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Haïti : L’épineux problème des malades mentaux abandonnés à leur sort (Multimédia)

Par Jéthro-Claudel Pierre Jeanty

Ouanaminthe, 31 déc. 2015 [AlterPresse] --- Une malade mentale (une jeune femme) allongée, nue, au coin de la rue Espagnole à Ouanaminthe, aux côtés d’une marchande de vêtements usagés | photo de Jéthro-Claudel Pierre Jeanty

En circulant dans les rues du centre-ville de Ouanaminthe (commune du département du Nord-Est d’Haiti), il est rare de ne pas remarquer des gens ayant des troubles de santé mentale graves, livrés à eux-mêmes au bord des routes du centre-ville de Ouanaminthe. Une source de distraction pour certains et un fardeau pour les proches. Un phénomène qui s’amplifie depuis quelques années dans la plupart des grandes villes du pays sous les yeux passifs des autorités.

Maladie mentale et extrême pauvreté font bon ménage en Haïti, au point qu’il est parfois difficile de faire la différence entre les malades mentaux et des personnes très pauvres, si l’on tient seulement compte de leurs vêtements sales et déchirés et leur hygiène corporelle négligée, fait remarquer le psychologue Frantzy Génard.

Allongés sur les trottoirs durant de longues heures, ou déambulant, souvent pieds nus sur le macadam chaud, s’arrêtant à des amoncellements d’immondices, les malades mentaux essuient les regards partagés entre insultes, indifférence et pitié des passants.

Un malade mental qui défile au centre-ville de Ouanaminthe avec son arme (jouet) en plastique

Des individus « en bonne santé mentale » s’amusent à provoquer des malades mentaux ayant un comportement violent. Quand ces derniers réagissent, c’est encore par la violence physique que les provocateurs s’imposent.

Pour d’autres personnes, voir délirer quelqu’un, est un sujet de divertissement. Un vrai spectacle, ce jeune homme déséquilibré mentalement, qui se prend pour un policier ou un militaire. Exhibant son « arme » en plastique, ses gestes amusent durant de longues minutes d’autres jeunes de son âge.

Beaucoup de gens n’auraient pas conscience du danger de la présence des malades mentaux à travers les rues, déplore Frantzy Génard, qui exerce en tant que psychologue depuis cinq ans à Ouanaminthe.

Un malade mental couché à même le sol sous un slogan de campagne électorale qui appelle la population à voter

Cependant, certains passants semblent partager la douleur des malades mentaux. « Pourquoi une personne doit-elle connaître tant de souffrances ? », se demande avec pitié une vielle dame face aux gémissements de douleur d’un dément blessé et livré à lui-même sur la place Notre-Dame de Ouanaminthe. D’autres personnes préfèrent détourner les yeux et s’empresser de vider les lieux pour ne pas voir un semblable vivant dans de telles conditions.

Bègue, le corps un peu rigide et alourdi, Wilson Nemorin maintient son équilibre mental grâce à un traitement dont il bénéficie d’un psychiatre de la ville du Cap-Haïtien, à environ 70 kilomètres au sud de la ville de Ouanaminthe.

Il souhaite que les autorités prennent en urgence des dispositions pour placer les malades mentaux dans un centre approprié et rendre accessibles les soins que nécessitent leurs cas, au lieu de les laisser trainer dans les rues.

Nemorin raconte qu’après chaque période passée sous l’effet de la maladie, il a un souvenir partiel des actions qu’il ne contrôle pas. « En revenant à la normale, je suis bouleversé », témoigne-t-il.

Une malade mentale assise sur le macadam sous un soleil de plomb

« ‘Il est à nouveau fou !’, se moquent certaines personnes de moi quand je suis malade », regrette Nemorin. « Ces comportements peuvent affecter encore plus ma santé », craint-il, encourageant ces gens à changer d’attitude et à faire preuve de compréhension envers lui.

Les moqueries créent de l’angoisse et aggravent encore plus l’état des victimes, souligne Nemorin, qui sort rarement pour éviter les commentaires insolents.

« Quand je ne prends pas les médicaments, à cause des contraintes financières de ceux qui m’aident, je sens ma tête s’enfler et un nuage épais m’enveloppe. Puis, je commence à perdre le contrôle de mes actions », confie-t-il. Il croit que le plus important pour un malade mental c’est d’avoir accès aux soins de santé.

Les proches vivent dans l’angoisse

Quand quelqu’un est atteint d’une maladie mentale (d’un trouble sévère), ses proches souffrent de son invalidité et des ennuis qu’il peut causer. L’amertume senble toucher à son appogée quand le malade se fait moquer ou aggresser par certains individus à travers les rues, selon des parents de personnes souffrant de troubles mentaux.

« C’est avec la peine qu’on voit un proche dans un tel état sans pouvoir faire grand-chose », avoue le communicologue Alex Lizier, dont le père souffre d’une maladie mentale depuis environ 30 ans. « C’est un fardeau », lâche-t-il.

« Voir son père errer à travers les rues, c’est frustrant. C’est gênant de vivre une situation pareille. Mon père était tellement soucieux et avait tant de rêves », se désole-t-il. Envahi par l’émotion il trouve difficilement les mots pour s’exprimer.

« Maintenant, quelqu’un doit s’occuper de son hygiène, sinon ce n’est pas fait ».

« On dit souvent : mieux vaut voir un proche mort que de le voir ‟fou” », chuchotte Lizier. « Mais tant qu’il est encore en vie, il y a de l’espoir », tente-t-il de se réconforter.

En réalité, l’homme, qui a vecu son enfance avec son père en bonne santé mentale, estime que dès qu’on a un parent atteint d’une maladie mentale, « on ne vit plus ».

