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Haïti-Littérature : La récompense méritée du roman « Je suis vivant » de Kettly Mars (2 de 3)

Par Leslie Péan

Soumis à AlterPresse le 24 novembre 2015

Le cauchemar intime de son héroïne Éliane âgée de quatre-vingt six ans que présente Kettly Mars dans Je suis vivant est celui d’une Haïti ballotée à travers des chemins qui ne mènent nulle part. Entre des fous lucides et des lucides fous. À travers les croyances qu’un malade mental est possédé par un mort tout comme il fut un temps où l’ignorance rampante, cultivant l’archaïsme, véhiculait qu’un tuberculeux était victime d’un kout mò (un coup de mort). Ce que résume le Dr Legrand Bijoux en ces termes : « De même qu’autrefois dans notre pays la tuberculose à cause de son caractère consumant et terrifiant était considéré comme maladie surnaturelle acquise par suite « d’un mort de toux » (mò touse) qu’un ennemi méchant aurait expédié et qui aurait possédé le malade jusqu’à ce que mort inévitable s’ensuive ; actuellement on ne parle plus en Haïti de "possession par un mort de toux" ; même les gens les moins cultivés pensent à faire admettre un proche tuberculeux à un centre de traitement pour être soigné et éventuellement guéri [1]. »

Quand à la folie politique, Haïti attend encore une révolution éthique pour mettre les pendules à l’heure. On y croyait après 1986, avec le poète Anthony Phelps écrivant : « Le Fou-aux-cailloux a retrouvé le visage de son enfance/et le soleil désenténébré reprend visage d’homme » [2]. Mais dévastée par l’absurdité tonton macoute, Haïti n’a pas échappé au raz-de-marée du dérèglement mental des populismes. Et elle a sombré à nouveau dans la folie avec des dirigeants qui ne font montre d’aucune rationalité dans leurs actions. Le délire commence bien sûr au niveau de la pensée. Le pays avance dans la nuit avec la folie comme gouvernail. Folie de devenir un « être immatériel ». Folie d’occultisme, d’ésotérisme et de mysticisme. Folie de falsifier l’histoire et la mémoire. Folie du refus de la moindre solidarité avec les démunis. Folie de la médiocrité qui fait école. Folie d’empoisonnement de l’être de l’Haïtien. Folie du spectacle et de la célébrité. Folie de faire des carnavals quand la population meurt de faim. Folie de la perte de contact avec la réalité. Folie d’être Président de la République.

La psychanalyse de la nation

En ne disant pas tout, l’écriture de Kettly Mars permet de visualiser les positionnements des uns et les rivalités des autres. Avec le détour par la folie, loin de gommer les rapports politiques, l’auteure a les coudées franches pour décortiquer les rapports sociaux, analyser nos problèmes avec nous-mêmes et faire la psychanalyse de la nation. Chaque identité se développe avec sa propre créativité à l’ombre de cette mère forte et courageuse qu’est Éliane protégeant malgré tout le territoire de prédilection de son fils Alexandre, son jardin. La famille est devenue matrifocale après la mort de Francis le père. Ma lecture de ce roman s’inscrit dans un questionnement plus vaste suggéré par le psychiatre britannique Will Self [3] qui se demande : « Et s’il n’y avait qu’une quantité donnée de santé mentale dans une société donnée à un moment donné ? » J’ai trouvé des réponses à la hauteur de ce questionnement.

D’abord, c’est le coup de tête qui part de la banalité du quotidien post-séisme. Banalité du mal des morts et des destructions. Banalité de la corruption et du détournement des fonds destinés à la reconstruction. Le roman est un regard sur la maladie mentale qui sort ce thème de l’entre-soi et du huis clos. Il aère le désarroi des membres d’une fratrie pétrifiée par le retour brusque d’Alexandre, un fils, un frère, qui retourne dans la maison familiale à cause des dégâts provoqués dans son lieu d’internement par le tremblement de terre du 12 janvier 2010 et l’épidémie de choléra qui s’en est suivie. Avec cette complicité qui allie fiction et réalité, élégance et fausse nonchalance, l’auteure, toujours époustouflante d’innovations, campe sur l’explosion du séisme extérieur pour présenter le cocktail du séisme intime de la maladie mentale. Thème périlleux dans une société sans pathos pour les perdants.

