Seulement cinq (5) sections communales sur cinq cent soixante dix (570) disposent d’un bureau d’état civil pour enregistrer les naissances actuellement en Haïti. Des milliers de gens sont condamnés à vivre en marge de la citoyenneté, parce qu’ils n’ont pas leur acte de naissance. Ils ne peuvent pas jouir pleinement de leurs droits, à cause d’un état civil défaillant que l’Etat néglige depuis bien longtemps.
Soumis à AlterPresse le 16 décembre 2015
Reportage
Par Ralph Thomassaint Joseph [1]
Adolphite Justin croit qu’il a trente quatre ans, parce que sa tante, avec qui il vivait, lui a dit qu’il est né en 1981. Pris récemment dans la rafle des Haïtiens sans papiers, il a été déposé sur la frontière après avoir vécu 29 ans illégalement en République Dominicaine.
« En revenant du travail, des policiers m’ont interpellé. Ils m’ont demandé mes papiers. Je leur ai dit que je n’en ai pas. Je n’ai jamais eu mon acte de naissance et je ne sais pas si ma mère le possédait. C’est maintenant que j’envisage de l’avoir », raconte t-il d’un air désabusé.
Il y a deux ans, Saintélus Saintéra s’est procuré un acte de naissance pour travailler comme gardien-messager au sein d’une organisation locale.
« J’ai 58 ans », lance t-il confiant.
« Quand j’ai dit à l’officier d’état civil que je suis né lorsque François Duvalier accédait au pouvoir, il m’a aidé à déterminer l’âge et m’a donné l’acte de naissance ».
Aujourd’hui, Saintélus n’a pas sa carte d’assurance, alors que son employeur verse ses cotisations à l’Office nationale d’assurance vieillesse (Ona).
« A l’Ona, on m’a dit que mon acte de naissance n’est pas conforme pour l’obtention de la carte », explique t-il.
« Je ne sais pas vraiment comment avoir un bon acte de naissance ».
Comme Adolphite et Saintélus, chaque jour, les droits de milliers de personnes sont lésés, parce qu’elles vivent sans acte de naissance.
Les chiffres de l’Institut haïtien de statistiques « et d’informatique (Ihsi) indiquent qu’elles sont entre un et un million et demi actuellement.
D’autres sources avancent qu’elles représentent 40% de la population [2].
Certaines de ces estimations sont peu fiables et les autres un peu exagérées, selon certains acteurs qui réfléchissent et agissent sur le système de l’état civil en Haïti.
De toute façon, les conséquences de ce manque restent considérables durant toute la vie de ces personnes, selon le juriste Saint-Pierre Beaubrun, qui travaille depuis longtemps sur la question.
« Sans acte de naissance, on ne peut pas prouver ses liens de filiation et son identité », précise t-il.
« On ne peut pas circuler librement, traverser une frontière, acquérir des titres de propriété, jouir de ses droits politiques comme se porter candidat. L’acte de naissance est l’un des éléments de preuve de la nationalité. Le non enregistrement à l’état civil est l’une des pires formes de violation des droits fondamentaux, qui engendrera la violation de nombreux autres ».
C’est le premier devoir d’un Etat d’identifier toutes les personnes naissant sur son territoire, afin de planifier ses grands projets. La déclaration des personnes à l’état civil est importante pour dénombrer la population, comprendre sa répartition et disposer de statistiques fiables qui permettront à l’Etat de bien orienter ses actions.
Pour l’économiste et professeur Frédéric Gerald Chéry, il s’agit de la première étape pour protéger les droits, car ceux-là, qui ne sont pas enregistrés, légalement, ne font pas partie de la communauté.
« Ces personnes ne sont pas protégées par le système, parce qu’on ne peut pas créer de droit pour ceux qui n’existent pas. Il faut déterminer qui est né, quand et où, pour que l’Etat sache où placer les écoles, les hôpitaux, etc. Sinon, on ne peut pas faire de fiscalité, de planification et engager des réformes sérieuses. On ne peut pas procéder à une politique réelle de l’emploi. On peut beau dire qu’on va allouer des crédits, mais, sans un système d’état civil bien établi, la société n’est pas préparée », affirme l’économiste.
