En réponse au texte « Coumbitisme : « Savoir se serrer les coudes et avancer dans le même sens » [1] de Marc A. Archer [2]
Par Anil Louis-Juste [3]
Soumis à AlterPresse le 29 novembre 2004
L’unité et le progrès dans l’unité ne s’apparentent pas avec la sécheresse de l’amalgame ; l’unité et le progrès dans l’unité se créent dans la richesse de la logique de processus qui élève les contradictions sociales au niveau de la dimension historique de l’homme. L’amalgame argumentatif et l’amnésie volontaire ne possèdent pas le pouvoir d’annuler l’histoire. C’est en ce sens que faire de l’histoire dans l’Haïti d’aujourd’hui, c’est ré-approprier de manière critique, les leçons historiques du coumbitisme ; il n’est nullement question d’appauvrir ce dernier au nom de l’écosocialisme à prétention scientifique.
Quand l’écosocialisme ignore son idéologie,Â…
Au fur et à mesure que se précise, à travers la polémique, la position de M. Archer sur la « question sociale » haïtienne, il devient de plus en plus confus. La confusion apparaît au grand jour quand il rejette d’un membre de phrase, « les discours exploiteurs de crédulité publique, de sentiments collectifs, ces discours prêcheurs d’idéologie, en quête de prosélytes » et de l’autre, embrasse la prétention de « réhabiliter un trait culturel, un instrument idéologique et de solidarité individuelle et collective, fondé sur la gratuité, et en faire un élément collectif de lutte, dans le contexte haïtien et dans la conjoncture actuelle. » On aurait pu penser que les termes idéologie et idéologique recoupent ici deux réalités différentes : dans le premier cas, il s’agirait de la distorsion de relations sociales et dans l’autre, on évoquerait une vision du monde. L’emploi des termes trait culturel et instrument idéologique aurait déconseillé de travestir ainsi la pensée de l’auteur. L’interprétation la plus correcte reste l’expression de tiraillement dans lequel se débat le physicien.
Le texte du polémiste contient en fait des contradictions indépassables dans son propre univers philosophique. Il veut participer aux changements, prône l’égalité des chances et accepte la connotation anti-capitaliste du coumbitisme haïtien. Alors, on est en droit de se demander sur quelle formation sociale notre cher physicien réfléchit ? Je ne pense pas qu’il ignore le formalisme de la logique du capital qui escamote la réalité de l’exploitation productrice des inégalités sociales dans le monde : l’égalité des chances est un principe très actif dans le fonctionnement organique du capital ; elle contribue à neutraliser la prise de conscience chez des secteurs majoritaires de la population. En ce sens, elle transpose de manière renversée, aux cerveaux des exploités, la réalité de l’exploitation, et miroite à leurs yeux, des illusions de changements possibles. Cette norme capitaliste ne fait donc que personnaliser les causes sociales des échecs individuels. Dans ces conditions, comment concilier le coumbitisme anti-capitaliste avec la norme de l’égalité des chances dans le processus de changement ?
Par ailleurs, M. Archer semble opposer l’ « assemblage de GROUPUSCULES d’individualités » à une société, tandis qu’il définit « l’écosocialisme » comme « une synthèse entre l’écologie et le marxisme et autres tendances de gauche principalement. » Je ne vais pas demander à notre physicien de me nommer ces autres tendances de gauche, mais je lui tiens la rigueur dans sa confusion à penser que l’individualité s’oppose à la socialité dans la pensée de Marx. Pour ce dernier, l’individu n’est autre que l’ensemble des relations sociales (8ème thèse sur Feuerbach). Autrement dit, l’individu se développe en même temps que la société ; il n’existe pas de développement intégral de l’individu en dehors des possibilités sociales réelles d’explicitation individuelle des potentialités offertes par la société.
