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Haïti, 2016 : « Revoter en mieux » ?

Par Frédéric Thomas*

Soumis à AlterPresse le 11 janvier 2016

Après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, il s’agissait de « Reconstruire en mieux ». Six ans plus tard, à l’heure d’élections de plus en plus contestées, il s’agirait maintenant de « Revoter en mieux ».

Plusieurs fois reportées, au point d’accumuler un retard de 4 ans, des élections générales se sont tenues à Haïti, dans la seconde moitié de 2015. Le second tour des présidentielles - où devraient s’affronter le candidat du président Martelly, Jovenel Moïse, et Jude Célestin, dauphin de l’ex-président René Préval -, sous la pression grandissante de la rue, a été reporté au 24 janvier 2016. Le 7 février, le nouveau président élu est sensé entrer en fonction. Mais une part importante de la société haïtienne continue d’exiger l’annulation ou la révision du premier tour, jugé frauduleux.

L’impasse électorale

Erreurs, irrégularités ou fraudes ? Ces trois termes dessinent les enjeux et les désaccords des élections en cours. Pour les principaux partis d’opposition, comme pour nombre d’organisations des droits humains haïtiennes, le processus électoral a été hypothéqué par des fraudes massives et systématiques. Le gouvernement fut obligé de constituer, en dernière minute, une Commission d’évaluation électorale indépendante (CEEI), qui vient de remettre son rapport le 3 janvier dernier. Bien que son indépendance fut d’emblée contestée, le rapport affirme : « les élections du 25 octobre étaient entachées d’irrégularités ». Et de relever que « près des 2/3 des PV [procès-verbaux des bureaux de vote] examinés présentent 1 à 3 irrégularités graves ».

Du côté du gouvernement états-unien, de l’ONU et de l’Union européenne (UE), on n’a cessé de se féliciter de la tenue d’élections et d’exhorter à ce que le processus électoral soit mené à son terme, au plus vite. Quand on connaît la dépendance de l’État haïtien envers ses bailleurs internationaux, et que l’on sait que les élections sont financées à 75 % par ceux-ci, on mesure mieux le poids d’une telle insistance...

Pour l’UE, s’il y a eu des fraudes, elles furent minimes. Elle y voit plutôt des erreurs. Rien qui puisse remettre en cause le processus et les résultats officiels. Évidemment, ces divergences d’appréciations et d’interprétations - entre erreurs, irrégularités ou fraudes - mêlent des dimensions techniques et politiques. Dans un communiqué officiel, l’UE dit avoir pris acte des recommandations de la CEEI pour la poursuite du processus électoral. Des recommandations ; pas de l’analyse - étonnamment plus critique que celle de l’UE. Il est vrai que celle-ci voit dans le scrutin du 25 octobre « un succès », et évoque, lyrique, « un souffle d’espoir pour la démocratie haïtienne »...

Jose Antonio De Gabriel, chef adjoint de la Mission d’observation électorale de l’UE à Haïti, dans un récent entretien, a balayé d’un revers de la main les indices de fraudes massives, que révèlent les PV des bureaux de vote pas ou mal remplis. Il s’agirait en fait d’« erreurs enfantines, humaines, complètement compréhensibles de gens fatigués ». Les Haïtiens, ces grands enfants, un peu fainéants, très geignards et trop suspicieux, auront simplement été trop fatigués, en fin de journée, pour remplir correctement les PV. Les mauvaises conditions logistiques - pourtant financées par la communauté internationale -, le manque de capacité, et l’inaptitude au travail intensif auront fait le reste.

La CEEI converge « heureusement » avec la communauté internationale, dans sa déconnexion entre une analyse dénonçant les irrégularités, et des recommandations, qui consacrent a priori la tenue du second tour. Dans les faits, il existe une alliance objective entre la communauté internationale et Martelly à deux niveaux : ils partagent les mêmes options néolibérales - mises en œuvre en Haïti -, et sont les principaux - sinon les seuls - intéressés à mener le processus électoral à son terme. Avec ou sans le peuple haïtien.

« Revoter en mieux »

Les élections à Haïti ont ceci de commun avec la Reconstruction post-séisme, que les États-Unis, l’UE et les acteurs internationaux y jouent tous les premiers rôles ; à la fois bailleurs, arbitres, et principaux destinataires. Refusant de tirer les leçons du passé, s’obstinant à nier leur responsabilité dans l’introduction du choléra dans le pays, ils tendent à isoler les maux qui frappent Haïti dans les retards du progrès, les malentendus d’une culture, l’ADN d’un peuple ou la fatalité d’une histoire.

Finalement, pour la communauté internationale, le principal problème des élections comme de la Reconstruction, ce sont les Haïtiens eux-mêmes. Ils demeurent en-dehors, à côté ou en trop. En réalité, il faut renverser les données de l’équation : aujourd’hui comme hier, l’espoir d’un changement réside dans le peuple haïtien, tandis que la communauté internationale participe plus du problème que de la solution de Haïti.

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* Politologue, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).