Des officiers d’état civil seigneurs de leurs domaines
Il y a, en tout, 189 bureaux d’état civil actuellement à travers le pays.
Alors que 60% de la population vit dans les sections communales, seulement cinq sections sur 570 disposent d’un bureau d’état civil [3]. Ces bureaux sont des structures négligées, fonctionnant en marge de tout contrôle de l’Etat, dirigés par des officiers d’état civil nommés par le Ministre de la Justice. Ils n’ont pas de budget de fonctionnement.
« Tout notre matériel vient de nos efforts personnels », confie un officier d’état civil.
Des sièges, jusqu’aux formulaires d’acte de naissance, tout dépend de l’initiative des officiers qui font payer les actes de naissance qui devraient être gratuits.
« Nous sommes obligés de faire payer 100.00 gourdes (Ndlr/ US $ 1.00 = 60.00 gourdes ; 1 euro = 67.00 gourdes aujourd’hui) pour les actes simples, afin de répondre à nos besoins quotidiens de fonctionnement », révèle Franzer Dorcély, officier d’état civil de la section Sud à Port-au-Prince.
L’état civil de la section Est, à l’avenue John Brown à Port-au-Prince, est dirigé par l’officier Marcel Pardo. L’espace, où il tient son bureau, est une pièce sans fenêtre, construite pour servir de chambre froide pour une entreprise.
Pour pallier la chaleur et l’obscurité, Marcel Pardo a dû recourir à sa génératrice privée, qui alimente tout le service. Ses efforts lui ont permis d’aménager l’espace avec des peintures accrochées aux murs, un climatiseur, un ordinateur, des imprimantes et des sièges confortables pour recevoir tous types de gens.
« Devrions-nous laisser des milliers de gens sans acte d’état civil ou nous débrouiller nous-mêmes pour pourvoir le service ? » lance-t-il, derrière son bureau, donné en cadeau par un ancien commissaire du gouvernement.
« Il s’agit avant tout d’une responsabilité citoyenne. Nous créons les moyens pour que le service fonctionne de manière acceptable ».
Dans quelques bureaux d’état civil, travaillent des clercs réguliers, payés par l’Etat, qui inscrivent les actes dans des registres tenus en double.
Pour renforcer le nombre insuffisant de clercs réguliers, certains bureaux recourent aux services de « clercs bénévoles ». Ceux-ci font des commissions sur chaque acte inscrit dans les registres.
Pour s’assurer d’un certain revenu tous les mois, l’important, pour bon nombre de ces clercs, est d’enregistrer un maximum d’actes dans les registres, qu’ils feront signer par l’officier d’état civil. Ce qui explique de nombreuses irrégularités dans le système.
« En réalité, c’est moi qui travaille pour les clercs », confie un officier d’état civil.
« Ils vont chercher les déclarations, qu’ils enregistrent et se font payer 100.00 gourdes. Ils me donnent 25.00 gourdes pour chaque signature, que j’appose au bas de l’acte dans le registre. Je dépends d’eux. Sans eux, je ne travaille pas ».
Dans les presses nationales, un registre de 200 pages coûte 875.00 gourdes et le formulaire d’acte de naissance, une gourde.
Certains bureaux utilisent parfois plus de 15 paires de registres par année, alors que le Ministère de la Justice leur en fournit difficilement deux paires par année. Les clercs sont ainsi obligés d’acheter leurs propres registres de cent pages, au prix de mille gourdes la paire, dans certaines imprimeries à Port-au-Prince.
Les formulaires d’acte de naissance, que le Ministère de la Justice ne fournit pas en quantité suffisante, sont photocopiés.
Chaque formulaire, en principe, doit être doté d’un numéro unique de classification. Ainsi, en photocopiant les formulaires, un même numéro peut-il figurer en tête de dizaines d’actes de naissance.
Un système sans inspection, ni contrôle
« A tous les niveaux du système, il y a de grandes négligences », reconnaît Tévlot Jeudy, chef du service d’inspection de l’état civil.
