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Coumbitisme : Osons être différents

En réponse au texte « La signification du coumbitisme dans une autre politique territoriale » [1] de Anil Louis-Juste [2]

Par Marc A. Archer [3]

Soumis à AlterPresse le 2 novembre 2004

Si d’une discussion pouvait surgir la moindre vérité, on discuterait moins, disait J. Renard. Rien de plus assommant que de s’entendre, ajoutait-il, on n’a alors plus rien à se dire. De toutes façons, quoiqu’opposé à la polémique, je ne peux m’empêcher de répondre à M. Louis-Juste, vu la complexité argumentaire de son texte et les références, claires de vouloir faire la leçon. J’insiste, je n’aime pas polémiquer et j’espère ne pas avoir à rentrer dans cette dialectique qui ne profite à personne. Ma réponse à son premier article, traitait de l’utilisation de la Coumbite en tant qu’instrument de participation collective et d’intervention efficace, au-delà des différences idéologiques, économiques, sociales. Il n’a pas su le voir ainsi. Dommage. Parfois, on ne voit que ce qu’on l’on veut voir.

Dire qu’il est difficile de convaincre les couches majoritaires de la population à faire de la coumbite avec le commerçant qui, de par son objectif d’enrichissement rapide, ne fait que les étrangler par l’instauration de la vie chère c’est fausser le débat et établir de faux mythes . C’est peut-être même border la démagogie. Un commerçant, comme tout autre individu, recherche son intérêt personnel, qui, dans ce cas, se traduit par le profit. Cette recherche de profit, de la part du commerçant, ne veut pas absolument dire outrepasser les marges bénéficiaires décentes. S’ils le font, il y a complicité du pouvoir, et , de la société même. Notre obligation de citoyen, de membre d’une communauté, est de le dénoncer.

Cette vision de M. Louis-Juste me rappelle trop la tendance naturelle, chez certains Haïtiens de rechercher un coupable, un bouc émissaire. Cette stratégie est trop simpliste.

Quand je parle de Coumbitisme, et j’insiste, je vois, je pressens, que c’est le meilleur moyen d’impliquer tout Haïtien dans la démarche de construction d’un pays et non seulement comme a dit M. Louis-Juste, dans un esprit d’émancipation réelle des secteurs majoritaires de la population haïtienne. Certes, il faut absolument créer les conditions permettant l’émancipation sociale et économique de cette énorme quantité d’Haïtiens qui croupissent dans la misère et pour lesquels ni M. Louis-Juste ni moi-même n’avons encore rien fait. Soyons cohérents.

Il y a , à travers le texte de M. Louis-Juste une certaine phobie maladive à tout ce qui transpire « classe privilégiée » haïtienne. M. Louis-Juste semble oublier qu’il fait lui aussi partie de cette élite ou de ces élites qui ont trahi, qui avons trahi dois-je dire, l’idéal de 1804. Oui, M. Louis-Juste, vous et moi, faisons partie de cette élite qui vend son futur collectif en s’associant à tout ce qui peut lui rapporter un quelconque bénéfice, au détriment du peuple haïtien. Oui, M. Louis-Juste, je l’assume et j’ai mauvaise conscience. Je veux me battre corps et âme pour ne plus être comme « le commerçant qui veut étrangler le peuple par l’instauration de la vie chère », comme l’industriel qui ne produit plus et préfère se livrer au commerce, plus lucratif, comme l’importateur de produits alimentaires, à la limite de la date d’expiration, au vendeur d’échantillons de médicaments, comme l’homme politique ou le fonctionnaire d’état qui préfère vendre leur âme au commerçant ou à l’industriel. Entre-temps, le recul des différents indices est de plus en plus prononcé, la vie en Haïti est de plus en plus précaire, de plus en plus d’Haïtiens ont de moins en moins de quoi vivre.

Oui, M. Louis-Juste, je fais malheureusement partie de ces gens-là . Vous et moi faisons partie de ces élites exploiteuses, spoliatrices.

M. Louis-Juste semble éprouver un plaisir malsain à n’évoquer que la pointe de l’iceberg sans vouloir rentrer en profondeur et assumer sa propre défaite, d’homme Noir, d’Haïtien. Nous, qui, après 200 ans, prometteurs, avons dilapidé tout le capital légué par nos ancêtres et par ces hordes de soldats anonymes, d’esclaves révoltés, il nous faut de l’autocritique.

Nul ne peut ignorer la complexité des relations sociales en Haïti. Cette complexité a permis à M. Louis-Juste d’élaborer tout son discours argumentatif. Cet esprit d’antagonismes entre les couches sociales qui semble échauffer la bile à notre professeur doit justement être combattu, et, dépassé. Se complaire dans cette culture de l’entretien des tares sociales de notre société sans jamais proposer de solutions nous rend encore plus dépendants, plus esclaves qu’à la veille de 1804.

