Par Leslie Péan*
Soumis à AlterPresse le 25 novembre 2015
Kettly Mars dans son roman Je suis vivant effleure toutes les problématiques du chaos de la société haïtienne qui, dans sa grande majorité, n’arrive pas à remettre en question les inégalités bloquant son accession à la modernité. Avec son scalpel, l’auteure affronte un tabou qui nous interpelle. La démence. L’affrontement n’est pas fait de face. Dans de courts chapitres, ses personnages respirent cette terre à laquelle elle est profondément attachée. L’histoire est adossée à la folie de la nature, cette toile de fond du séisme du 12 janvier 2010, à cette démesure qui a fait des centaines de milliers de mort.
L’auteure entremêle ces deux axes narratifs avec brio. Qui connaît la douleur dans son intimité, qui a vécu la brûlure de l’amour déçu, va se régaler de Je suis vivant . Son écriture se meut à un rythme singulier. Un souffle inouï. D’une phrase à une autre, la confiance s’installe. Puis d’une page à une autre, on est comme envoûté par la confidence. Et dès le passage au second chapitre, on devient carrément complice en acceptant l’invitation à (re) penser autant le monde de la maladie mentale en général que celui des psychopathes qui nous gouvernent.
Le roman Je suis vivant est un enrichissement dans un milieu qui cultive la pauvreté matérielle avec 78% d’Haïtiens vivant avec moins de deux dollars par jour. Mais aussi avec une pauvreté spirituelle qui encourage à ne pas penser et à ne rien faire. En ce sens, le roman ne révèle pas autant qu’il masque l’intériorisation du vide dans lequel nous évoluons. Un vide que les mots de l’écrivaine ne peuvent combler tant la réalité est abyssale. Tout le plus de l’œuvre est d’ailleurs là, dans ce masque même. Son sens profond pour l’esprit. Loin des fausses clartés. Le désastre est d’une acuité si vive que sa laideur spéculative donne l’impression qu’il n’y a plus de vivants dans ce pays. Certains répondront qu’il y a des marrons. Or justement là est l’essence du problème, car en étant marrons, nous affirmons que nous n’avons pas encore appris que nous avons des droits en tant qu’êtres humains pour lesquels aucun travestissement n’est nécessaire.
En lisant Kettly Mars, on approche la question de la folie sociale en dépassant celle de son héros Alexandre. Cet élargissement est nécessaire pour mettre fin à ce monde infernal caractérisé par le renoncement aux valeurs de civilisation. Un monde campé sur la politique de la débauche, de l’alcool, de la drogue, du jeu et du travesti. Sous le couvercle de la récupération de la musique instrumentalisée à l’occasion dans la politique de la haine du savoir et de la promotion de candidatures devenues des additions de solitudes. À un moment où l’environnement sociopolitique est soumis à la folie la plus complète, on salue cet appel à la conscience pour lever le silence sur la maladie mentale. Imperceptiblement. Ce n’est plus l’orage mais une promenade sous la pluie.
Vivre n’est pas seulement être vivant
L’auteure suscite l’empathie par sa manière de présenter les réactions des personnages face au retour d’Alexandre. Une blessure qui ne cicatrise pas. Loin de toute mise en scène, son retour éblouit et révèle des souvenirs et des déchirures chez les membres de sa famille, mère, frères, sœurs et les domestiques. Le retour d’Alexandre est la matrice du récit, sa matière, qui transforme une rupture de 40 ans en contact. La société haïtienne est en proie à une folie destructrice qui n’a échappé ni au scalpel de Marie Chauvet dans Amour Colère Folie (1968) ni aux critiques de Marie-Célie Agnant dans Le livre d’Emma (2001) ni à la perspicacité de Gary Victor dans À l’angle des rues parallèles (2003). Le traitement réservé aux malades mentaux est un solide indicateur pour évaluer le lien social et la qualité des relations humaines dans une société donnée. C’est aussi un indicateur pertinent du niveau d’entraide et de bienveillance de la société.
L’appel à la solidarité est l’aimant du récit du retour d’Alexandre chez lui. Son nerf. Un appel la réinvention de ce petit geste d’attention qui facilite la vie d’un voisin en difficulté. Sa mère Éliane, à quatre vingt six ans, descend avec amour dans l’abîme de la déchirure. Le roman est à la croisée des chemins de la maladie mentale, de la famille et de la société. La performance de l’auteure est de donner à voir plusieurs mondes à la fois à partir d’un dispositif romanesque qui permet de faire le périple incroyable en retraçant les réactions des uns et des autres face à ce séisme intime. En déambulant dans l’espace de la maladie mentale, on se rend compte progressivement que vivre n’est pas seulement être vivant. Et cette progression conduit au coup de cœur pour un sujet qui provoque une fascination à la fois déroutante et dévorante. Ce constat s’applique aussi bien au niveau de l’individu et de la famille qu’à celui de la société en général. Quand l’amour n’existe pas, la société est composée de vivants morts. Mieux, de morts vivants encore appelés zombis. Échappant au cynisme dominant qui présente « la lune comme un fromage », Kettly Mars revisite la lutte contre les inégalités sociales qu’elle a déjà faite siennes dans Kasalé, Saisons sauvages et Aux frontières de la soif. Avec ce sens décapant de la satire et un art de l’esquive qui refuse tout attaque frontale.
Des choses à dire
En attendant de parler le langage de Pierrot le Noir [1], la société haïtienne vit dans le coma. En 1801, en se référant à Saint-Domingue qu’il considérait comme la peste, le président américain Thomas Jefferson avait fait dire au ministre français Talleyrand de mettre tout en œuvre pour « confiner la peste dans son île ». En effet, Haïti a été ostracisée dans un enfermement qui a abouti à cette forme de folie qui affecte ses enfants. Une mise en suspension de l’être haïtien pris dans l’orbite malsaine de cette malédiction.
Consécration d’une grande qualité esthétique, Je suis vivant est un regard critique, une approche qui met le doigt dans la plaie de la maladie mentale qui terrasse Haïti. Cette part d’ombre qui est notre quotidien ne cesse de s’agrandir en réduisant chaque jour celle de la lumière. On plonge au cœur d’une expérience originale qui fait d’Haïti un pays d’êtres vivants sans vie. Un pays de zombis écartelés entre différents imaginaires ésotériques et écrasé sous le poids du racisme et de l’autisme de la paysannerie constituant les trois quarts de sa population.
Le récit nous pousse vers nous-mêmes. Dès le départ, Alexandre entend les cris des victimes du séisme. Il se dit : « C’est nous, les fous, et voilà qu’ils crient plus forts que nous. » À la fin, Alexandre sort de son déficit de dire et répond à la servante Anna lui demandant pourquoi il lui tient le bras : « je suis vivant ». Alors, la famille reprend possession de cette partie d’elle-même laissée de côté et la totalité est retrouvée. Éliane appelle Francis, son mari, et lui dit son désir de le rejoindre dans l’au-delà. Dans la plénitude.
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* Économiste, écrivain
[1] Jean-Richard Laforest, Pierrot le Noir, dit par Émile Ollivier et Anthony Phelps, enregistré à Montréal en mai 1968, Montréal, Les Productions Caliban, 2005.