Deux malades mentaux assis sur le trottoir au centre-ville de Ouanaminthe

Sa mère a dû faire le difficile choix d’abandonner, en 1999, le traitement de son père, pour réserver son peu d’économie à l’éducation de ses six enfants, raconte Lizier, aîné de la famille, avec un sentiment partagé entre satisfaction et regret.

Considérant que ses frères et soeurs sont maintenant des professionnels et peuvent être utiles à leur famille, le communicologue déclare : « elle (la mère) nous a sauvé ».

« Actuellement nous (les membres de la famille) envisageons d’aménager une chambre dans la maison pour le garder et l’empêcher de partir chaque matin et revenir dans l’après-midi, comme il fait maintenant. Nous pourrons ainsi lui administrer des médicaments », fait savoir Lizier. Il regrette que les décideurs accordent peu d’importance à ce phénomène qui détruit nombre de familles haïtiennes.

Combien il y a-t-il de malades mentaux en Haïti ?

Haïti a un manque criant de professionnels de santé mentale. Environ 10 médecins psychiatres pour une population d’environ 10 millions de personnes et la majorité de ces professionnels évolue à la capitale, Port-au-Prince.

Il existe deux centres publics de services spécialisés pour tout le pays. L’Hôpital Beudet, dans la commune des Croix-des-Bouquets (département de l’Ouest), d’une capacité d’hospitalisation de 120 malades, et le centre psychiatrique et psychologique « Centre Mars et Kline », au cœur de la capitale, pouvant hospitaliser une centaine de malades.

A la capitale, trois centres privés d’une capacité d’une centaine de lits, et deux autres hôpitaux privés offrent des services psychologiques et psychiatriques aux couches aisées de la population.

Durant les dernières années, on a observé une nette diminution du nombre de personnes se faisant soigner pour des problèmes de santé mentale. Entre 2010 et 2011, il y avait un total de 35,580 cas au Centre Mars et Kline, soit près de 33,991 patients externes et 1,580 hospitalisés, selon les informations fournies par Le directeur du Centre, le psychiatre Louis Marc Jeanny Girard.

Entre 2012 et 2013, le Centre a accueilli de 14.000 patients. Ce nombre est passé à environ 11.000 en 2014.

Il n’existe pas de chiffres exhaustifs sur le nombre de malades mentaux en général en Haïti, ni sur ceux abandonnés dans les rues.

Pour avoir une idée du nombre de personnes affectées par une maladie mentale à travers le pays, il faudrait se rendre dans les églises, les lieux de cultes divers pour faire un recensement, avance le directeur de l’Hôpital de Beudet, le psychiatre et psychologue Roger Malary qui croit qu’ils sont rares les malades mentaux à se rendre dans un centre psychologique ou psychiatrique.

« Plus de 60% des milliers de personnes qui s’adonnent au jeûne (dans des lieux de culte) à la recherche de solutions à leurs problèmes sont des malades mentaux », estime le spécialiste qui dit avoir fait des observations dans plusieurs de ces lieux.

« En dépit de diagnostics établis, les gens préfèrent souvent tenter une guérison mystique au lieu de confier le malade à un professionnel de santé mentale. Cette attitude contribue à augmenter le nombre de malades mentaux dans les rues », déclare le psychologue Frantzy Génard.

« Les maladies mentales seraient perçues comme un mythe par le conscient collectif en Haiti », avance Génard.

Il préconise l’éducation de la population sur ce sujet.

L’Etat n’a pas de solution

Ni le gouvernement central, ni les autorités locales n’ont encore défini de politique pour venir en aide aux malades mentaux, reconnaît l’agent exécutif intérimaire de la commune de Ouanaminthe, Georges Manfred Rémy.

Georges Manfred Rémy, agent exécutif intérimaire de la commune de Ouanaminthe

Alors que l’agent exécutif intérimaire exprime ses sentiments de pitié, le service de voirie de la municipalité a été contraint par des riverains de ne pas embarquer dans un camion d’immondices une malade mentale retrouvée morte, avec des traces de blessures sur le corps, dans la matinée du 13 octobre 2015, non loin des locaux de l’administration communale.

Une malade mentale en face du tribunal de Paix de Ouanaminthe, où quelques jours plus tard son corps sera retrouvé après son meurtre le 13 octobre 2015

Georges Manfred Rémy accuse les agents de la voirie d’irresponsabilité pour cette « légèreté ».

« On a l’impression que Ouanaminthe se transforme en un refuge pour les malades mentaux », affirme Alex Lizier. Ils viennent de partout. Et, il y a de plus en plus de jeunes parmi eux.

« Les autorités ne seraient pas conscientes du problème. Pour elles, c’est comme si de rien n’était. Aucune planification. Aucune prise en charge », fustige-t-il.

Comme de nombreuses autres personnes, il souhaite la création d’un centre psychiatrique à Ouanaminthe. Pour lui, il faut donner un accompagnement psychosocial et réintégrer les malades mentaux dans des activités quotidiennes afin qu’ils puissent être utiles à leur communauté.

« Aujourd’hui nous sommes en bonne santé, mais nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve. Si demain, nous sommes atteints d’une maladie mentale, notre sort ne sera pas différent », prévient-il.

A cause d’une absence de prise en charge, les gens affectés passent au fil du temps de l’état de névrose à celui de psychose (des troubles sévères). Cependant, plusieurs de ceux qui se trouvent dans les rues de Ouanaminthe sont encore récupérables, croit le psychologue Frantzy Génard. [jcpj apr 31/12/2015 15:00]

Photo logo : Une malade mentale (une jeune femme) allongée, nue, au coin de la rue Espagnole à Ouanaminthe, aux côtés d’une marchande de vêtements usagés

Crédit pour toutes les photos : Jéthro-Claudel Pierre Jeanty