Par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse le 5 février 2016
La crise politique haïtienne a commencé en 2010 avec l’imposition de Michel Martelly à la présidence par la communauté internationale par le biais des élections frauduleuses qu’on connait. Depuis, cette crise va de rebondissements en rebondissements avec d’énormes scandales. Obligé de mettre la clé sous la porte le 7 février 2016, Martelly active sa machine à brasser la pourriture en s’attaquant à deux journalistes de la presse indépendante. Avec sa musique de carnaval 2016, il s’enfonce encore plus dans le monde des ordures. Ses attaques contre les journalistes Liliane Pierre-Paul, de Radio Kiskeya, et Jean-Monard Métellus, de Radio Caraïbes, sont les dernières étapes d’une carrière faite sur les scandales à répétition. On ne saurait taire les réactions inévitablement pathétiques suscitées par cette chanson qui indique le fossé infranchissable qui sépare Martelly de la raison. Comme l’ont montré les articles de Libération, Washington Times, Washington Post, et les stations de radio RFI, La Voix de l’Amérique, etc. la moindre conscience refuse de s’incliner devant un tel outrage [1].
En 2010, les agences de renseignements des pays du Core Group et (les ambassadeurs du Brésil, Canada, France, Espagne, Etats-Unis d’Amérique, Union Européenne et OEA) ont choisi en Martelly un corrompu de la pire espèce pour accélérer la dégringolade d’Haïti. Ces pays ont berné les Haïtiens et créé le gâchis actuel à partir des élections frauduleuses de 2010. La fraude organisée alors a été largement documentée, entre autres par Ginette Chérubin dans son ouvrage Le ventre pourri de la bête [2], par Ricardo Seintenfus, représentant spécial du Secrétaire général de l’OEA, dans son ouvrage HAITI : Dilemas e Fracassos Internacionais [3] (Dilemmes et échecs internationaux en Haïti) et par Pierre-Louis Opont, l’ancien président du CEP qui en était le directeur général alors. Le CEP n’existe plus légalement puisque six de ses membres ont démissionné.
Sous la direction de l’ambassadeur Ronald Sanders d’Antigua et des Bermudes, le Conseil Permanent de l’OEA a accepté de convoquer les membres de l’Organisation pour répondre à la demande du président haïtien Michel Martelly d’envoyer une mission en Haïti pour trouver une solution à la crise qui terrasse le pays. Le secrétaire général de l’OEA Luis Almagro a tenu à spécifier qu’il faut d’abord déterminer le mandat et les limitations de cette mission. Peut-on s’attendre à ce que l’aimant du médiateur responsable en partie de la crise actuelle n’attire pas la limaille des bandi legal ? L’OEA ne s’est–elle pas lancée à corps perdu dans l’arène politique pour légitimer une fois de plus des fraudes électorales massives ? Pour continuer son tête-à-tête avec le pire.
Une belle saloperie
Dès le départ, la démarche était vouée à l’échec étant sollicitée par un président autocratique qui refuse la division, la limitation et la séparation des pouvoirs. Martelly a saboté les institutions afin d’être le seul maitre à bord, le seul à décider du destin d’Haïti. Les conséquences de ce déficit démocratique sont implacables. Avec la messe politique célébrée par Martelly, on assiste au gaspillage des fonds publics, à l’augmentation de la criminalité, à l’absence de transparence et à la destruction de la fibre nationale. Une vraie kermesse de tergiversations multiples. Haïti fait face à une belle saloperie dont les adeptes s’intitulent eux-mêmes des bandi legal et ont pour mission l’encouragement à la débauche. Sa requête de la mission de fausse médiation de l’OEA est une ultime manœuvre contre l’autonomie et la souveraineté d’Haïti. Il se refuse tout respect à lui-même en s’engageant dans cette voie de garage. Heureusement que tous les secteurs progressistes et démocratiques ont rejeté la médiation de l’OEA dans la recherche d’une sortie à la crise.
Le constat de la mise en coupe réglée d’Haïti par la communauté internationale a fait jeter des regards désespérés par les représentants du Venezuela et du Nicaragua qui ont refusé de suivre le courant des autres délégations présentes à l’OEA lors de cette réunion extraordinaire de l’après-midi du 27 janvier 2016. La réunion a commencé à tâtons, sous le fallacieux prétexte que les membres présents allaient être informés de la situation en Haïti à travers les résultats de la mission d’observation électorale qui s’était rendue pour assister aux élections avortées du 24 janvier 2016. En réalité, c’est le président Martelly qui a demandé la prétendue médiation de l’OEA pour pouvoir prolonger son mandat au-delà du 7 février 2016. Une hypothèse rejetée par les manifestants dans les rues à travers le pays et particulièrement à la Capitale !
