemins pour dire qu’Aristide est l’ami de Castro comme Duvalier a été l’ami de Somoza. Cependant, il n’y a pas de commune mesure entre le régime castriste et le pouvoir d’Aristide. Il y a dans le castrisme et la révolution cubaine un grand sens du commun. Il n’a jamais eu à Cuba de détournement massif de l’argent de la coopération internationale.

[3Ces politiques comme Aristide aiment bien les pauvres. Mais faut-il bien qu’ils restent à leur place.

[4Michel Rolph Trouillot, Les racines historiques de l’Etat duvaliérien, éd. Deschamps, Port-au-Prince, 1986.

[5Cette expression recouvre des réalités discursives hétérogènes et complexes. Je m’en tiens cependant à l’aspect strictement théologique. « théologie politique » désigne, ici, une idéologie religieuse qui permet de justifier un pouvoir établi, par exemple : - le droit divin par rapport à l’absolutisme royal ; - « la conviction théiste des auteurs de la contre-révolution » par rapport à la monarchie. Je laisse de côté l’idéologie religieuse de la contestation (qui peut se transformer en son contraire quand la contestation arrive au pouvoir) et d’autres figures que recouvre cette catégorie (voir l’introduction de Jean-Louis Schlegel à sa traduction de Carl Schmitt, La théologie politique, éd. Gallimard, Paris, 1988).

[6L’immanence du peuple, c’est ce qui lui permet d’être souverain et d’avoir prise sur le(s) pouvoir(s) alors que Dieu qui est une substance ne peut que légitimer le souverain.

[7Autrement, « c’est précisément dans cette surenchère de démocratie que disparaît toute trace de démocratie » (voir L. Hurbon, Chemins critiques, p. 49).

[8Voir André Corten, Misère, religion et politique en Haïti, Diabolisation et mal politique, Ed. Karthala, Paris 2001, pp 107 à 123. André Corten interprète le discours d’Aristide comme "une dérive de la théologie de la libération".

[9L’auteur s’avise, en dépit de tout, à mettre entre guillemets le mot populaire quand il s’agit de ces organisations qui se sont inscrites jusqu’au bout dans le mouvement Lavalas. Il n’est pas inutile de préciser que ces groupes de frappe de Lavalas désignés ou connus sous le label d’organisations populaires n’ont rien à voir avec les organisations populaires de la mouvance de Février 1986 (Par exemple, Tèt Kole Ti peyizan Ayisyen, Mouvman peyizan PapayÂ…). Ces dernières (dont un nombre restreint subsiste et la majorité pervertie et déstructurée) ne sont pas sans rapport avec le populisme qui a marqué leurs structures et leurs pratiques. Ce populisme qui persiste encore en leur sein, antérieur à l’influence d’Aristide, a préparé leur alliance (même de courte durée) avec le leader charismatique. Voir Jean Alix René, La séduction populiste, Port-au-Prince, 2003. Jean Alix René traite de l’évolution des organisations populaires vers cette rencontre avec le mouvement populiste lavalas sans s’arrêter sur leurs structure et fonctionnement internes.

[10Cette remarque est aussi valable pour l’Université d’Etat d’Haïti (UEH). La réforme de l’UEH ne connaîtra pas un pouce d’avancement si le mouvement universitaire (professeurs et étudiants) ne se re-mobilise pas ; les doyens, comme les fonctionnaires publics par rapport au peuple, ne feront aucun cadeau à la communauté et au pays si l’on reste passif.

[11Laà« nnec Hurbon, « La compassion du peuple » in Chemins critiques, vol IV, No. 1, sept. 1998, pp. 51-64 repris dans Pour une sociologie d’Haïti au 21ème siècle, op. cit.

[12André Corten, Misère, religion et politique en Haïti, Diabolisation et mal politique, éd. Karthala, 2001, p. 2001.