Par Jhon Picard Byron [1]
Soumis à AlterPresse le 1er décembre 2004
« Â… ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est une pensée libre à l’égard de toute opération d’intimidation exercée par les uns sur les autres, une pensée qui aurait l’audace et la capacité de croiser Marx, sans le suivre ni le combattreÂ…une pensée a-marxiste »
Paul Ricoeur [2]
Depuis 1986, le pays est engagé dans une quête assidue de démocratie, mais celle-ci ne demeure pas moins introuvable [3]. à€ la chute de Jean Claude Duvalier, nous crûmes avoir définitivement tourné le dos à la dictature. Mais, il n’y eut pas à attendre longtemps pour que s’étiolât l’espoir de voir s’établir en Haïti un régime démocratique. Les régimes militaires successifs contribuèrent grandement à bannir cet espoir. Décembre 1990 fit croire que nous étions au terme de la transition après les élections qui avaient porté au pouvoir Jean Bertrand Aristide et la coalition FNCD. Pourtant, nos péripéties ne faisaient que commencer. Les premiers actes de l’exécutif Aristide/Préval, qui bénéficiait d’un très large soutien populaire, ne visèrent nullement la transformation, le renforcement et la mise en place de nouvelles institutions dans le cadre d’un processus de consolidation démocratique. L’évocation tapageuse de la participation du peuple par les dirigeants Lavalas ne fut qu’un moyen pour empêcher sa participation réelle et effective (structurée et institutionnalisée) à l’exercice du pouvoir [4]. Le « banbòch », à la sauce lavalassienne, qui était tout sauf démocratique, laissait place comme celui du CNG (Conseil National de Gouvernement) à un régime militaire pur et dur installé après le coup d’état sanglant du 30 septembre 1991. Soulignons que les trois années du coup d’état ont servi à faire la démonstration qu’un projet véritablement démocratique ne compte que de rares partisans dans la « classe » politique. Bon nombre de leaders politiques se sont compromis avec ce régime militaire responsable d’un nombre incalculable de violations de droits humains. Ne jouissant d’aucun crédit auprès de la population, cette « classe » politique ne pouvait prendre le leadership du combat engagé contre Aristide. Ce point explique pourquoi l’Université, les étudiants et les associations de la « société civile » ont pu jouer un rôle aussi important à cette phase de la lutte. Le retour d’Aristide, dans les conditions que l’on sait, et le règne de Préval ont laissé apparaître des caractéristiques qui se sont confirmées au cours du deuxième mandat d’Aristide. D’ailleurs, la crise qui s’est dénouée avec le départ d’Aristide remonte au gouvernement de René Préval. Si la présidence d’Aristide a présenté toutes les caractéristiques d’une dictature, celle de Préval les contenait à l’état latent parce que le véritable centre de décision était à Tabarre.
Les évènements récents, la fin du règne d’Aristide tout particulièrement, laisseraient croire à un nouveau départ de la transition politique. Mais, en réalité, ils révèlent à nouveau la très grande complication de la situation haïtienne. C’est pourquoi, en lieu et place de transition démocratique, ces faits rappelés brièvement ici peuvent porter à inscrire plutôt la conjoncture de crise de 1986 dans la continuité du cycle des régimes autoritaires ayant cours en Haïti depuis l’indépendance. S’accordent-ils pour autant à la position de ceux qui croient que l’autoritarisme est la seule issue ou la seule voie à prendre ?
Les régimes autoritaires représentent-ils le sort réservé au peuple haïtien ? Existe-t-il des conditions favorables à l’émergence de la démocratie ? Tout en tentant de répondre à ces questions, cet article servira à dégager de la situation haïtienne très compliquée certaines pistes de réflexion (ouvertes ou, pour être plus clair, en chantier) qui s’appuient sur certains textes de Laà« nnec Hurbon, Cornélius Castoriadis, de Claude Lefort et d’autres penseurs politiques. Il est aussi une tentative d’aborder dans son ensemble cette problématique touchée à chaque fois sous un angle particulier, par certains auteurs haïtiens. Il consiste en une invitation à la lecture de ces derniers [5], en particulier de Laà« nnec Hurbon, dont l’article « La dé-symbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers » a servi de prétexte à la première ébauche d’intervention sur la question. Il m’a fallu lire Laà« nnec Hurbon pour asseoir ma compréhension de l’évolution de la situation haitienne. Mais, faut-il bien s’interroger sur certains aspects de son analyse ?