Puis, c’est le coup de massue d’une invitation à faire ce voyage intérieur pour explorer entre autres les rapports entre la vie et l’amour. Kettly Mars fait de ce retour d’un revenant une authentique pépite qu’elle travaille en orfèvre achevée. Avec fraicheur et originalité. Ce « grain de folie » est sa « vision de l’écriture ». Cela déclenche de fortes émotions dès la première page. Dès la première ligne. « Après le goûter de quatre heures, la terre s’est mise à gronder et secouer comme si elle allait s’ouvrir jusqu’au fond, tout au fond [4]. » Et ça continue ainsi tout le long du roman. Les voix changent mais gardent leurs charmes touchants, sans emphase inutile sur cette déconvenue provoquée par les secousses dans l’écorce terrestre. La peur de l’éphémère et de l’inconnu se conjugue pour convaincre que « le mal existe et le monde est méchant [5]. »

Le recalibrage duvaliériste contaminateur

À travers le retour d’Alexandre chez lui, Kettly Mars pose fondamentalement la question de la réconciliation de la société haïtienne avec elle-même. La folie pathologique du héros Alexandre est, à mon sens, une métaphore, une allégorie, pour aborder celle de la société haïtienne dans son ensemble. Plus précisément celle de ce troisième séisme de 2010 (le premier étant celui du 12 janvier et le second, le retour d’Alexandre dans sa famille) avec l’imposition par la communauté internationale d’un Président bling bling. Une marche arrière forcée dans laquelle Haïti choisit le suicide avec le recalibrage du duvaliérisme contaminateur. L’effet net de l’implantation de la culture macoute dans le psychisme haïtien est la transformation de la futilité en qualité.

Le moindre quidam, qui a assez de force pour se lever le matin, approfondit cette maladie du pouvoir, cette pathologie à la base des folies de grandeurs irréalistes. D’où cette perversion permettant à n’importe qui de s’estimer présidentiable. La contagion de la bêtise s’impose. Définitivement, des individus ayant échoué partout ailleurs surinvestissent la politique pour combler leur malheur psychique.

L’auteure apporte un éclairage circonstancié sur la condition haïtienne qui se fond dans le vide. Elle fait la lecture du système d’exclusion en vigueur et des rapports que nous entretenons avec la folie. Un questionnement qui s’adresse à la société toute entière et à chacun en particulier. Une approche foucaldienne scrutant la structure négative de l’espace social et son « système d’exclusion » [6]. Les projecteurs sont mis sur les interdits, les rejets, bref ce que Foucault nomme le « jeu des impossibilités » [7]. La défaite de l’âme haïtienne est consacrée dans l’exclusion de la majorité avec violence. Tout comme on devient femme en saignant, le retour d’Alexandre provoque des émotions créant autant la distance que la proximité. Des tensions familiales en résonance avec le reste de la société.

Avec son regard critique du dehors, le jury d’Abidjan a apprécié l’œuvre en lui donnant une autre visibilité, c’est-à-dire l’accession à un lectorat plus vaste. L’attraction des amants de la littérature sera encore plus forte pour cette grande dame. En félicitant Kettly Mars avec ce prix, c’est une nouvelle reconnaissance et une légitimation dans les lettres internationales. ( à suivre)

………

Économiste, écrivain


[1Dr. Legrand Bijoux, « Aspects psychiatriques du vaudou haïtien », Revue Rond-Point, No.8, juin-juillet 1963.

[2Anthony Phelps, Mon pays que voici... suivi de Les dits du fou-aux-cailloux, Honfleur (France), Oswald, 1978, p. 141.

[3Will Self, La théorie quantitative de la démence, Paris, Seuil, 2001.

[4Kettly Mars, Je suis vivant, op. cit., p. 9.

[5Ibid., p. 49.

[6Michel Foucault, Dits et Écrits, Tome III, Paris Gallimard, 1994, p. 478.

[7Ibid.