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Haïti-Élections : Un message annonciateur de l’ambassade américaine ?

Débat

Par Leslie Péan

Soumis à AlterPresse le 29 décembre 2015

L’entrevue de l’ambassadeur américain Peter F. Mulrean avec Le Nouvelliste le 28 décembre 2015 et celle d’une demi-heure du même diplomate à Radio Kiskeya le même jour ne sont pas passées inaperçues. La couleur de rosée du matin dans la presse écrite s’est prolongée avec celle du soleil couchant dans la presse parlée. Stratège d’un talent douteux, le diplomate américain a mis à profit son entrevue « coup de poing » pour avancer ses pions dans la partie électorale contestée par tous les partis politiques à l’exception des Tèt Kale et de leurs partisans. Le ton calme de l’ambassadeur n’a pas empêché les auditeurs d’avoir mal aux oreilles à l’écoute d’un discours qui déclare qu’en ce qui concerne les élections du 25 octobre : « on entend parler de fraudes massives, mais pour l’instant on n’a pas encore vu de preuves [1]. » Rien ne peut atténuer la portée de tels propos qui vont à l’encontre de l’esprit des manifestations qui se déroulent à la capitale et à travers le pays depuis deux mois.

Certains, pour éviter la nausée, ont fermé leur récepteur car cela frottait dans le sens contraire au bon sens. Les paroles étaient comme confectionnées sur mesure. On dirait un message annonciateur. Une mise en scène pour l’annonce du verdict que doit prononcer le 30 décembre la Commission d’évaluation électorale partisane ! On ne voudrait pas soupçonner l’ambassadeur d’intelligence avec les bandi legal. Les services du contre-espionnage de son pays risqueraient de s’irriter. Surtout quand il raidit son jeu à l’excès en déclarant : « Notre ambassade a eu des observateurs déployés un peu partout le jour du scrutin. Eux, ils n’ont pas vu de fraudes massives. Les missions d’observation de l’Union européenne et de l’OEA, qui avaient des centaines d’observateurs internationaux sur le terrain, n’ont pas vu de fraudes massives.  » Quoi qu’il en soit, dans l’opinion publique, les propos innocents de l’ambassadeur américain laissent l’impression de cacher un message codé.

Qu’on se rassure ! La petite phrase du diplomate américain est interprétée dans son sens le plus négatif car personne ne fait confiance à la justice haïtienne. On peut se référer au traitement donné à Woodly Éthéart, alias Sonson Lafamilia, libéré pour insuffisance de preuves. Ou encore on peut évoquer les 2.5 millions de dollars de pots-de-vin payés au président Michel Martelly par des entreprises dominicaines. Ou enfin le bateau de sucre rempli de cocaïne dont les commanditaires n’ont jamais été inquiétés. Le gros lot demeure la déclaration de Pierre-Louis Opont à savoir que les résultats des élections de 2010-2011 qu’il a donnés n’ont pas été ceux qui ont été publiés. Au fait, la justice haïtienne a démontré que même quand le corps du délit est trouvé après constat d’un juge de paix, les preuves sont déclarées insuffisantes. Et même quand les criminels sont appréhendés et incarcérés, ils sont ensuite libérés à la cloche de bois. C’est le cas avec les bandits de grand chemin détournant les camions de marchandises et de nourriture sur les routes nationales. Les élections sont détournées de la même façon.

Les propos de l’ambassadeur américain sont un écho lointain de ceux du général John Russel qui déclarait en 1930 et en 1944 : « les Haïtiens sont des enfants de moins de sept(7) ans [2] » qui acceptent n’importent quoi ! Plus qu’un ballon d’essai, sa déclaration du 28 décembre constitue un ordre de marche donné à la Commission d’Évaluation Électorale Tèt Kale de tout boucler en clamant : « insuffisance de preuves ». Cet argument confectionné sur mesure est délivré sans langueur et avec un tempo accéléré. En mode allegro ! L’ambassadeur se veut d’une grande lucidité et conclut qu’il s’agit de continuer dans la foulée car « une accusation sans preuves ne rend pas coupable. C’est dans ce sens là que je vois la nécessité de rester avec le processus, de ne pas l’abandonner, au contraire de le respecter, d’apporter des aménagements, des ajustements si nécessaire. Ce, pour démontrer la légitimité du processus. » On peut, il est vrai, corriger nuances et phrasés, faire des gestes énergiques, mais notre malheureux peuple doit se contenter de ce qu’on lui donne. Il ne faut surtout pas s’arrêter. Jamais !