Ce service, logé dans une structure temporaire dans la cour du Ministère de la Justice, à l’avenue Charles Sumner (Port-au-Prince), compte, en tout, six inspecteurs et l’inspecteur en chef, Tevlot Jeudy, qui y travaille depuis 21 ans.
Dans son bureau exigu, encombré de registres empilés, il affirme ne pas comprendre comment l’Etat n’arrive pas à fournir les registres et les formulaires d’acte de naissance en quantité suffisante aux 189 bureaux d’état civil du pays.
« Il n’y a pas de budget d’investissement pour l’état civil. Il n’y a de provisions que pour le salaire des officiers et le personnel du service d’inspection. Vu l’importance de ce service, il aurait dû être une direction. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Les inspecteurs devraient être sur le terrain et non derrière les bureaux. Malheureusement, nous n’avons même pas un véhicule, ni aucun moyen pour faire le travail. J’ai visité beaucoup de bureaux d’état civil, qui ne font pas honneur à l’Etat. Ils n’ont pas d’espace, pas d’électricité, pas de commodité, ni de matériel dans la plupart des cas », déplore l’inspecteur en chef.
Sans contrôle, les acteurs du système se livrent à des irrégularités, dues, pour la plupart, aux négligences.
Certains officiers inscrivent les déclarations dans des cahiers, pour ne jamais les rapporter dans aucun registre.
Des actes, enregistrés avec beaucoup de fautes, ne respectent pas l’ordre chronologique. Beaucoup de registres ne sont pas cotés par les Doyens des tribunaux, comme le recommande la loi, et ne sont pas sécurisés.
Certains sont livrés par les doyens des tribunaux à des particuliers pour être acheminés au Ministère de la Justice pour vérification.
Aux Archives nationales, nombreux sont ceux qui n’obtiennent pas leurs extraits d’acte de naissance, parce qu’ils ne sont pas enregistrés ou parce que les registres sont égarés.
« Il y a trop de problèmes dans le système », se plaint Clerval Veillard, 21 ans.
« J’avais besoin, en urgence, de mes documents pour mon dossier de voyage. Je n’ai pas pu les obtenir, parce qu’aux Archives nationales, je ne suis pas enregistré. Ma mère a dû dépenser une belle somme d’argent à cause de ça ».
Ainsi, de nombreux actes défectueux, illégaux ou nuls sont-ils en circulation.
Sans difficulté, n’importe qui peut se procurer plusieurs actes de naissance à des fins criminelles.
L’Etat, dans ses pratiques, remet en cause l’importance de l’acte de naissance. Signé par un officier assermenté, coté par le Doyen du tribunal et visé par le Ministère de la Justice, il ne peut pas servir, par exemple, pour obtenir un passeport.
L’extrait, délivré par les Archives nationales, a donc plus d’importance que l’acte.
« Je ne peux pas avoir mon passeport, parce que l’acte que j’ai en main n’est dans aucun registre aux Archives nationales. Or, sans l’extrait des archives, on ne peut pas avoir son passeport », se lamente Marie Madeleine Fleurna.
Sans acte de naissance, les gens sont condamnés à vivre en marge de la société formelle. Ils sont incapables de servir de juré, de payer les taxes, d’aller à l’école, de revendiquer des successions et de jouir de nombreux autres droits, notamment la citoyenneté. Ils sont ainsi vulnérables à toutes formes d’exploitation, de trafic et d’abus.
Dans les quartiers populeux, des jeunes, raflés par la police, dorment dans les centres de détention, faute de document d’identité. Certains n’arrivent pas à constituer leurs dossiers dans les tribunaux, parce qu’ils n’ont pas d’acte de naissance.
« En Justice, il est important pour nous de vérifier si la personne est mineure ou majeure. L’acte de naissance est l’élément de preuve », explique le juge de paix Gabriel Ambroise.
« Quand des gens non enregistrés se présentent, nous n’avons aucune base rationnelle, à partir de laquelle établir l’âge. Nous nous livrons carrément à des approximations ».