Â…, il jette le coumbitisme dans la misère
L’écosocialisme a oublié que la participation-collaboration est une déviation de la revendication de l’autogestion mise en avant par le mouvement communiste des années 60, et que l’exploitation anarchique de l’environnement fait partie des problématiques que voulait résoudre la gestion communiste de l’économie et de la politique. La régulation socialiste n’a pas pourtant tempéré l’ardeur du capital à dévorer les deux principales sources de richesse de l’humanité : l’homme et l’environnement. Autant dire que l’écosocialisme est une variante résultant du contrat de partage des gains de productivité signé entre l’aristocratie ouvrière et la bureaucratie patronale de l’Europe et des Etats-Unis. La néo-globalisation du capital a déjà violé ce pacte de régulation de type fordiste.
Quand l’écosocialiste haïtien nie son ses racines politico-idéologiques et ignore l’existence de plusieurs marxismes, il ne peut qu’assécher le coumbitisme historique haïtien par la symbiose qu’il veut opérer au sein de la culture populaire alternative d’Haïti. Le coumbitisme historique d’Haïti est produit sous le drapeau de la lutte contre l’esclavagisme, versant colonial du bassin capitaliste émergeant dans le Nouveau Monde. Son anti-capitalisme viscéral puise sa force dans son radicalisme social : les esclaves porteurs de la liberté pleine dans leur conscience d’opprimés et d’exploités, avaient tout ravagé pour signifier au monde entier, leur volonté de vivre dignement. Cette radicalité a précédé la formation de la pensée marxienne qui est, par essence, anti-capitaliste et anti-élitiste. Des marxismes ont nié la thèse radicale de la socialisation de la politique et de l’économie, contenue dans l’oeuvre de Marx, à savoir que la libre association des travailleurs est la condition de leur émancipation sociale. La négation de la thèse marxienne de destruction de l’Etat bourgeois et de dépérissement de la dictature du prolétariat, a conduit à l’affirmation de multiples courants dits marxistes, dont, par exemple, la version écosocialiste.
L’écosocialiste haïtien doit savoir que toute pensée scientifique réfléchit sur des relations concrètes. Le choix épistémologique et le processus gnoséologique témoignent de l’intérêt du chercheur à comprendre ces rapports objectifs. Cet intérêt scientifique exprime en quelque sorte, la vision philosophique que partage l’homme de science. Le cadre théorico-conceptuel et le cadre méthodologique de construction et d’analyse de son objet d’étude, devient la représentation scientifique de sa cosmovision. En d’autres termes, en science sociale, il est impossible d’éliminer le sujet épistémique du processus de recherche, puisqu’il se trouve constamment en relation dialectique avec son objet de connaissance. Par exemple, quand nous polémiquons sur le coumbitisme haïtien, nous ne pouvons pas faire abstraction de notre rapport à la réalité historique haïtienne, si nous voulons vraiment connaître les pratiques coumbitiques du pays. Faire l’économie de cette richesse historique, c’est jeter le coumbitisme dans la misère intellectuelle.
L’amalgame ne peut pas ternir l’image révolutionnaire du coumbitisme historique
L’écosocialiste haïtienne prend l’habitude de décontextualiser des positions antagoniques pour mieux les dénaturer. Cet amalgame s’avère toutefois incapable de diminuer la charge révolutionnaire du coumbitisme originel. Tandis que j’ai tenté d’interpeller la conscience du physicien sur des pratiques compradores et impérialistes qui ont abusé des ressources naturelles du pays, il a préféré répondre par des solutions techniques à cette problématique socio-politique :
« la perte de la fertilité est combattue par la régénération des sols, la décontamination.
« La malnutrition par l’augmentation des soins de base et la possibilité d’offrir à tout père de famille, [...], un emploi digne.