Les lignes essentielles d’une incandescence

Les déclarations de l’ambassadeur Peter F. Mulrean constituent une sorte de contrechant, une marche funèbre, qui va droit à l’essentiel de ce que le statu quo porte au plus profond en lui-même. Avec une légèreté sans précédent, la Commission d’Évaluation Électorale décide de s’occuper uniquement des élections présidentielles et de traiter seulement un échantillon de 15% des bulletins de vote. Les manifestations et protestations dans les rues ont fait tomber les masques. Et des diplomates se maquillent moins. Certains nous ont offert de vraies joies. C’est le cas avec Jean-Luc Virchaux, ambassadeur suisse accrédité en Haïti, dont le texte est d’une incandescence dans ses lignes essentielles. Il affirme : « J’ai une grosse interrogation sur l’ensemble du processus électoral. Il est le résultat de l’absence de toute une série de décisions politiques et d’élections qui devaient avoir lieu ces cinq dernières années. [3]. »

Le contraste avec les positions exprimées par l’ambassadeur américain est encore plus saisissant quand on la compare à celles de l’ambassadeur de la Suisse donnant une vue d’ensemble en parlant des élections législatives et locales. « L’ancien président du Sénat de la République et ancien candidat à la présidence, Dieuseul Simon Desras, a accusé les trois conseillers électoraux, Yolette Mengual, Vijonet Démero ainsi que Lourdes Edith Joseph d’avoir reçu de l’argent de la part de plusieurs candidats à la députation pour leur faire gagner les élections. Les juges électoraux, Pierre Widly Charles, Jugnace Pierre et Frantz Drice, ayant siégé comme juges dans l’une des compositions du Bureau contentieux électoral national (Bcen), seraient également impliqués dans cette affaire [4]. »

L’ambassadeur de la Suisse souligne la situation de dysfonctionnement du système électoral en mettant l’accent sur la marginalisation des masses populaires dans les scrutins locaux. À ce sujet, il écrit :

« Prenons les élections locales. Depuis la chute du régime des Duvalier, elles sont le parent pauvre du système électoral haïtien. Cette année, les locales ont déjà été repoussées en décembre. On peut se demander si elles auront bien lieu. D’ailleurs les contributions aux partis politiques sont essentiellement dévolues aux présidentielles et aux législatives ainsi qu’aux mairies. L’État est donc faible voire inexistant au niveau local. Les mairies n’ont pas suffisamment de moyens pour agir ou se retrouvent dans des logiques de captation des ressources. On se reporte sur les élus du peuple pour exécuter un certain nombre de choses, or ce n’est pas leur rôle. Bien souvent, les députés et les sénateurs semblent se substituer aux élus locaux. »

Entre le mercenariat et l’intelligence

On sait que les membres des autres partis politiques (autres que ceux inféodés à Martelly) ont été chassés des bureaux de vote à trois heures de l’après-midi le 25 octobre 2015. C’est alors que des ambulances ont été utilisées pour apporter des urnes déjà remplies. Le parti Pitit Desalin a dénoncé ces malversations dès le 27 octobre. Puis le parti Fanmi Lavalas et ses experts ont constaté à partir d’un échantillon de 78 procès-verbaux que la fraude était systématique. Le sentiment de la malhonnêteté générale du CEP s’est généralisé. Le G-8 a clairement exprimé la nécessité d’avoir une commission de vérification composée de représentants de la société civile afin de faire une analyse en profondeur. Une approche novatrice qui rejoint la sensibilité exprimée par l’ambassadeur suisse qui déclare : « La finalité pour la communauté internationale est simplement d’avoir des élections pour se convaincre d’aller dans le sens de la démocratie qu’on prétend universaliste. »

