En réponse au texte « Coumbitisme : Osons être différents » [1] de Marc A. Archer [2]
Par Anil Louis-Juste [3]
Soumis à AlterPresse le 6 novembre 2004
Ma réponse à l’article du Physicien Industriel, Marc A. Archer, était conçue dans un esprit de discussion, c’est-à -dire où règne l’argumentation en lieu et place des injures. Le principe de communication horizontale a motivé mon ambition de discuter des thèses du Physicien. Toujours est-il que je suis animé du même élan. Autant dire que je ne vais pas suivre mon interlocuteur sur le terrain du « babye ».
L’article-réponse de M. Archer, en dépit de sa longueur, ne renseigne pas davantage sur le coumbitisme qui a été à l’origine de la discussion. Je maintiens que cette philosophie fondée sur la solidarité, la quête de la liberté et de l’égalité, était devenue une force morale pour lutter contre l’esclavagisme dont se servait le capitalisme émergeant. Autrement dit, à l’origine, le coumbitisme est anti-capitaliste. Par la suite, avec l’appropriation privée des terres libérées dans la lutte, le coumbitisme s’est développé en un discours dominant creux pour avoir été vidé de sa substance qu’est la liberté pleine.
Alors, j’aurais bien aimé que M Archer me démontre le contraire !
Notre Physicien, en dépit de sa formation en Sciences Naturelles, donc concrètes, aime savourer l’abstraction et cultive hautement la métaphysique. Quand il prétend que je ne veux pas « rentrer en profondeur et assumer [ma] propre défaite d’homme Noir, d’Haïtien », il ne se réalise pas qu’il est demeuré figé à la superficie de la réalité. La couleur de ma peau n’indique pas ma vision du monde ; elle ne peut non plus définir, à elle seule, définir mon identité. Mon histoire de vie serait, dans ce cas, plus révélatrice ! Le Physicien a atteint le comble de la métaphysique en me rangeant à ses côtés, dans le processus de dilapidation de « tout le capital légué par nos ancêtresÂ… ». Je ne sais pas si la famille Archer descend des généraux qui s’approprient les moyens de production post-indépendance, mais, moi, je suis l’héritier du soldat-cultivateur. C’est en ce sens que l’antagonisme dont j’ai parlé dans l’article précédent, est historique et se développe encore de nos jours.
Tandis que M. Archer ironise sur l’emploi d’antagonisme, il ne se gêne pas toutefois d’écrire : « (Â…) la vraie portée du coumbitisme va être justement le dépassement de ces différences à travers la mise en place de stratégies diverses (Â…) ». Je suis en train de me demander s’il est possible de parler de dépassement en dehors de l’existence de contradictions ? Dans quelle mesure le Welfare State, tant rêvé par le Physicien, serait le traitement intégral des différences essentielles ? A propos, je dois vous dire, M. Archer, la différence représente le noyau fondamental de l’individualité, mais il est surtout question de différence non essentielle. Quand la différenciation a atteint le degré de la négation de l’autre, le processus doit être combattu, parce que tout individu doit développer librement en lui, les potentialités sociales qu’offre la société. Dans le cas de notre pays, la spéculation, l’exploitation, la domination et la discrimination empêchent aux segments majoritaires de la population d’expliciter toutes leurs capacités. Et justement, que vous le vouliez ou pas, une classe de femmes et d’hommes utilise toutes les ressources du pays à la reproduction de ses capitaux et au détriment du bien-être des masses populaires.
Le Physicien pense que la quête de justice sociale est dépassée, mais j’aurais bien aimé qu’il administre la preuve de l’inexistence d’inégalité, d’injustice et d’impunité dans la société haïtienne d’aujourd’hui. Par ailleurs, il a posé l’hypothèse que je vis « en marge des préoccupations environnementales de l’heure et des avancements qui se sont opérés en ce sens ». Pour preuve, il a insinué une quelconque ignorance de son interlocuteur à propos de l’écosocialisme (de plus en plus, l’Europe reste la dernière référence du Physicien !) Mais, le champion de la défense de l’environnement ne prend même pas soin de discuter de la question du socialisme et de se référer à la culture Ginen comme protectrice de l’environnement. De même, il n’a même pas mentionné la préoccupation de « libre individualité » dégagée du premier discours de Dessalines tenu aux Gonaïves, le 1er janvier 1804.
L’écosocialisme, c’est un courant politique qui a vraiment émergé à partir de la dégradation accélérée de l’environnement par le capital. Nous ne ressentons aucune rancœur contre les écosocialistes, mais nous pouvons seulement leur dire que leur pari de protéger l’environnement tout en régulant le métabolisme du capital, ne donne pas de résultats probants dans les pays du Sud, puisque le capital continue à dévorer les ressources naturelles et les forces de travail dans le Sud. Alors, s’agit-il de protéger son propre environnement au détriment de celui des autres ? De là , il n’y a qu’un pas vers l’égoïsme !
Par ailleurs, le socialisme n’a jamais permis le libre développement. Puisqu’il défend la promotion de l’Administration Publique et de la domination politique ; l’Etat des socialistes est un Etat qui considère comme le libéral, que la nature et l’homme doivent être au service du capital ; leur différence tient seulement au fait qu’ils veulent prolonger davantage l’exploitation et la dégradation, tandis que la rationalité économique des libéraux met en danger imminent, la possibilité de reproduire la société élitiste. C’est pourquoi d’ailleurs, les écosocialistes ne se posent jamais la question, à savoir pourquoi agresser l’environnement ; ils préfèrent « internaliser [les] coûts [des] agressions sur l’environnement ». Le principe Pollueur-Payeur n’a pas d’autre signification, M. le Physicien !