De la volonté politique pour changer le système
La situation de l’état civil en Haïti reste un problème majeur, qui porte de nombreux acteurs à réfléchir et proposer des pistes de solutions définitives.
Des propositions de réformes ont été adressées à l’Etat, qui reste, jusqu’à présent, indifférent. Certaines personnalités et organisations dénoncent la passivité des gouvernements, qui ne font pas de la réforme de l’état civil une priorité.
« La facture ne sera pas si élevée que ça », assure Tevlot Jeudy.
« J’ai vu comment certaines organisations non gouvernementales (Ong) ont dépensé des millions de dollars, sans aboutir à des résultats sérieux. Elles ont appliqué des méthodes, expérimentées dans d’autres pays, sans tenir compte des spécificités propres à Haïti. Pourtant, avec seulement deux millions de dollars, on peut déjà faire des merveilles dans le système » !
Pour lui, il y a certes beaucoup de défis, mais seule le manque de volonté politique empêche de les surmonter.
« S’il y a des efforts, on peut trouver les moyens, au fur et à mesure, pour résoudre le problème. Je ne pense pas que c’est un défi qu’on ne peut pas relever. Il suffit d’avoir la volonté et de faire appliquer les sanctions. Il faut y arriver, et c’est possible ».
Parmi les défis à surmonter, il estime qu’il faut dépolitiser le système, en cessant de nommer des officiers incompétents sous pression de certains politiciens.
Il se plaint surtout de ces « officiers intouchables, qui se croient tout permis, parce qu’ils sont appuyés par des gens haut placés dans l’administration ».
Il pense qu’il faut former les officiers et les clercs, changer les procédures et réformer les lois, qui donnent trop de limitations et favorisent les magouilles et les raquettes.
On doit informatiser le système et établir l’importance de l’acte de naissance par rapport aux extraits des archives, réduire la distance des bureaux dans certaines communautés pour encourager les gens à aller déclarer les naissances.
Il faut également un travail de sensibilisation, pour aider la population à bien comprendre l’importance de la déclaration de naissance à l’état civil.
« C’est tellement simple », affirme un officier d’état civil.
« Il suffit que les autorités décident de construire moins de stands pour le carnaval et diminuent leur armée de consultants inutiles, qui grèvent le budget de l’Etat, pour apporter une véritable solution au problème ».
Plus de 300 000 enfants naissent chaque année en Haïti [4].
20% des enfants de moins de 5 ans ne sont pas déclarés à la naissance selon l’Unicef [5].
Haïti a pourtant ratifié le Pacte relatif aux droits civils et politiques [6] et la Convention internationale des droits de l’enfant [7]qui consacrent le droit à l’identité et à l’enregistrement.
Des milliers de ressortissants haïtiens à l’étranger ne peuvent pas régulariser leur situation, parce qu’ils n’ont aucun document d’identification.
Jusqu’à maintenant, en Haïti, des personnes se réfèrent à des chansons d’époque, ou à des évènements dans le temps, pour situer approximativement leur âge.
D’autres ignorent leurs noms de famille, en mélangeant ceux de leurs grands-parents avec ceux de parents éloignés.
Certains parlent de violation des droits de ces personnes par l’Etat haïtien, mais d’autres préfèrent parler simplement d’absence de protection.
Par négligence, légèreté ou par manque de volonté politique, ils sont des milliers, aujourd’hui, à souffrir des défaillances de l’état civil.
Ils sont des milliers d’enfants, qui continuent de naître pour finir leur existence dans une non-existence juridique quasi-totale.
[1] Récipiendaire, catégorie Presse écrite, du « Prix du jeune journaliste en Haïti » 2015 (première édition), mis en place par l’Organisation internationale de la francophonie (Oif).
[4] http://signalfmhaiti.com/sante-publique/1724-haiti-campagne-de-vaccination-contre-le-rotavirus.html
[5] http://unicef ;org/haiti/french/media_25830.htm
[6] http://ec.europa.eu/justice /policies/privacy/docs/un-art17_fr.pdf