Le refrain de la chanson était connu et a été chanté à pleines voix par de nombreuses délégations présentes à cette réunion extraordinaire de l’OEA. L’ambassadeur du Nicaragua a fait remarquer que la décision de l’OEA d’envoyer une mission en Haïti n’était pas le résultat d’un consensus ni d’une acclamation. Les lobbyistes grassement payés par Martelly tentent à travers cette fausse médiation de l’OEA de prolonger la vie d’un gouvernement moribond. L’intervention de l’ambassadrice du Venezuela était la romance d’un amour déçu. Elle avait raison à la lumière du financement des trois milliards de dollars de PetroCaribe gaspillés par le gouvernement Martelly. Le président Maduro s’est rendu compte que Martelly n’avait pas seulement une drôle de tête comme président. Il constate que ce comparse n’a pas les pieds sur terre. D’autres pays, dont le Brésil, le Honduras et l’Équateur, ont exprimé leurs réserves face à ces manières de faire. En invitant l’OEA à se mêler des affaires internes d’Haïti, Martelly a violé le principe de base qu’est l’autodétermination des peuples et démontré qu’il a perdu jusqu’au minimum de sens commun que les plus indulgents pouvaient lui reconnaître.
Un ultime exercice de survie
Martelly a été rattrapé par le temps, mais aussi et surtout par son ignorance des questions politiques. Il n’a rien appris au cours de ces cinq ans au pouvoir, sinon une voltige politique qui a misérablement échoué. Le saltimbanque politique a amusé ses manipulateurs nationaux et internationaux qui ont profité des errements du populisme pour remettre en selle les partisans de la recrudescence du duvaliérisme sanguinaire. N’ayant pas organisé d’élections pendant quatre ans sans que l’OEA fasse la moindre protestation, Martelly risque une tentative d’élections frauduleuses les 9 août et 25 octobre pour se perpétuer au pouvoir. Il a réalisé trop tard que la manifestation du 22 janvier 2016 était son chant du cygne. La géante démonstration partie de Port-au-Prince est son cadeau de départ du 7 février 2016. Une protestation qui s’est faite dans le calme pendant des heures à Port-au-Prince et qui a traversé Delmas sur des kilomètres avec la discipline pour seule compagne jusqu’à Pétionville. Alors, des casseurs à la solde du gouvernement ont incendié des voitures pour discréditer le mouvement. Au fait, ils n’ont fait que jeter de l’huile sur le feu.
Les Haïtiens qui ont assisté à cette séance de l’OEA sur l’internet ou qui l’ont écouté en direct sur Radio Soleil veulent se cacher le visage. Ils ne sourient pas et n’ont plus de contenance. La prestation de l’ambassadeur haïtien Bocchit Edmond a été un moment de vérité. N’ayant pas d’atouts dans son jeu, il a perdu la face. On était au cirque et on a vu l’horreur. Nos dirigeants n’ont même pas conscience du ridicule de leur situation. Martelly est dans de beaux draps et ses conseillers ne font que l’enfoncer dans la gadoue. En effet, à chaque pas de sa danse de fou, il augmente son désespoir.
En se mettant dans l’arène de l’OEA, tous les téléspectateurs ont vu que Martelly n’est pas un torero mais plutôt un piètre individu désemparé, qui ne voit que du bleu dans la politique. Ayant été mis au pouvoir par la communauté internationale lors des élections de 2010, Martelly s’engage dans un ultime exercice de survie en faisant appel à cette même communauté à visière levée espérant trouver la corde pour ne pas tomber dans le vide. Mais cette ultime contorsion de Sweet Micky au lieu de lui permettre de respirer le disloque. À bout de souffle, vidé, usé jusqu’à la corde, Martelly espère échapper à l’asphyxie par cette dernière manœuvre en appelant l’OEA à sa rescousse. Peine perdue !
Martelly s’est abimé lui-même dans l’excès comme Cyrus, le dernier roi de Babylone. La pression populaire ne va pas se relâcher et les choses vont être encore plus périlleuses pour les partisans du dévergondage. La logique du mouvement et la disposition d’esprit des démocrates sont claires. Il n’est pas question de traiter avec les responsables des maux qu’Haïti souffre aujourd’hui. Martelly n’a pas d’autre choix que de plier bagages en suivant l’exemple des satrapes du 19e siècle. Le président Salnave l’a fait en 1869 en utilisant le corps diplomatique comme bouclier pour quitter le pouvoir et aller en République Dominicaine. Le président Domingue en 1876 a eu recours aux bons offices du diplomate anglais Stewart pour négocier sa chute. Le président Boisrond Canal en 1879 fait appel à un autre diplomate anglais Byron pour avoir raison de ses adversaires de la Rue Pavée. Le président Salomon, en 1883, se sert de la légation de France pour tenter d’amadouer les révolutionnaires de Miragoâne. Enfin en 1888, le général Boisrond Canal, tout puissant à la Capitale, fait appel au diplomate français M. de Sesmaisons pour aller aux Gonaïves confirmer aux insurgés le départ du président Salomon et les informer que la population de la Capitale est prête à les recevoir. Dans tous ces cas, les diplomates ont négocié la reddition d’un adversaire que les rapports de force défavorisaient.