Le principe du « Pollueur-Payeur » n’interdit pas la contamination de l’environnement. Au contraire, il exprime le « droit » de polluer, et formule l’imposition à la jouissance de ce droit. En outre, l’impôt Pigou auquel il a semblé que vous faites référence, concerne une entreprise qui pollue une matière première utilisée par une autre entreprise dans la production de biens, mais il n’indique pas de valeur pour d’autres externalités, telles par exemple des déchets nocifs pour d’autres usagers qui ne sont pas des entreprises. Supposons que des individus utilisent une eau polluée par une entreprise, pour leur reproduction sociale, comment le principe Pollueur-Payeur pourrait-il avoir une quelconque efficacité ? En fait, ce principe ne met pas en question la rationalité économique qui domine la rationalité écologique proche de la préservation de la qualité de la vie ; il indique seulement un niveau de contamination « optimum ». Et, qu’est-ce qu’il propose en cas de contamination irréversible ? Le problème du cadre de vie reste entier, et je demanderais au Physicien Archer, de rechercher dans son coumbitisme, son éco-socialisme et son éco-citoyenneté, des valeurs éthiques propres à aider au dépassement de cette contradiction, à savoir la quête de profit par les entreprises capitalistes et la recherche du bien-être par des femmes et hommes d’une société capitaliste déterminée. J’en profiterais pour lui demander aussi comment « internaliser » la perte de fertilité des sols de la Plantation Dauphin, la malnutrition des enfants du Nord Ouest et de La Gonâve, la paupérisation des habitants de nos bidonvilles ? Du moins, s’agit-il d’internaliser des normes écologiques aux pratiques économiques dominantes ou de transformer ces dernières selon la finalité de restauration de la qualité de vie pour tous ?
Depuis Paulo Freire, la théorie sociale en Amérique latine a opéré un bond gigantesque : si l’on veut transformer réellement, on a le devoir de lutter contre son élitisme, puisqu’en fin de compte tout le monde doit s’engager résolument et volontairement dans le processus de transformation. En ce sens, je ne vois pas comment on doit « forcer l’engagement à la cause du pays (Â…) ». De plus, penser que cet engagement se produira avec une éducation élitiste, est plus que naturel, car M. Archer a commandé tout un chacun à le faire en compagnie des « commerçants, des industriels, des intellectuels de droite ou de gauche, réactionnaire convertis, idéologues en panne de public, vendeurs de bonnes pratiques en quête de fidèles, etc ». C’est vraiment du « bouyon mimi », n’est-ce pas vrai, cher Physicien ?
La participation est aux antipodes de la culture élitiste : tandis que celle-ci érige le naturalisme et le formalisme en normes de pensée et d’action, la participation met en question le fondement de la métaphysique élitiste ; elle nous invite à considérer les conditions matérielles et spirituelles dans lesquelles vivent les exclus de la société, à pénétrer la perception de la réalité de ces gens-là pour mieux comprendre le mode de fonctionnement de leur univers. Ainsi, elle nous enseigne à pratiquer l’écoute et la compréhension, la discussion et l’empathie, au lieu de nous prendre pour des gens supérieurs. Alors, la participation questionne les racines de l’ « infériorisation » des masses populaires (ce que n’a jamais fait l’écosocialisme !) par nos commerçants, nos industriels, nos élites intellectuelles et politiques. En fait, la participation montre le vide de la citoyenneté formelle et plaide pour une citoyenneté pleine, projet de nos ancêtres, les marrons et esclaves de St Domingue, puisqu’elle est l’expression politique de l’auto-gestion des ressources environnementales d’un pays.
La participation requiert donc de l’ouverture d’esprit, mais celle-ci ne doit pas se confondre avec une fermeture conditionnée sur la civilisation du capital. Etre ouvert, c’est observer, de manière critique, les dégâts causés par cette civilisation, et scruter les possibilités concrètes qu’elle offre pour penser les plaies et orienter désormais la vie sociale vers le bien-être de tous. L’ouverture est donc une attitude foncièrement humaine qui symbolise la quête permanente de la réalisation des femmes et hommes de la planète.
L’ouverture requiert une nouvelle compréhension des échanges entre l’homme et la nature, d’une part, entre les hommes eux-mêmes, de l’autre. L’ouverture prend en compte les interactions organiques de ces deux types d’échange dans le fonctionnement humain de l’économie, de la politique et de la culture. Ce fonctionnement organiquement humain nous paraît être finalement utopique en dehors de la socialisation de l’économie et de la politique. La démocratisation des processus économiques et politiques reste et demeure le moyen le plus approprié pour la réappropriation sociale des processus écologiques. Nos ancêtres, les marrons et esclaves de St Domingue, nous ont déjà frayé ce chemin !
En somme, oser être différent, ce n’est pas accepter l’antagonisme ; ce n’est pas vivre aux dépens de l’exploitation économique, de la discrimination culturelle et de la domination idéologico-politique. La hardiesse d’être différent participe, à mon avis, de l’attitude à écouter l’autre pour qu’ensemble nous devenions tolérants envers la quête de bonheur des masses populaires, puisqu’en réalité, personne ne peut être différent dans les nuages.
Jn Anil Louis-Juste, 5 novembre 2004