« La paupérisation de nos bidonvilles par : la création de structures de participation -[...] »
Or, dans sa version originelle, le coumbitisme qui tissa des liens organiques entre les esclaves et les marrons de St Domingue, avait révolutionné la mentalité de ces hommes et femmes pour transformer l’ordre inique du capital épousant la forme de l’esclavage. Nos ancêtres savaient déjà qu’un ordre social d’exploitation ne pourrait pas être réduit à sa simple dimension technologique ; ils ont ainsi, légué à l’humanité, la fameuse stratégie de la guérilla et inscrit au monde, la possibilité de la Liberté Pleine. Celle-ci n’est pas l’objectif final du capital ; c’est pourquoi d’ailleurs, ce dernier ne pense à l’emploi que dans la mesure où n’est pas menacée sa toute-puissance. L’emploi est donc un passage obligé pour la reproduction élargie du capital. Autant qu’il est capable de le faire sans passer par la sphère productive, il choisira imperturbablement cette voie. C’est ce qu’il nous a donné à observer dans la spéculation financière qui régente les autres activités économiques du monde d’aujourd’hui.
L’écosocialisme ne questionne pas le fondement matériel de ce comportement inhumain. Aussi le principe d’égalité des chances auquel il a souscrit dans son intime collaboration avec le libéralisme d’antan et le néo-libéralisme d’aujourd’hui, fonctionne-t-il activement comme critère de sélection de quelques héritiers de soldats-cultivateurs. Par ainsi, ces privilégiés sont grisés d’avoir traversé les mailles de rétention de la société haïtienne d’exclusion et se comportent comme de véritables reproducteurs de l’apartheid social fait d’iniquité, d’inégalité et d’impunité. Et les « enfants d’anciens généraux » ne peuvent que s’en féliciter, même en feignant de lutter pour « l’accès à la plénitude dans l’exercice de leurs [descendants de soldats-cultivateurs] droits et devoirs d’hommes libres. » Comme dirait Frankétienne par la voix de Pyram : « Libète malachong ! »
La mobilité sociale a toujours concerné une poignée d’hommes et de femmes dans une société d’injustice ; elle ne regarde pas le sort fait aux masses, à moins qu’il ne s’agisse d’une révolution, comme dans le cas de la Révolution de 1791. L’élitisme caractéristique de la société de classes qui s’est consolidée par la dominance des oligarchies locales haïtiennes, n’a rien à fouetter l’orgueil et la fierté du citoyen conscient de l’origine sociale de la misère dans laquelle sont plongées les masses haïtiennes. Sa conscience d’homme libre invite plutôt à lutter tant sur le plan idéologique que sur le plan politique, contre toute tentative de perpétuation de cet ordre inique. En ce sens, il n’a pas à collaborer ni avec la frange des 184, ni avec la couche des politiciens véreux, ni avec l’impérialisme de premier ou de deuxième ordre qui, tous, travaillent en vue d’avilir la geste de 1804. L’écosocialiste doit le savoir une fois pour toutes !
Ce ton ferme n’a rien d’impoli, puisque je tiens, de tout mon coeur, à remercier le physicien pour m’avoir offert le plaisir de déguster un si beau texte « attribué à un chef indien, Seattle » et adressé « au congrès américain ». Ce message dit la profondeur humaine de la conception écologique d’une autre civilisation. Cette vérité est aussi belle que les autres ! Mais, mon plaisir serait incommensurable si le physicien n’avait pas omis de me renseigner sur l’attitude de cette institution parlementaire garante de la civilisation du capital qui dévore entre autres, l’environnement. Il semble que la logique de produit qui marque de manière indélébile, le raisonnement du physicien, ne lui a pas permis sans doute, de comprendre le questionnement fondamental de l’ordre bourgeois, exprimé par le texte. Cette même attitude intellectuelle a transformé notre cher physicien en propagandiste de l’ordre néo-libéral qui répète à satiété : « Haïti est l’un des pays les plus pauvres du monde. Haïti occupe la première place sur la liste des pays corrompus. » Le phénomène est ici érigé en critère de vérité ! Le processus d’appauvrissement d’Haïti n’intéresse pas la propagande nationale et internationale, mais cette communication biaisée est incapable d’éliminer la vérité historique du pillage des richesses ayitiennes par les colonisations espagnole et française, et la néo-colonisation états-unienne. De même, l’extorsion occasionnée par la « dette de l’Indépendance », participe des mécanismes d’appauvrissement du pays. Bien sûr, je ne saurais pas passer sous silence, l’injustice sociale instaurée par l’alliance des deux ailes de l’oligarchie montante d’alors contre la masse des paysans, au lendemain de l’Indépendance. La résurgence du coumbitisme dans les lacous, est produite comme forme de résistance contre ces agressions oligarco-impérialistes. Le coumbitisme ne peut rien en dehors d’un projet de refondation nationale, qui allie la stratégie de la construction du citoyen nouveau à la tactique de lutte générale pour la reconquête des biens volés au peuple haïtien. Dans l’intervalle, il s’agit d’occuper des espaces de pouvoir où l’on contrebalance les pratiques politiques qui précipitent le pays vers l’abîme.