Des manifestants payés 1000 gourdes par tête
Le gouvernement de Martelly veut persévérer avec acharnement en pensant pouvoir acheter sa popularité. Les contre-manifestations qu’il organise s’appuient sur des paiements de mille gourdes par tête ne peuvent pas continuer sur le moyen terme. Le raisonnement erroné des bandi legal consistant à penser qu’ils peuvent acheter tout le monde avec l’argent volé des finances publiques et les millions de la cocaïne ne peut aboutir qu’à l’échec. Le gouvernement Martelly finance des manifestations à travers le pays pour tenter de donner le change aux démocrates et progressistes. Avec des engins du Département des Travaux Publics, il bloque les routes que prennent les travailleurs du Parc industriel de Caracol pour se rendre au travail.
Les manifestants sont recrutés avec la promesse de 1000 gourdes par tête par les sicaires du gouvernement. Et quand ils ne sont pas payés, ils vont protester chez leurs commanditaires. Martelly ne se rend pas compte qu’il brasse l’air en montrant ses goûts réels. Pendant combien de temps peut-il encore tenir ainsi ? En mettant dans la rue ses propres manifestants, Martelly se complique la tâche. Il augmente sa propre charge qui ne peut que lui faire obstacle et lui empêcher de prendre la fuite. Les casseurs arrêtés, une fois traduits en justice, dénonceront leurs commanditaires. Le premier commissaire du gouvernement qui prendra son travail au sérieux ne manquera pas de remonter la filière et identifiera les responsables de la violence qui n’auront alors aucune parade.
Le gouvernement Martelly est révélateur d’un mal beaucoup plus profond affectant notre formation sociale. Martelly alimente une longue tradition raciste présentant Haïti comme détentrice des monopoles du ridicule, du grotesque et de l’aberration. Cela fait 212 ans que nos gouvernements piétinent le Droit et foulent la justice aux pieds sans se préoccuper de l’avenir. Une tradition que des Haïtiens assument en se faisant propulser au timon des affaires publiques sans aucune compétence en la matière. Le refus d’admettre cet échec et d’en faire l’objet d’un débat national participe de la volonté inconsciente de reproduire la bêtise qui bouleverse Haïti.
Les étrangers qui observent la situation se demandent pourquoi les Haïtiens acceptent de se courber devant des dirigeants aussi corrompus, idiots et nuls à toutes les époques de leur histoire. D’où vient cette paralysie sociale devant le titre de président ? La réponse à cette question renvoie à la formation initiale de la Nation et au traumatisme affectant les Haïtiens depuis 1804. En attendant de nous replacer dans ce contexte, nous allons continuer avec l’analyse de la dynamique de Martelly demandant à l’OEA de voler à son secours pour tenter de consolider son pouvoir, avec l’imposition de Jovenel Moïse comme président de la République.
On se retrouve avec des situations similaires à celle du condottiere (chef de partisans) Sylvain Salnave qui avait offert en 1865 le Môle Saint Nicolas au gouvernement américain en échange d’un appui pour son accession au pouvoir. La mégalomanie du pouvoir ne mâche pas ses mots quand il s’agit d’inviter les puissances étrangères à piétiner les adversaires ou à éviter la débâcle. Aujourd’hui, la recette est la même avec l’OEA, entité habituée désormais à faire tomber en disgrâce ou à mettre au paradis les dirigeants haïtiens. On l’a vu d’abord avec le refus de légitimation des élections présidentielles [4] en l’an 2000, puis avec la définition de la règle après le jeu électoral aux élections de 2006 et enfin avec le choix du gagnant en 2010. (à suivre)
* Économiste, écrivain
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[1] François-Xavier Gomez, « Le carnaval démagogique du président d’Haïti », Libération, 2 février 2016 ; David McFadden, « Song by Haiti’s outgoing leader jeers at female journalist », Washington Times, February 2, 2016. L’article est reproduit dans Voice of America, February 3, 2016.
[2] Ginette Chérubin, Le ventre pourri de la bête, Port-au-Prince, Éditions de l’Université, 2014.
[3] Ricardo Seintenfus, HAITI : Dilemas e Fracassos Internacionais (Dilemmes et échecs internationaux en Haïti) Editora Unijui, Université de Ijui, Brésil, 2014.
[4] David Rosnick, The Organization of American states in Haiti : Elections Monitoring or Political intervention ? , Washington, D.C., Center for Economic and Policy Research, August 2011, p. 1.