Ça sent le parfum de la modernité. On est loin du « Tout le monde il est beau il est gentil. » Entre le chuchotement diplomatique et le scandale de la vérité, chacun doit choisir son camp. Comme on choisit entre le mercenariat et l’intelligence. Les arguments présentés par l’ambassadeur de la Suisse par rapport à ceux de l’ambassadeur américain Peter F. Mulrean rappellent ceux développés le 14 février 2003 par Dominique de Villepin, Ministre français des Affaires Étrangères, par rapport à ceux présentés par Colin Powell, Secrétaire du Département d’État américain. C’était au Conseil de sécurité des Nations-Unies où la rhétorique du chancelier français militait pour une solution pacifique en Irak tandis que le chancelier américain appelait à la guerre. Ovationné par l’assemblée générale, contrairement aux règles en vigueur, la solution du chancelier français aurait évité la perte de plus d’un million de vies humaines que la guerre en Irak a causée depuis une décennie. Sans compter les milliers de milliards de destructions. La guerre en Syrie et les centaines de milliers de morts. La création de l’État islamique et la flambée terroriste de l’ISIL. Des aboutissements qui auraient pu être différents si l’option du chancelier français avait prévalu. Comme l’enseignaient les grands sophistes Protagoras et Gorgias au temps de Périclès.

Le chant désespéré du diplomate américain Peter F. Mulrean ne lui permettra pas de triompher de l’angoisse qui l’assaille au point de lui faire manquer singulièrement de pédagogie et de sens de la communication. Au lieu d’être rassurante, son intervention déstabilise psychologiquement les électeurs. C’est un travail de sape. De l’huile sur le feu. Son glissement d’importance ne peut qu’augmenter la suspicion qui pèse sur la Commission d’Évaluation Électorale partisane. Enfin, il risque de précipiter l’avalanche et accélérer l’échec du plan sorti d’un délire démoniaque. Les démocrates et progressistes n’accepteront pas d’avaler cette pilule amère et ne resteront pas les bras croisés. Les craintes des uns, les froncements de sourcils des autres, les manifestations publiques marquées par des cris d’indignation risquent de prendre une autre tournure.

Haïti ne pourra pas avancer d’un pas en maintenant la pesanteur de la bouillie éthique héritée du duvaliérisme sanguinaire. Comme le rappelle l’ambassadeur suisse : « Le peuple haïtien s’est battu de manière exemplaire pour ses droits. Cependant, si vous demandez à un jeune haïtien ce qui s’est passé sous Papa Doc (François Duvalier, père de Jean-Claude, NdA), il aura les plus grandes difficultés à vous répondre. " Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ". À côté des initiatives citoyennes, il faut une volonté politique pour capitaliser sur la mémoire, malheureusement ce n’est pas toujours une priorité. »

L’ambassadeur américain se doit de comprendre le sentiment collectif qui marque en profondeur le corps social. Ce sentiment collectif de révulsion né des élections du 9 août et du 25 octobre continuera de persister, car rien ne pourra effacer de la mémoire de chacun et de tous les malversations des mandataires et du CEP qui, dans le meilleur des cas, resteront tapies au plus profond des consciences. La mauvaise graine semée par l’ambassadeur américain Peter F. Mulrean ne peut qu’empoisonner une situation électorale déjà viciée et pervertie.

……….

Économiste, écrivain


[1Peter F. Mulrean, « On n’a pas encore vu de preuves des fraudes massives, le 11 janvier et le 7 février on espère voir les nouveaux élus en place, explique l’ambassadeur des Etats-Unis », Le Nouvelliste, 28 décembre 2015

[2Leslie Péan, « La Commission du père Noël prend les Haïtiens pour des enfants », AlterPresse, 25 décembre 2015.

[3Youri Hanne, « Entretien avec l’ambassadeur de Suisse en Haïti », Jet d’Encre, 9 décembre 2015.

[4« Haïti-Bilan 2015 : Des scandales de corruption éclaboussent le système judiciaire », AlterPresse, 28 décembre 2015.