Les conditions de l’émergence de la démocratie en Haïti ne seront déterminées que lorsqu’on aura saisi celles qui entretiennent la persistance de pratiques dictatoriales. C’est pourquoi cet article ne sera en fait qu’une analyse de l’apparition ou de la réapparition des pratiques dictatoriales et, dans une certaine mesure, de leur consolidation avec Aristide. Cette analyse est indispensable, car l’on ne peut penser l’accès à la démocratie qu’en référence aux pratiques dictatoriales.
Cet article évoquera les conditions de ces pratiques dictatoriales, cette combinaison de facteurs socio-économiques, politiques et idéologiques (culturels), ce terreau qui a permis le développement de la dictature aristidienne. Par ce moyen, je contribue à la « détermination » les conditions des pratiques nouvelles et démocratiques.
L’article comporte deux parties. La première sur les facteurs politiques et la deuxième sur les facteurs socio-économiques. J’ai envisagé au départ une troisième partie sur les facteurs « idéologiques ». Je ne l’ai pas développée en propre. Mais quelques éléments s’y rapportant sont présents dans le texte.
Ces facteurs « idéologiques » feront l’objet d’études spécifiques (ou de l’essentiel de mes travaux de recherches en perspective), car il faut bien mesurer leur poids, en particulier celui des représentations du politique ou du pouvoir, dans le processus historique en question, quoique penser à les séparer des autres facteurs ne soit pas toujours évident.
(A suivre)
* A l’origine de cet article, une communication faite à la Faculté des Sciences Humaines dans le cadre de la journée de réflexions et de mobilisation contre l’occupation du samedi 20 mars 2004. Le texte a gardé la structure de l’intervention orale, a été développé, remanié et a servi à une conférence au séminaire de Philosophie politique du professeur Juliette Grange à l’Institut de philosophie de l’Université Nancy 2, le 19 octobre 2004 et au séminaire « Philosophie politique, utopie et émancipation » du professeur Patrice Vermeren au département de philosophie de l’Université Paris 8, le 25 octobre 2004.
[1] Chargé de cours à l’Ecole Normale Supérieure de l’Université d’Etat d’Haiti
[2] Paul Ricoeur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II, Seuil, Paris, 1986, p. 304 (souligné par l’auteur)
[3] Comme le rappelle le sous-titre du récent ouvrage de Laà« nnec HURBON, la démocratie reste encore introuvable.
[4] La constitution définit les cadres de la participation, au titre V, à travers les différentes assemblées dites collectivités territoriales, le parlement et d’autres formes de la souveraineté nationale. Or, les dirigeants Lavalas ne l’ont envisagée qu’à travers les « organisations populaires » ; ces groupes de frappe, facilement manipulables, permettant d’affaiblir ou de neutraliser les structures prévues par la constitution (voir Laà« nnec H., Chemins critiques, p. 46). On doit reconnaître les limites de la participation offerte par la constitution. Mais, avec ces bandes, dites organisations populaires, qui n’ont rien d’organisé, le peuple est contrôlé plutôt qu’il ne contrôle le pouvoir exercé en son nom.
[5] Citons nommément : Laennec HURBON, « La dé-symbolisation du pouvoir et ses effets meurtriers » in Chemins Critiques, vol. V, No. 1, La tentation de la tyrannie ; repris dans Pour une sociologie d’Haïti au 21ème siècle, La démocratie introuvable, éd. Karthala, Paris, 2001 ; Franklin MIDY, « le pouvoir : volonté de puissance et d’humiliation » in Chemins Critiques, vol. V, No. 1, La tentation de la tyrannie ; Jean Alix RENE, La séduction populiste, Essai sur la crise systémique et le phénomène Aristide(1986-1991), édité à compte d’auteur, Port-au-Prince, 2003 ; Jean Claude JEAN et Marc MAESSCHALK, Transition politique en Haïti, Radiographie du pouvoir Lavalas, L’Harmattan, Paris, 1999.