La corruption s’intensifie de nos jours, mais elle a toujours été liée aux civilisations fondées sur l’existence de privilèges. Quand l’humanité se mesure à l’aune de la propriété privée, et que la force subordonne le droit, toutes les relations humaines tendent à se marchandiser, ainsi que les régulations sociales correspondantes. La corruption n’a pas de patrie, tout comme les entreprises transnationales qui l’ont propagée dans le monde d’aujourd’hui. Les premiers corrupteurs sont ceux qui gouvernent le monde sans partage.
Aucun coumbitiste véritable n’a pas à s’allier aux pilleurs pour avoir la conscience tranquille d’avoir participé à des changements, quelle que soit leur nature. Il ne confond pas l’immobilisme avec l’attitude critique ; le coumbitisme authentique invite à la répudiation de la modernisation conservatrice contenue dans les projets dominants en Haïti, mais il ne s’oppose pas aux progrès opérés par l’Humanité. Au contraire, il veut que tous les individus puissent en jouir librement, tant qu’ils ne mettent pas en péril, le cadre de vie des générations futures. En ce sens, le coumbitisme récupéré de manière alternative, est pour la justice culturelle, politique, sociale, économique et fiscale. A propos, comment comprenez-vous, cher Physicien, que la structure fiscale du pays, composée de 15% d’impôts directs et de 85% d’impôts indirects, n’est pas dénoncée par les propagandistes du nouveau contrat social ? Pourquoi, cher écosocialiste, le gouvernement actuel traite-t-il en seigneurs, les bourgeois compradores haïtiens, et en serfs, les petit(e)s marchand(e)s de Port-au-Prince, tandis que les deux groupes ont été touchés par la déferlante lavalassienne ?
En somme, la décontextualisation, l’amalgame et la logique de produit semblent être dépourvus de ressources dans la tentative d’élimination de la présence active de la lutte de classes dans notre société. Des catégories comme couches sociales, assemblage de groupuscules d’individualités auraient manqué de pertinence pour appréhender les réalités de l’exploitation économique, de la domination socio-politique et de la discrimination culturelle qui sévissent encore de nos jours dans notre chère Haïti. Nous sommes nés sous les feux de la lutte des classes : les esclaves de St Domingue voulaient travailler pour leur plein développement et inventèrent ce mode d’entraide sur les places à vivres. Ils l’ont pratiqué dans la Révolution de 1791. Par la suite, des paysans ont repris cette attitude résistante en face de l’oppression exercée par les oligarchies haïtiennes. Aujourd’hui, n’est-il pas à l’ordre du jour de réviser cette pratique à la lumière des connaissances politique, économique, culturelle et militaire les plus progressistes du monde, pour aborder les problématiques sociales et technologiques de notre pays ?
Jn Anil Louis-Juste
25 novembre 2004