Par Claude Joseph*
Soumis à AlterPresse le 24 octobre 2015
Il est important de souligner à nouveau [1] que l’adéquation – totale ou partielle – des résultats définitifs d’une élection avec les résultats d’un sondage ne permet pas de conclure que ce dernier a été réalisé suivant les rigueurs scientifiques régissant les bonnes enquêtes statistiques. Un sondage pseudo-scientifique peut avoir un effet d’influence sur l’opinion publique en ce sens qu’il peut dessaisir les citoyens de leur volonté souveraine en orientant leurs préférences vers des candidats qu’ils n’auraient pas choisis. Tout aussi vrai est qu’une élection affichant des résultats différents des estimations d’un sondage n’est pas une indication que le sondage est un faux. Dans la mesure où l’objectif d’un sondage est de permettre aux compétiteurs et d’autres acteurs de se faire une idée des intentions de vote de la population, la stratégie de ceux qui se trouvent en de mauvaises positions consisterait à faire mentir l’enquête ; et s’ils réussissent, les résultats des élections ne reflèteront certainement pas les estimations de l’enquête. Ce serait de la bonne guerre de pouvoir contredire un sondage en utilisant des stratégies de campagnes efficaces. Cependant, la publication d’une kyrielle de sondages à moins de 10 jours des élections n’offre presque pas de possibilités aux candidats « estimés » défavorables de développer des stratégies pour de meilleurs repositionnements. Ceci dit, la publication abusive des sondages, avec des résultats les uns moins fiables que les autres, est plus une intoxication de l’opinion au lieu d’être une contribution à la modernisation de la politique en Haïti.
Quelles sont les raisons pour lesquelles le Brides n’a jamais publié les questionnaires de ses différents sondages ? En d’autres termes, pourquoi des rapports de sondages, chacun de 200 pages en moyenne, avec des cumuls de tableaux qui pouvaient intelligemment être résumés en 3 ou 4 tableaux de contingences, n’ont jamais été présentés avec leurs questionnaires ?
Dans la mesure où un questionnaire comportant des questions cadrées peut conduire certains interviewés à répondre différemment de la façon dont ils auraient répondu si les questions étaient formulées autrement, il est important que ce document soit mis à l’attention de tous pour pouvoir juger de la fiabilité des estimations. Par exemple, je viens de lire le questionnaire d’un rapport de sondage publié par une autre institution. L’une des questions se lit ainsi : « Q4_1. D’après vous, 2 du top-5 globalement retenus dans le 2ème sondage – à savoir : … - seront-ils classés parmi les premiers à l’issue des élections présidentielles du 25 octobre 2015 ? ». Je remplace les noms par des points pour éviter de contribuer à ce que j’appelle une campagne d’intoxication de l’opinion publique, cependant ce que je veux mettre en relief c’est qu’on n’a pas besoin d’être statisticien ni sociologue pour identifier ce cadrage. Certains de ceux-là qui ont collaboré à cette enquête vont être obligés de choisir deux candidats qu’ils n’auraient pas choisis si les questions étaient posées autrement. En conséquences, la proportion des intentions de vote dans l’échantillon sera un estimateur biaisé du paramètre de la population, ce qui, à coup sûr, rendra invalide toute inférence statistique.
Cette même question peut aussi être analysée plus techniquement en considérant ce qui constitue la base même de toute inférence statistique, à savoir la probabilité distribution d’une moyenne ou d’une proportion d’échantillonnage. Cette approche, un peu abstraite mais d’une extrême importance pour les méthodes de statistique inférentielle, nous dit qu’un échantillon n’est pas une entité unique, c’est à dire que quand l’échantillon est tiré aléatoirement d’une population, il constitue un parmi d’autres qui pourraient être choisis. Par exemple, d’une population de trois personnes (A, B et C), on peut tirer trois différents échantillons de taille deux (AB, AC et BC). Donc, si au hasard, l’échantillon sélectionné est AB, il ne doit pas être considéré comme l’unique échantillon de la population A, B, et C. Il est un échantillon parmi tous les autres de taille deux (n= 2) qu’on peut aléatoirement choisir de cette même population de taille N = 3. Ceci dit, on doit admettre que tous les échantillons qui peuvent possiblement être tirés d’une population ont des caractéristiques (moyenne, écart type et proportion) différentes. Ainsi, en formulant la question Q4_1 de cette façon, les statisticiens de cette institution, au cas où le cadrage ne serait pas intentionnel, supposent que l’échantillon du troisième sondage a les mêmes caractéristiques que celui du deuxième. Rien ne serait plus éloigné de la vérité qu’une telle supposition.
Cependant, quoique les caractéristiques de tous les échantillons possibles d’une même population sont différentes les unes des autres, il faut toutefois noter que les écarts entre ces caractéristiques sont en moyenne minces. En d’autres termes, si trois échantillons de grande taille sont sélectionnés d’une même population, la distance entre les moyennes ou entre les proportions de chaque échantillon ne dépassera pas 3 écart types. En effet, d’après le théorème de central-limite, la moyenne des proportions de tous les échantillons possibles d’une population sera la même que celle de la population. Ce principe est donc la base de toute inférence statistique. Ainsi, il n’est pas surprenant de voir que les deux derniers sondages du Brides, réalisés dans un intervalle de moins de 10 jours, affichent les mêmes résultats pour les quatre premières places. On se demande donc pourquoi le Brides a décidé de réaliser ce dernier sondage ?
La réponse, pour paraphraser un chercheur de Sciences Po, est que « loin des objectifs de la connaissance des opinions, et même de la prévision électorale, les sondages peuvent parfois servir à des fins d’instrumentalisation, voire de manipulation de l’opinion publique ». [2] Cet effet des sondages sur l’opinion qu’on appelle « banwagon effect » n’est certainement pas une particularité haïtienne. La solution à ce problème d’intoxication n’est pas tout ou rien. Une démocratie ne peut pas interdire les pratiques de sondages, ce serait un retour regrettable aux temps des dictatures. Toutefois, pour éviter « le viol de la foule » et de l’opinion par ces pratiques ô combien toxiques, un organe régulateur s’avère indispensable.
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* Adjunct professor of Statistics and Research methods
Fordham University and Lehman College
Contact : Cjoseph20@fordham.edu
[1] Ce point est déjà mentionné dans mon article intitulé « Sondages sur les intentions de vote de la population en âge de voter en Haïti : Une lecture technique et politique ». http://www.alterpresse.org/spip.php?article19030#.Vit6jJVB5Hs
[2] Marquis, L. (2005). Sondages d’opinion et communication politique. Centre de Recherches Politiques de Sciences Po.