Je regrette infiniment de dire à M. Louis-Juste que la vraie portée du coumbitisme va être justement le dépassement de ces différences à travers la mise en place de stratégies diverses permettant de faciliter à tous les Haïtiens

1- L’accès :

- aux Soins Médicaux
- à€ l’Education
- à€ l’Emploi
(Mécanismes d’Insertion à l’Emploi, de Capacitation Professionnelle)

2- La généralisation des Services de Base

- Energétiques
- Eau Potable
- Autres services

Une société incapable d’offrir à ses membres la satisfaction de ces besoins est une société condamnée à être injuste, donc à créer et à pérenniser les structures d’exploitation de l’homme par l’homme, à entretenir les tares sociales héritées ou créées.

Et, l’environnement, son exploitation rationnelle, nous offre la possibilité d’apporter une solution, pour une fois, pour une dernière fois.

Nous semblons parfois vivre dans notre bulle sans prêter attention à ce qui se passe à travers le monde. Nous prenons plaisir à évoquer nos bassesses, à contempler nos misères sans vouloir participer à cette transformation personnelle et collective qui devrait être l’aboutissement logique de nos 200 ans d’existence comme nation libre.
D’autre part, M. Louis-Juste ajoute que la justice fiscale sera un moyen sûr de récolter des fonds pour la régénération de l’environnement. D’une part, elle allègera le fardeau que représente la perception de 85% d’impôts indirects sur la vie de la majorité et luttera indirectement contre la pauvreté ; de l’autre, elle fournira des ressources financières à allouer dans des politiques sociales capables d’accompagner une autre politique territoriale. Mais toujours est-il qu’il ne faut pas subordonner toute transformation sociale à sa capacité financière, sinon on sera pris dans le piège du financiarisme qui domine aujourd’hui dans le monde. A ce moment-là , la globalisation néo-libérale apparaîtra comme étant incontournable, et l’immobilisme gagnera tous les cœurs et les esprits.

M. Louis-Juste semble vivre en marge des préoccupations environnementales de l’heure et des avancements qui se sont opérés en ce sens. Des éléments référentiels concernant la gestion de l’environnement, la fiscalité environnementale, la bonne gouvernance, sont introduits de plus en plus dans les débats. L’écosocialisme se fait de plus en plus intéressant en Europe, l’éco-solidarité semble déplacer l’éducation environnementale (chose qui m’intéresse au plus haut niveau et pour laquelle j’ai mes propositions à faire, en Haïti, en Europe et ailleurs). La fiscalisation a un nom : Internalisation des coûts de nos agressions sur l’environnement et des stratégies :

- Système Pollueur-Payeur
- Minimisation des impacts produits par nos activités sur l’environnement
- Législation contraignante
- Sanctions exemplaires

Je devrais peut-être vous conseiller de regarder ailleurs qu’en Haïti et, peut-être même, participer aux débats actuels qui sont en train de se lancer en Haïti, aussi étrange que cela puisse paraître, avec les autorités environnementales de ce pays. J’entretiens avec des jeunes, à Port-au-Prince, des débats dans lesquels je sens venir cet air nouveau. Ce sont de jeunes entrepreneurs qui veulent se transformer en ECO-ENTREPRENEURS et avec lesquels nous parlons déjà d’introduction de mécanismes fiscaux dans la gestion de l’environnement en Haïti.

Et tout cela ne peut se faire sans une base consensuelle, sans l’implication et l’EDUCATION de nos élites, de nous-mêmes. Les transformations ne se font jamais sans les élites de la Communauté. Débrouillez-vous pour trouver une façon de forcer leur ENGAGEMENT à la cause du pays, qu’il soit commerçant, industriel, intellectuel de « droite ou de gauche », réactionnaire converti, idéologue en panne de public, vendeur de bonnes pratiques en quête de fidèles, etc.

Trouvez-lui un nom à cette démarche qui se veut citoyenne et prétend puiser sa justification dans nos ressources historiques. Essayez de trouver, parmi les repères culturels de l’Haïtien, une option différente de COUMBITE.

M. Louis-Juste affirme en plus que le problème de dégradation de l’environnement survient quand on ne tient pas compte des capacités de charge des écosystèmes : ceux-ci peuvent être industriels, marins, agricoles, etc.

Le concept utilisé , en ce sens, devrait être celui de capacité de sustentation. Déjà , en 1995, en Espagne, un écrivain espagnol, grand avocat, homme d’action, Jorge Riechmann, dans le livre De l’économie à l’écologie (De la economà­a a la ecologà­a, Ed. Trotta, Mayo 1995), parlant de « Capacité de sustentation » la décrivait comme la population maximale capable d’être supportée par un territoire donné, de façon indéfinie, sans que se produise une dégradation de la base des ressources pouvant produire une diminution de la population. Il utilisait ce concept pour dire que « Probablement, Haïtï, l’un des pays les plus pauvres et des plus dégradés sur la Terre, ait dépassé la capacité de sustentation pour sa population actuelle ; la solution, à court terme seulement peut dépendre d’une émigration considérable d’Haïtiens »
Je lui demandai un débat public sur cette affirmation, ses causes et les possibilités de reconduite. Il n’accepta pas. Malheureusement. C’était pour moi l’occasion d’attirer l’attention sur la dégradation en Haïti, en Europe. Déjà en 1995.

Concernant ces affirmations de M. Louis-Juste « la prise en compte des valeurs de l’environnement pour le bien-être des populations, signifie la résolution de l’antagonisme rationalité écologique/rationalité capitaliste. L’entreprise exige donc la mobilisation de ressources philosophique, économique, éthique, culturelle, politique, etc. Ce n’est pas une simple question de relation de l’individu avec l’Etat. C’est plutôt une quête collective vers la réalisation de la dialectique individu/société, c’est-à -dire la matérialisation du fonctionnement organique de l’individuel et du collectif. Aucune dynamique régulatrice ne peut réaliser un tel projet en dehors de la construction d’un homme nouveau. »

Je tiens à lui préciser que, depuis le début des années 90, il y a un fort courant écologiste qui travaille pour ce type de changement, un Changement de Paradigme dans la société globalisée pour combattre la culture du court terme, de l’individualisme, de l’agression radicale à l’environnement , de la recherche de profit rapide, de la marge bénéficiaire exorbitante.

M. Louis-Juste ajoute que Depuis 1972, des instances nationales organisent des conférences mondiales sur l’environnement. On a produit le développement soutenable ou durable, mais jusqu’à aujourd’hui, les recommandations ont demeuré lettre morte dans la civilisation du capital.

Encore une fois, M. Louis-Juste, vous dites faux car ce courant, qui s’est consolidé à partir de 1972, a permis d’énormes changements dans beaucoup de pays, surtout européens. Vous n’avez qu’à observer ce que cela a représenté au niveau de :

- La création d’emplois (Actuellement appelés des emplois verts)
- Le développement d’une nouvelle fiscalité nationale
- La création de nouveaux instruments de certification internationale (La série ISO 14000)
- La mise en place d’un nouveau cadre contraignant
- Une nouvelle perception de l’espace commun (motivé par les effets transnationaux et globaux des catastrophes écologiques)
- La consolidation des Energies Renouvelables (Solaire et Eolienne)
- L’intérêt pour les technologies propres.

Vous dites que L’égoïsme, la volonté de puissance, le néo-colonialisme et le mensonge doivent être combattus au nom de la générosité, de la solidarité, de la liberté et de la vérité.

Commençons à prêcher par l’exemple. Essayons de commencer par nous-mêmes, Haïtiens, face à notre peuple, face à nos élites, coude à coude avec nos masses populaires. Arrêtons avec cette farce. Montrons à la Communauté Internationale ce que nous pouvons faire si nous croyons qu’elle se foute de notre gueule, de notre gueule d’Haïtiens quoique nous fassions. Dans le cas contraire, M. Louis-Juste, taisons-nous et laissons-nous tuteurer en silence. Sommes-nous incapables de faire autre chose que ce que nous faisons ?

Enfin, M. Louis-Juste, ce libre développement de tous les individus dont vous parlez, ne peut se faire sans mettre à la portée de tout Haïtien de nouveaux repères, de nouvelles motivations, une nouvelle dynamique collective qui ne peut se passer du coumbitisme et de l’exercice d’une citoyenneté basée sur la valorisation environnementale.

Tous les Haïtiens ont-ils pu exercer leurs droits citoyens, sans entraves, en toute liberté, depuis 1804 ? Ont-il pu tirer un profit à cette citoyenneté ? Que peut avoir l’éco-citoyenneté de culturaliste que ne l’ait la citoyenneté tout court ? Que peut -on dire de notre devise ? N’est-ce pas de l’acculturation ?

Ouvrons donc nos fenêtres , nos esprits à de nouveaux airs, à de nouvelles expériences collectives.

Osons être enfin différents.

Soyons différents !

Port-au-Prince, le 2 Novembre 2004


[2Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

[3Physicien Industriel, Eco-concepteur, Coordonnateur du Comité de Pilotage du Conseil National de l’Environnement (CONAE)